Bullshit jobs : quand la démotivation des cadres menace le futur de l'entreprise
En s'en prenant aux « métiers à la con », l'anthropologue américain David Graeber souligne le sentiment d'inutilité qui touche une partie des travailleurs qualifiés. Conscientes de l'ampleur de la crise existentielle qui touche les jeunes diplômés, les entreprises hésitent sur la réponse à apporter à leurs nouvelles aspirations.
Au cœur de l'été 2013, une saison durant laquelle les producteurs d'idées profitent traditionnellement d'un congé annuel bien mérité, l'anthropologue David Graeber a lâché une bombe dans la revue britannique radicale Strike! Publié en accès libre sur le site du magazine pour attirer l'attention de lecteurs potentiels, l'article intitulé « À propos du phénomène des bullshit jobs » est rapidement devenu viral. Il a, selon l'expression consacrée, cassé Internet. Dans les jours qui suivaient sa mise en ligne, des internautes l'avaient déjà traduit en français et il fut rapidement disponible dans la plupart des langues parlées dans le monde des open spaces.
Que contenait cette « diatribe à propos du travail », selon son sous-titre original, pour connaître un tel retentissement ? Dans son texte, l'anthropologue par ailleurs activiste - il fut l'un des leaders du mouvement de protestation Occupy Wall Street à New York en 2011 - décrit un monde du travail dominé par des métiers que ceux qui les exercent jugent absurdes : « Des troupes entières de gens, en Europe et en Amérique du Nord particulièrement, passent leur vie professionnelle à effectuer des tâches qu'ils savent sans réelle utilité. »
Exercez-vous un métier à la con ?
L'expression bullshit jobs - que l'on peut traduire par « métiers à la con » ou « métiers stupides » - a connu depuis un grand succès, devenant un raccourci pour désigner le vague à l'âme d'une classe de travailleurs moralement épuisés. S'il existe des bullshit jobs d'en haut et d'en bas, du lobbyiste spécialisé à l'opérateur de plateau de télémarketing, la diatribe de l'anthropologue vise essentiellement des métiers qui exigent d'importantes qualifications et sont réservés aux titulaires de diplômes plus ou moins prestigieux de l'enseignement supérieur : « Nous avons pu observer le gonflement […] du secteur administratif, constate l'auteur dans son article, incluant la création d'activités totalement nouvelles comme les services financiers, le télémarketing ou la croissance sans précédent de secteurs comme le droit des affaires, les administrations universitaire et de santé, les ressources humaines et les relations publiques. »
On reconnaît les titulaires de ces bullshit jobs au fait que leurs intitulés, souvent à rallonge, sont rédigés en anglais et permettent rarement d'identifier leur nature en un clin d'oeil. Mais les titres de poste ronflants ne sont plus l'apanage des travailleurs qualifiés (pensons aux techniciennes de surface). Comment savoir alors si on exerce soi-même l'un de ces métiers absurdes ? On peut proposer une méthode non scientifique mais ludique de dépistage qui repose sur la réponse apportée à deux questions. Première question : êtes-vous capable d'expliquer la nature de votre travail à votre grand-mère ou à vos enfants ? Un analyste big data, un consultant en organisation ou un chef de projet en marketing digital éprouveront le plus grand mal à raconter non seulement le contenu de leurs tâches mais également le résultat tangible de leur activité, ainsi que la manière dont leur contribution s'insère dans la complexe chaîne de valeur de l'économie mondiale.
Si des doutes subsistent sur la nature de votre emploi, vous pouvez passer à la deuxième question du test, généralement la plus dévastatrice sur le plan de l'ego professionnel : que se passerait-il si tous ceux qui exercent le même métier que vous se mettaient en grève ou tombaient malades durant un mois ? « Pensez ce que vous voulez des infirmières, des éboueurs et des mécaniciens, mais il va de soi que s'ils venaient à tous disparaître dans un nuage de fumée, les conséquences en seraient immédiates et catastrophiques », note David Graeber. L'universitaire souligne avec ironie que le fait que les grèves des conducteurs de train ou de métro aient pour conséquence de paralyser une ville ou un pays est précisément l'indice de l'utilité de leur métier. Qui imagine, en revanche, que la bonne marche de la civilisation serait mise en péril par une grève massive de community managers ou d'assistants chefs de produit ?
La « pop culture de bureau », révélatrice d'un profond malaise
Pourquoi les bullshit jobs se sont-ils multipliés dans l'économie contemporaine ? David Graeber propose une esquisse de théorie. Sans qu'il existe un quelconque complot mondial contribuant à créer ces emplois de toutes pièces, le capitalisme, selon lui, maintient artificiellement des fonctions qui ne répondent à aucune utilité concrète pour l'économie afin d'éviter que leurs détenteurs ne soient libérés du fardeau du travail et ne deviennent oisifs, avec tous les dangers politiques qu'une telle situation favorise. Cette interprétation n'est pas la plus satisfaisante, mais ce qui compte est moins sa pertinence que le formidable succès de l'article de David Graeber. En prenant un peu de recul, on peut analyser son audience phénoménale comme un révélateur du sentiment de déclassement et de relégation symbolique de plus en plus répandu parmi les membres des catégories socioprofessionnelles dites supérieures.
