François CUSIN

Professeur d’aménagement et urbanisme à l’université Paris-Dauphine-PSL.

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Habitat et consommation des classes moyennes : entre périurbanisation et gentrification

Les classes moyennes peuvent typiquement consommer l’espace et la ville selon deux modèles qui résultent des prix de l’immobilier et d’aspirations variées. Privilégiant le pavillon périurbain, une partie de ces ménages utilisent les grands équipements et fréquentent les grandes surfaces. Valorisant les centres-villes anciens, une autre partie des classes moyennes apprécient une vie urbaine et des pratiques commerciales qui se veulent alternatives.

À partir des années 1970, les études consacrées aux classes moyennes se sont multipliées. L’essor rapide de cette catégorie et le sentiment d’effacement des barrières de classe ont fait naître l’idée d’une « moyennisation » de la société française. Les nouvelles tendances ne suivraient plus un modèle vertical descendant selon lequel les changements de comportements s’observent d’abord au sein des élites, puis se diffusent progressivement à l’ensemble de la société tout en se transformant. Pour observer les changements, il faudrait désormais repérer les innovations sociales survenant au sein des classes moyennes. La thèse de la moyennisation renferme également l’idée d’une homogénéisation des classes moyennes susceptible de gagner ensuite le reste de la société. Le marché et les médias en seraient les principaux vecteurs. Mais les classes moyennes sont-elles aussi homogènes que cela ? Dans cet article, nous proposons de rendre compte de la très grande diversité des classes moyennes en nous intéressant aux modèles résidentiels, aux styles de vie et aux modes de consommation qui les accompagnent. Nous opposerons le modèle périurbain à celui de la gentrification des centres anciens, au sein desquels les classes moyennes jouent un rôle primordial.

Caractériser les classes moyennes

Si les classes moyennes sont numériquement importantes et si la notion parle à tous, il est plus difficile d’en déterminer précisément les contours. Il en existe une myriade de définitions. Plusieurs approches en « ni ni » les caractérisent. Catégories centrales de la distribution des revenus, elles ne sont ni riches ni pauvres. Du point de vue des entreprises, les actifs des classes moyennes ne sont ni dirigeants ni exécutants. Du point de vue général du marché du travail, les travailleurs des classes moyennes ne sont ni indépendants exerçant en haut de l’échelle des revenus ni indépendants contraints aux petits boulots mal rémunérés. Sur un plan territorial, ces ménages vivraient dans des quartiers qui ne sont ni huppés ni défavorisés. De ces quatre approches « ni ni », il peut ressortir des tableaux contrastés, mais qui permettent un panorama général (voir Julien Damon, Les classes moyennes, Que sais-je ?, PUF, 2013).

La périurbanisation comme cadre et style de vie

Le périurbain, selon la définition de l’Insee, rassemble environ 15 millions de personnes en France 1. Les classes moyennes ne sont pas les seules à avoir investi ces espaces, les classes populaires y étant elles aussi bien représentées. Mais l’histoire de la périurbanisation est indissociable des classes moyennes. Jusqu’à la fin des années 1960, l’essentiel d’entre elles résidait dans la ville compacte : dans les centres urbains et leur banlieue. La démocratisation de l’achat du logement a favorisé le développement d’un modèle résidentiel de plus en plus tourné vers la maison individuelle. À partir de la fin des années 1960, encouragés en cela par le ministère de l’Équipement, les promoteurs-constructeurs se sont orientés vers la production de lotissements de maisons standardisées, donc moins chères, et ont vanté les mérites de ces « nouveaux villages » présentés comme l’image inversée de la ville. D’autres ménages s’orienteront vers des « maisons de maçons », plus personnalisées. Si, comme le montrent les sondages d’opinion, l’achat d’une maison est plébiscité depuis l’après-guerre 2, la nouveauté du phénomène périurbain réside dans l’intensité de la force centrifuge qui a conduit nombre de familles à quitter les agglomérations au profit d’espaces à dominante rurale.

