Jean-Laurent CASSELY

Journaliste et essayiste.

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Les diplômés, bons élèves ou cancres de l’alterconsommation ?

Les bobos mangent bio, consomment local et sont friands d’achats éthiques. C’est en tout cas l’image que se fait la société des citadins éduqués. La réalité est plus nuancée : si une élite alternative se dégage par son rôle d’avant-garde, une majorité de diplômés restent de fervents adeptes de la société de consommation. Ils sont loin de se comporter en amish.

On peut désigner par le terme d’alterconsommation un ensemble de pratiques qui consistent soit à consommer différemment soit à consommer moins. Dans son portrait-type, l’alterconsommateur modèle mangera des aliments bio et locaux acquis en circuit court et modérera sa consommation de viande. Il sera adepte de sobriété et de minimalisme, réduisant ses déplacements et ses achats de biens durables, privilégiant l’achat d’occasion, le réemploi et l’économie circulaire. Enfin, cet acheteur responsable accueillera d’un bon œil les produits estampillés « éthiques », que ces derniers répondent à des normes sociales (le maintien de l’emploi en France ou en Europe, le respect d’un revenu minimal pour les travailleurs des pays en développement), écologiques (la réduction de l’empreinte carbone des produits) ou animalistes (le bannissement des matières d’origine animale dans le processus de fabrication).

On associe souvent ces comportements alternatifs, innovants voire « rupturistes » aux catégories diplômées qui peuplent les grandes agglomérations. Des auteurs comme David Brooks, avec ses célèbres bobos, ont contribué à définir un style de vie qui concilie épanouissement personnel et préoccupations morales vis-à- vis de l’acte d’achat. Dans le cadre de deux études réalisées en partenariat avec l’Observatoire société et consommation (ObSoCo) et d’une enquête menée en collaboration avec la sociologue Monique Dagnaud, nous nous sommes intéressé à cette population spécifique 1. On peut la définir selon trois dimensions : générationnelle (cohortes nées entre le début des années 1980 et le milieu des années 1990), éducative et professionnelle (diplômés de l’enseignement supérieur long qui exercent des métiers en lien avec la nouvelle économie) et enfin géographique (des populations concentrées dans les métropoles).

L’une de nos préoccupations était de questionner le stéréotype selon lequel ces millennials urbains et diplômés seraient tous décroissants, végans et adeptes d’une consommation responsable. En version très courte, la réponse est non. Si les plus diplômés sont par exemple tendanciellement plus nombreux à réduire leur consommation de viande ou à se montrer sensibles à l’éthique dans leurs achats, cette sensibilité coexiste avec d’autres comportements moins « vertueux ». En interrogeant les intéressés sur leurs pratiques, il est possible d’affirmer qu’on trouve parmi eux à la fois les tenants d’un modèle de consommation intensif et hédoniste, tourné vers l’expérience et le recours aux services, et une frange d’alterconsommateurs qui se posent en éclaireurs moraux des modes de vie. Ces derniers sont très exposés dans les médias et dotés d’une forte influence culturelle. Cependant les « puristes » de la déconsommation sont minoritaires. Entre ces deux pôles, certaines pratiques assimilées aux consommations alternatives fortement valorisées socialement se dégagent : nous en parlerons comme de pratiques d’alterconsommation ostentatoire.

Les « nouveaux yuppies » et les adeptes de l’économie de la flemme

Un premier profil se dégage des interviews et des enquêtes réalisées. Il s’agit d’un jeune actif urbain qui se distingue moins par sa sobriété que par un mode de vie intensif en consommation de services, en particulier les plus emblématiques de l’économie des plateformes : la livraison de repas à domicile (Deliveroo, Just Eat) et le transport en VTC (Uber). Nous qualifions ce secteur d’économie de la flemme, dans la mesure où ses acteurs satisfont un besoin général de confort et de facilitation de la vie, auquel peu d’individus restent insensibles en dépit de discours condamnant les Gafa. Pour les consommateurs de ces services, le smartphone est en quelque sorte devenu l’équivalent du Caddie pour la génération de leurs parents.

Une autre spécificité se démarquait au sein de ce profil de consommateurs : l’attention à leur santé, avec à titre d’exemple le recours fréquent à l’application de notation des aliments Yuka, ou une fréquentation des enseignes bio nettement supérieure à la moyenne de leur génération et de la population dans sa globalité. Alliés à une pratique intensive des sports individuels (course à pied, sports en salle), cet attrait pour les offres de l’économie de la flemme et cet investissement dans l’alimentation de qualité et équilibrée nous ont amené à surnommer ce groupe « les nouveaux yuppies », par analogie avec les young urban professionals (jeunes cadres urbains) inventés par le marketing américain dans les années 1980-1990. Évoluant dans la finance et l’économie de l’information alors en plein boom, ces jeunes cadres dynamiques représentaient le nouveau visage de la bourgeoisie ; plus urbaine, plus mobile, plus connectée. De nos jours, ces consommateurs appartenant aux catégories supérieures se montrent en définitive plus hyperconsommateurs, pour reprendre un terme de l’économiste Philippe Moati, qu’alterconsommateurs. C’est un profil plus Naturalia qu’Amap, qui ne fait pas passer l’être mais plutôt le vivre avant l’avoir.