L'article sur les bullshit jobs marque l'apogée d'un courant culturel de critique des conditions de travail des travailleurs qualifiés de l'économie de la connaissance. Au tournant des années 1990-2000, la place de plus en plus visible d'une nouvelle économie de services, largement dématérialisée, s'accompagne d'une critique des conditions dans lesquelles travaillent ses producteurs, pourtant jusque-là considérés comme des privilégiés. Cette pop culture de bureau se décline en essais, bandes dessinées, pamphlets, films, sketchs ou séries télévisées. La série humoristique « Message à caractère informatif », dont les épisodes ont été diffusés sur Canal + entre 1998 et 2000 dans l'émission « Nulle part ailleurs », est emblématique de cette mouvance. Les courtes pastilles consistent en des détournements d'authentiques films d'entreprise, généralement à vocation interne, tournés dans les années 1970-1980. Le doublage des auteurs se moque du jargon managérial qui émerge dans ces années de globalisation économique. Les « forces vives » d'une entreprise fictive, la Cogip, sont ironiquement présentées comme des winners qui rêvent de gagner des parts de marché pour devenir number one. Cet humour de bureau connaît également un grand succès dans le monde anglo-saxon. L'open space et son unité individuelle, le cubicle, ou bureau à cloisons, serviront de décor aux malheurs d'une classe de salariés dépressifs et démotivés, comme dans la bande dessinée américaine Dilbert ou la série télévisée britannique The Office.
Les années 2000 verront également l'apparition d'un rayon de librairie composé de succès éditoriaux qui prennent pour cible l'entreprise de cadres et son univers à la fois impitoyable (vagues de licenciements, rationalisation) et de plus en plus irréel (dématérialisation, jargon corporate). En puisant son inspiration de son expérience à la direction d'EDF, l'essayiste Corinne Maier publie, en 2004, Bonjour paresse1, un pamphlet dans lequel elle se moque de la culture d'entreprise et donne des conseils pour simuler le travail dans les grandes structures, publiques comme privées. Le succès est massif : plus de 200 000 exemplaires vendus en France et de nombreuses traductions à l'étranger. Quatre ans plus tard, c'est au tour de l'univers des grandes entreprises de conseil d'être pris pour cible : L'open space m'a tuer, d'Alexandre des Isnards et Thomas Zuber, s'appuie sur l'expérience vécue des auteurs, tous deux consultants, ainsi que sur de nombreux témoignages2. Le livre popularise le thème de la souffrance du consultant junior, dernier maillon des nouvelles chaînes de montage cognitif que sont les cabinets d'audit et de conseil, les agences de communication et de publicité, les sociétés de service en informatique sans oublier les start-up du Web. Au programme : team building, nouveau management et, encore et toujours, open space. Cet aménagement de bureaux en plan ouvert, marginal dans l'imaginaire des trente glorieuses, s'est progressivement imposé comme la métonymie des bullshit jobs et du déclassement des cadres. Sur la couverture de l'édition originale de l'essai, la mention « L'open space m'a tuer » est inscrite en couleur sang sur une paroi de bureau à cloisons…
La fuite des open spaces n'a pas eu lieu
À l'orée des années 2010, les signaux culturels de la fatigue des travailleurs de la connaissance, passés d'avant-garde de la mondialisation à tâcherons de la suite Office, se multiplient. Car, selon la belle formule de l'essayiste Matthew B. Crawford, auteur d'un bel Éloge du carburateur qui a beaucoup fait parler de lui, « manipuler des abstractions n'est pas la même chose que penser »3. Nouvelles victimes du taylorisme, les métiers de cols blancs subissent le même processus de dégradation et de mécanisation expérimenté par les ouvriers de la logistique, les caissières de supermarché ou les employés de centres d'appel dans les décennies précédentes. Quelques mois avant la publication de l'article de David Graeber, deux autres universitaires influents dans le monde anglo-saxon, Barbara et John Ehrenreich, avaient annoncé la mort du groupe social qu'ils avaient définis dans les années 1970, la professional-managerial class4, PMC pour les intimes, qui correspond grosso modo à la catégorie socioprofessionnelle des CSP + de l'Insee. Trente années de réformes du marché du travail et de réorganisation de ses méthodes ont essoré l'élite managériale et technique qui occupait traditionnellement une position de classe pivot entre le patronat et les actionnaires, d'une part, et les exécutants, ouvriers et employés, d'autre part.