Plusieurs facteurs ont contribué à nourrir la périurbanisation. La solvabilisation des ménages en est un. Au développement du marché immobilier se sont ajoutés les dispositifs publics leur permettant de diminuer le coût de l’emprunt. On pense tout particulièrement au prêt d’accession à la propriété de la loi de 1977. La construction de nouvelles infrastructures routières et autoroutières a quant à elle rendu possible l’éloignement des villes tout en y étant bien raccordé afin de pouvoir y travailler. Mais au-delà de ces facteurs « permissifs », c’est l’attrait d’un nouveau style de vie qui a été l’élément déclencheur de la périurbanisation. S’est ainsi exprimé le souhait de laisser derrière soi les nuisances de la ville : la trop grande promiscuité, les encombrements, le bruit et l’insécurité. Il est d’ailleurs significatif qu’à partir des années 1970 les ménages des classes moyennes aient massivement quitté les grands ensembles pour acquérir une maison en banlieue périphérique ou dans le périurbain. Le périurbain a été d’autant plus adopté qu’il offre un cadre de vie axé sur la proximité avec la nature, une moindre densité et une plus grande homogénéité sociale au sein des quartiers nouvellement investis. Le faible prix du foncier a fait le reste.

Depuis ses débuts, la périurbanisation a pu être associée à la recherche de liberté de la part de ceux qui quittaient la ville. Liberté de choisir sa localisation et son voisinage (par opposition à la ville, où les choix sont très contraints par les prix de l’immobilier), liberté de se mouvoir (mais au prix de l’acquisition de deux véhicules), liberté d’aménager son espace quotidien (pratique du bricolage et du jardinage). Contrairement à l’image d’individualisme qui est généralement collée aux habitants périurbains, ceux-ci se sont souvent investis dans des associations locales, voire en politique afin de peser sur le destin de leur commune. Et l’on sait à quel point les derniers arrivés sont soucieux de préserver le cadre de vie auquel ils commencent tout juste à goûter.

D’où le développement du phénomène Nimby (not in my backyard, « pas dans mon jardin »). Mais, il faut le reconnaître, le Nimby n’est pas propre aux périurbains. En tant que néoruraux, les périurbains ont été favorablement accueillis par les élus locaux. Leur arrivée permet d’augmenter la base fiscale d’une commune ou d’une intercommunalité, de financer de nouveaux équipements, de maintenir des classes d’école dans des lieux auparavant menacés de désertification. Ils fournissent aussi de nouveaux clients aux commerces locaux. Néanmoins, leur modèle de consommation est principalement axé sur la fréquentation des grandes surfaces installées dans les banlieues périphériques ou dans les petites agglomérations qui peuplent les espaces périurbains. C’est d’ailleurs autour des zones commerciales et de ces petites agglomérations que se concentre la consommation culturelle des périurbains, plutôt que dans la grande ville. Bref, le style de vie périurbain tend à s’autonomiser par rapport à la ville tout en subissant son influence. Car, si le cadre est à dominante rurale, la consommation se tourne vers une offre largement standardisée ou dominent les grandes enseignes. Certains ont pu y voir une américanisation des modes de vie.

Les Français sont nombreux à avoir opté pour ce style de vie. Le périurbain est-il pour autant voué à poursuivre son développement ? Si l’on en croit les prises de position régulièrement adoptées par les politique, et plus encore par les urbanistes, il serait urgent de stopper la périurbanisation. L’idée de « construire la ville sur la ville », c’est-à-dire de limiter le plus possible l’artificialisation des sols et de promouvoir la ville dense, est devenue le leitmotiv des politiques urbaines. Quant aux sociologues, ils sont nombreux à contribuer à la mauvaise image du périurbain en pointant du doigt la recherche d’entre-soi de ses habitants, voire leur volonté de faire sécession d’avec la ville. Mais le mouvement de périurbanisation, n’est sans doute pas près de s’arrêter. Le style de vie périurbain, a vu au contraire son attrait se renforcer à la faveur de la crise de la Covid-19. Les Français ont fait l’expérience, avec le confinement, de la privation de liberté en ville. Le manque d’espace du logement et l’absence de jardin se sont fait cruellement sentir. Dans ce contexte, le sentiment de liberté associé au périurbain est de nature à renforcer l’effet des forces centrifuges. Est-ce que cet engouement pour la faible densité, d’ores et déjà perceptible par les agents immobiliers, sera durable ? Si c’est le cas, la question ne serait pas tant de freiner à tout prix la périurbanisation que d’accompagner son développement à travers des politiques d’aménagement qui permettraient de mieux concilier l’attrait du périurbain et la préservation des espaces ruraux.