La classe ambitieuse et l’alterconsommation ostentatoire

Nos hyperconsommateurs boulimiques de services et d’expériences privilégient ainsi le bien-vivre (dimension hédoniste) et le bien-être (dimension sanitaire). Mais qu’en est-il du bien avec un grand B, autrement dit de la dimension éthique et morale de leur consommation ? La plupart d’entre eux sont sensibles au discours ambiant de remise en cause de la consommation effrénée. On le perçoit à travers le succès que remportent auprès de cette clientèle urbaine, éduquée et relativement aisée une génération de marques alternatives que les professionnels ont baptisé DNVB (digital native vertical brands). Si la première caractéristique de ces marques est d’être nées dans une période de banalisation du e-commerce (on parle également de marques pure player), une autre de leurs spécificités est de porter un discours critique ou à tout le moins réformiste vis-à-vis de la société de consommation. Aux yeux du consommateur de ces marques, la société de consommation traditionnelle s’est mise dans une impasse à la fois économique, politique et esthétique : elle fournit des produits de piètre qualité non durables, entretient les inégalités sociales tout en saccageant au passage la planète.

Marque emblématique de cette génération, le Slip français a mis en avant la fabrication française de ses sous-vêtements haut de gamme, tout comme l’entreprise 1083 l’a fait avec ses jeans. Les baskets Veja sont quant à elles produites avec du caoutchouc du Brésil respectant les principes de la juste rémunération des producteurs. Comme elles, une myriade de petites marques sont parvenues à « glamouriser » leur dimension éthique (Balzac Paris, Hopaal…). La marque de vêtements pour homme Faguo a quant à elle initié un boycott du Black Friday, qui a rallié plus de mille petites marques lors de l’édition 2020, essentiellement parmi les DNVB. En plus de leurs actions en faveur de l’environnement ou pour la revalorisation de filières de production locales, ces petites marques émergentes ont en commun d’être « bavardes » quant à leur engagement, dans le sens où leur positionnement alternatif vis-à-vis des majors de leur marché fait l’objet d’un parti pris éditorial fort. Il en découle que celles et ceux qui portent ces marques signalent à leur entourage leur engagement dans une consommation plus vertueuse. Appelons cet acte d’achat critique de la société de consommation l’alterconsommation ostentatoire.

La description la plus poussée de ce comportement a été proposée par la sociologue américaine Elizabeth Currid-Halkett 2. Parce qu’ils aspirent à être les meilleurs individus possible, la chercheuse parle des membres de ce groupe social comme d’une « classe ambitieuse » (aspirational class). Sa thèse est qu’à mesure que les biens matériels se sont démocratisés sous l’effet de la mondialisation, leur accumulation a perdu de son pouvoir de distinction parmi les membres des classes supérieures éduquées. Ces dernières passeraient de la possession de biens nombreux et luxueux (consommation ostentatoire) à une consommation de produits dont le coût d’accès n’est plus conditionné par le revenu mais par le niveau d’éducation et d’information requis pour en jouir. Ce n’est donc plus le prix qui fait la distinction, mais le coefficient de respectabilité sociale et de vertu inclus dans le produit – même si, incidemment, ces marques sont souvent plus chères que celles d’entrée de gamme. Il convient néanmoins de relativiser l’élan écologiste qui anime cette population de consommateurs : si l’éthique apparaît comme un horizon à atteindre, et entre en ligne de compte lors de certains achats, les jeunes consommateurs CSP + sont loin d’avoir renoncé à une fast fashion abordable et dont l’achat provoque une gratification immédiate, un peu comme une partie des mangeurs orthodoxes avouent craquer de temps à autre pour un menu Big Mac chez McDonald’s.