Malgré ce très épais dossier, qui témoigne de la crise systématique du monde du travail qualifié, le sociologue Denis Monneuse, spécialiste des questions de santé au travail et de diversité, montre dans son étude approfondie des parcours de cadres que la révolte, si elle existe, est le fait d'une minorité rebelle5. Quant à l'exit pur et simple, la sortie du système qui prendra par exemple la forme d'une reconversion professionnelle, son effet de contagion est limité, note le spécialiste. La majorité silencieuse, quant à elle, reste et subit. Les manifestations spectaculaires du ras-le-bol des bullshit jobs et de la fuite des open spaces masquent donc une dégradation plus souterraine et plus massive, mais également plus silencieuse, du rapport au travail de la population touchée. Pour employer une expression de l'éditorialiste Éric Le Boucher, le capitalisme a commencé à faire face à « une baisse tendancielle du taux de motivation » de ses producteurs salariés6. Or, depuis qu'il existe une littérature académique et professionnelle consacrée à la vie de bureau, nous savons que le travailleur du savoir ne se manage pas à coups de baguette. Son engagement intellectuel, émotionnel, créatif est nécessaire, dans toutes ces dimensions, à sa productivité. Et cet engagement ne peut être obtenu sur commande. Comment dans ces conditions redonner à ceux qui restent - et qui constituent la majorité - l'envie d'avoir envie ?
Demain, des entreprises sans bullshit jobs ?
À cette question lancinante, le capitalisme a peut-être trouvé une réponse paradoxale. Comme David Graeber observait dans son article le gonflement de nouveaux secteurs professionnels pour répondre aux exigences de la division du travail et de la mondialisation, on assiste depuis quelques années à l'émergence de nouvelles entreprises, de nouveaux services, de nouveaux experts qui prennent en charge la crise des bullshit jobs. La gamme de leurs interventions est très large : changement de gouvernance, mise à plat des process de travail, réagencement des bureaux, séances de méditation, sans oublier la désormais traditionnelle table de ping-pong installée dans l'espace détente de l'entreprise. En clair, et très ironiquement, la crise des bullshit jobs a généré sa propre économie. Dans le jargon des start-up, on parle de happy tech pour désigner ces nouvelles activités qui proposent des solutions de bien-être au travail.
Cette soudaine émergence soulève deux interrogations. Premièrement, cette industrie naissante tiendra-t-elle ses promesses ? Plus fondamentalement, peut-on réellement régler la question des bullshit jobs à environnement constant, c'est-à-dire sans changer profondément l'approche du travail, comme le « solutionnisme » a tendance à nous le faire croire ? Le même « solutionnisme », cette croyance selon laquelle les avancées techniques futures viendront à bout de problèmes eux-mêmes engendrés par la technique, conduit à adhérer sans réserve à l'hypothèse du remplacement des travailleurs par de l'intelligence artificielle, des algorithmes ou des logiciels. Or, si le numérique a bel et bien un impact sur les emplois, l'immense complexité de la société de réseaux fait naître chaque jour de nouveaux besoins, de nouveaux métiers, de nouvelles exigences d'interconnexion de l'ensemble. L'hypothèse selon laquelle nous croiserons de notre vivant le dernier travailleur d'open space n'est donc pour le moment qu'une fable économique.
Ni la science managériale ni le progrès technique n'écrivent un futur sans bullshit jobs. Il est naïf d'imaginer qu'en donnant la primauté à l'usager de la société de services on puisse garantir à son producteur l'assurance que le travail sera autre chose qu'un assujettissement à ce projet de société. Cette dichotomie a été finement analysée par le chercheur en management Pierre-Yves Gomez, qui soutient qu'on a opposé une cité du consommateur à une cité du travailleur, au détriment de ce dernier7.
Le développement de la société des consommateurs, la spécialisation des tâches, les nouvelles attentes de confort, de bien-être, d'expérience et d'épanouissement, tout indique que notre futur professionnel impliquera davantage de bullshit jobs, et non l'inverse. Plutôt que de s'échiner à les faire disparaître, ne devrait-on pas poser la question en ces termes : qu'est-on vraiment prêt à sacrifier pour vivre une vie libérée non pas du travail, mais d'un travail jugé absolument inutile ? l
- Corine Maier, Bonjour paresse. De l'art et de la nécessité d'en faire le moins possible en entreprise, Michalon, 2004.
- Alexandre des Isnards et Thomas Zuber, L'open space m'a tuer, Hachette, 2008.
- Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur, La Découverte, 2010.
- Barbara et John Ehrenreich, « The Real Story Behind the Crash and Burn of America’s Managerial Class », Alternet, février 2013.
- Denis Monneuse, Le silence des cadres. Enquête sur un malaise, Vuibert, 2014.
- Éric Le Boucher, Économiquement incorrect, Grasset, 2005.
- Pierre-Yves Gomez, Intelligence du travail, Desclée de Brouwer, 2016.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2018-7/bullshit-jobs-quand-la-demotivation-des-cadres-menace-le-futur-de-l-entreprise.html?item_id=3664
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