La gentrification comme distinction

Parallèlement au mouvement de périurbanisation, une partie des classes moyennes – les « gentrifieurs » – participent au contraire au peuplement de quartiers centraux, anciens et populaires3. Les gentrifieurs sont en quelque sorte l’image inversée des périurbains, qu’il s’agisse de modèle d’habitat ou de consommation. Le processus est apparu en premier lieu dans les pays anglo-saxons. À Londres d’abord, où des quartiers populaires en déclin ont commencé à être « colonisés » par certaines fractions des classes moyennes difficilement classables. Peu fortunées, elles ne suivent ni le modèle résidentiel de la bourgeoisie ni celui des catégorisable moyennes classiques 4. Le phénomène a particulièrement été étudié aux États-Unis, où il venait contredire l’idée selon laquelle les quartiers centraux populaires étaient définitivement voués au déclin. En France, il a commencé à être observé à partir de la fin des années 1970. Le principe est le même : des ménages des classes moyennes qui n’ont pas peur de « se frotter aux classes populaires » investissent des quartiers centraux et y développent un style de vie spécifique. Mais, par rapport aux villes américaines, l’ampleur du changement qui résulte de la gentrification est à relativiser. En effet, les grandes villes françaises où l’on observe un phénomène de reconquête de quartiers anciens par les classes moyennes n’ont jamais connu un déclin comparable à celui des villes outre-Atlantique, les élites et les classes moyennes ne les ayant jamais quittées massivement.

Les pionniers de la gentrification sont généralement des membres des classes moyennes en lien avec les métiers créatifs. Il s’agit d’artistes, de professionnels du spectacle, d’architectes et d’intellectuels précaires. Pour cette population jeune, le lieu de résidence est très souvent aussi un lieu de travail. D’où l’engouement pour les lofts ou toutes les surfaces immobilières qui s’en rapprochent. Au-delà de leur appartenance à une même constellation professionnelle, ils partagent des idéaux politiques contestataires. Leur rejet d’une société de consommation et de loisirs de masse jugée aliénante les amène à refuser le modèle dominant des classes moyennes. Ils valorisent la culture (et dans les années 1960-1970 surtout la contre-culture) et sont à la recherche de lieux jugés authentiques car non standardisés. Cette « authenticité », c’est dans les quartiers populaires, parfois multiethniques, qu’ils vont la trouver. Dans des lieux chargés d’histoire et dont la qualité esthétique est liée à la présence d’un bâti ancien. En même temps, en investissant ces lieux, ils font de nécessité vertu dans la mesure où leur faible capital économique ne leur permettrait pas de se loger dans les quartiers bourgeois, ni même dans bon nombre de quartiers destinés aux classes moyennes. L’authenticité revendiquée est également celle d’un logement que l’on va restaurer, personnaliser et esthétiser à la sueur de son front. C’est enfin celle d’un « quartier-village », situé au cœur de la grande ville, avec ses petits commerçants, ses bars, ses lieux festifs, bref, sa socialisation de proximité. Lorsque la greffe de la gentrification prend, cela peut donner une allure branchée aux quartiers où coexistent encore les classes moyennes et les classes populaires.