Vintage, authentique : le succès du marché de la nostalgie

Formé en 2018, le duo français de pop électronique Videoclub a connu un succès fulgurant avec ses chansons agrémentées de nappes généreuses de synthétiseur qui semblent sorties des années 1980. Un choix surprenant pour des musiciens âgés d’à peine 20 ans. Cette vague de nostalgie qui frappe la musique s’est par ailleurs emparée de toutes les industries culturelles. Le succès de la série Stranger Things sur Netflix a ouvert une ère de fétichisme des traits associés aux eighties. En France, deux créations ont coup sur coup joué de cette familiarité depuis la fin de l’année 2020 : la série Ovni(s) sur Canal +, dont l’action se déroule à la fin des années 1970, et 3615 Monique, située à peine plus tard, au moment des premières expérimentations autour du Minitel. Chacune de ces créations est l’occasion de convoquer les traces laissées par ces années dans la conscience collective. Le téléspectateur peut y admirer un déluge de chemisettes, de joggings et de papiers peints colorés, de walkmans et d’ordinateurs de la taille d’un buffet. Dans le même ordre d’idée, le réseau social Instagram fait subir un processus de vieillissement accéléré aux photographies numériques capturées par les smartphones dernier cri. Loin d’être cantonnée à la production symbolique, la ferveur nostalgique s’étend à de nombreux secteurs de consommation : vêtements (fripes, rééditions), ameublement (mobilier design, retour du Formica), gastronomie (avec la vogue des plats de grand-mère et de la bistronomie) et même habitat : fermes et granges retapées à la campagne, appartement doté du « charme de l’ancien » en ville, atelier ou entrepôt réinventé en loft en banlieue. Le début du millénaire regarde vers l’arrière.

Pourquoi un tel tropisme passéiste ? On associe volontiers à ce qui est ancien la propriété d’être authentique. De fait, ce vaste marché multisectoriel de la nostalgie répond à un besoin d’appartenance que la modernité technique, libérale et marchande peine à satisfaire. Paradoxe apparent : en raison de ce positionnement ambigu, le marché de la nostalgie séduit en premier lieu une clientèle jeune et éduquée, qui se meut quotidiennement et avec aisance dans la start-up nation.

Dans un contexte de crise environnementale et de déclassement économique, le futur n’a pour les membres des jeunes générations rien d’enthousiasmant. Le refuge dans le passé est alors un mouvement de réaction qui attire à lui jusqu’aux éléments les plus modernes d’une société. Le consommateur nostalgique ne considère pas nécessairement que c’était mieux avant, mais les signes du passé lui offrent un confort appréciable et rassurant dans un monde structurellement instable et inquiétant. Gardons enfin à l’esprit que le marché de la nostalgie n’offre qu’une fidélité relative à l’original, et que cette libre adaptation est une des clés de son succès. Par exemple, dans le domaine de la gastronomie, le retour à une cuisine populaire et ménagère cohabite avec une préoccupation diététique qui échappait probablement aux mangeurs de l’après-guerre. Il est donc possible de consommer le passé dans le confort du présent.

Pour aller plus loin : Jean-Laurent Cassely, No Fake. Contre-histoire de notre quête d’authenticité, Arkhê, 2019.

Une minorité d’ascètes de la déconsommation

Enfin, au-delà de nos alterconsommateurs ostentatoires, un profil plus militant et plus en rupture prend ses distances avec la norme consumériste ambiante. On peut réellement parler à son propos de déconsommation. Ces individus se recrutent également parmi les hauts diplômés. Ainsi de cet ingénieur jusque-là en poste dans une grande entreprise française, qui décide d’entreprendre un tour d’Amérique du Sud à vélo avec sa compagne, et nous confie que ce long périple cycliste mais aussi intérieur a eu comme conséquence de l’éloigner de l’hédonisme de son milieu. Ces individus bien insérés socialement peuvent tendre vers une forme d’ascétisme au quotidien, même si les dépenses liées à la qualité de vie, qu’il s’agisse du logement ou de l’éducation des enfants, relativisent quelque peu cette sobriété.

On jugera du paradoxe : alors que, dans son ensemble, la population s’accroche, par temps de crise et de stagnation du pouvoir d’achat, à son statut de consommateur, une minorité éclairée qui disposerait de marges de manœuvre pour conserver son rang dans la société de consommation s’en détourne ostensiblement. Au sein du groupe diplômé, les déconsommateurs sont néanmoins une minorité qui joue le rôle de boussole morale vis-à-vis du reste des troupes, un peu comme dans les courants religieux les pratiquants les plus orthodoxes sont admirés par les fidèles dont l’observance des règles est plus relâchée, et qui forment la majorité de la population de croyants. L’essentiel n’est d’ailleurs pas tant de comptabiliser ces ascètes de la consommation que d’évaluer la part des consommateurs qui seraient prêts à moduler leurs comportements et à introduire une dose d’éthique dans leurs dépenses.


  1. Jean-Laurent Cassely et Monique Dagnaud, Génération surdiplômée. Les 20 % % qui transforment la France, Odile Jacob, 2021. Et les rapports de l’ObSoCo « les Jeunes urbains créatifs. Contre-culture ou futur de la consommation » (2018), « les Petites Marques alternatives. Les clés de leur succès pour inspirer votre stratégie » (2020).
  2. Elizabeth Currid-Halkett, The Sum of Small Things. A Theory of the Aspirational Class, Princeton University Press, 2017.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-6/les-diplomes-bons-eleves-ou-cancres-de-l-alterconsommation.html?item_id=5788
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