Dans bien des cas, le processus ne s’arrête pas là. La présence des pionniers et la valorisation symbolique du quartier attire d’autres fractions des classes moyennes, moins atypiques. Certains parlent de « nouvelles classes culturelles » parce que les ménages en question occupent des professions liées à la culture et au savoir. Leur style de vie et leur modèle de consommation sont quant à eux plus distinctifs qu’alternatifs. Attirés eux aussi par la sociabilité d’un quartier à échelle humaine, ils cherchent à se distinguer du reste des classes moyennes pour se forger une identité et un statut à part. Rien n’est plus opposé au style de vie périurbain que le choix qu’ils ont fait de la centralité. Celle-ci est en phase avec un style de vie axé sur la consommation culturelle. La poursuite de la gentrification d’un quartier va de pair avec l’ouverture de magasins bio, de boutiques de créateurs et d’artisanat, de librairies et d’autres lieux culturels, ou encore de bars et de restaurants branchés. L’ancrage de la gentrification est également favorisé par l’action des politiques locales en faveur de la réhabilitation des quartiers et de leurs espaces publics. Dans certains quartiers, le processus se poursuit avec l’arrivée de fractions des classes moyennes ayant des revenus plus importants, puis de classes supérieures qui participent désormais à un phénomène d’embourgeoisement. L’offre commerciale évolue alors avec l’arrivée de grandes enseignes et la montée en gamme des commerces. Surtout, les prix de l’immobilier ayant suivi le mouvement social ascendant du quartier, les ménages issus des classes populaires tendent à se raréfier, quand ils ne disparaissent pas complètement du paysage.

Dans les processus de gentrification, la consommation joue un rôle essentiel. D’abord parce que le quartier en cours de transformation va être investi par des commerces correspondant aux différentes fractions des classes moyennes présentes. Ensuite parce qu’en bénéficiant d’une nouvelle image, valorisée notamment par les médias, les sites Internet et les réseaux sociaux, il va attirer des consommateurs venus de l’extérieur qui cherchent un nouveau quartier à la mode où sortir. Comme la périurbanisation, la gentrification n’a pas toujours bonne presse. L’effet d’éviction des classes populaires, en particulier lorsque la gentrification cède le pas à l’embourgeoisement, est particulièrement pointé du doigt. Mais il ne faut pas sous-estimer le fait qu’il n’existe pas un modèle de quartier gentrifié. Certains d’entre eux restent socialement mixtes. Et pour d’autres, la greffe de la gentrification en restera à l’étape des pionniers. Cela peut dépendre de l’emplacement du quartier, de la qualité de son bâti ou encore de la présence de logements sociaux stabilisant sur place les classes populaires. Très attachés à leur « quartier- village », à la sociabilité dont il est le support et à la proximité de l’offre culturelle, les gentrifieurs seront sans doute peu enclins à déménager pour s’éloigner de la ville post-Covid. Mais certains d’entre eux opteront peut-être pour la birésidence en faisant l’acquisition d’une maison à la campagne ou en bord de mer.

Moyennisation ne vaut pas homogénéisation

La présentation de ces deux exemples opposés n’épuise pas, bien entendu, la question des modèles résidentiels des classes moyennes et des formes de consommation qui les accompagnent. Notamment parce que les classes moyennes se répartissent en proportion équivalente dans tous les types d’espaces, à l’exception des espaces les plus favorisés et les plus défavorisés où elles sont sous-représentées. Mais chacun de ces modèles révèle la forte interaction entre la localisation résidentielle, l’adoption d’un style de vie spécifique et l’orientation de la consommation. L’opposition entre périurbains et gentrifieurs le montre bien. Cette présentation permet également de saisir la diversité des modes d’habitat et des modèles de consommation qui caractérisent les classes moyennes. Une société qui se « moyenniserait » ne serait donc pas nécessairement une société qui s’homogénéiserait.


  1. Sur le périurbain, voir François Cusin, Hugo Lefebvre, Thomas Sigaud, « La question périurbaine. Enquête sur la croissance et la diversité des espaces périphériques », Revue française de sociologie, vol. 57, no 4, 2016, pp. 641-679.
  2. À ce sujet, voir Julien Damon, « Les Français et l’habitat individuel : préférences révélées et déclarées », SociologieS, février 2017 (http://journals.openedition.org/sociologies/5886).
  3. Sur la gentrification, voir François Cusin, « La gentrification en question. Entre stratégies résidentielles des nouvelles classes moyennes et mutations socioéconomiques des villes », Espaces et sociétés, no 134, 2008, pp. 167-179.
  4. D’où la référence, par la sociologue Ruth Glass qui créé en 1963 le terme de gentrification, à l’ancienne gentry, petite noblesse non titrée qui vit de ses terres et qui occupe une place à part dans la hiérarchie sociale britannique.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-6/habitat-et-consommation-des-classes-moyennes-entre-periurbanisation-et-gentrification.html?item_id=5792
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