Philippe DEWOST

Directeur de Leonard, plateforme de prospective et d'innovation de Vinci.

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Construire l'après-révolution numérique

La révolution numérique est passée. Moins directement exposé que les industries de volume en prise avec « la multitude », le secteur de la construction a-t-il pleinement pris la mesure de ses conséquences ? Ce grand défi oblige à réinventer nos métiers et nos pratiques. C'est en anticipant les opportunités et en prenant des risques calculés que le secteur de la construction sera en mesure d'opérer une transformation choisie plutôt que subie.

Une révolution numérique finie,sans avoir été pleinement intégrée

Dans une majorité de pays, tous secteurs confondus, il est désormais clair que la révolution numérique a déjà eu lieu. Pourtant, tout se passe comme si nous ne nous en étions pas pleinement aperçus ou, pour être plus précis, comme si nous avions échoué à prendre la vraie mesure de tous ses effets.

Ce n'est au fond pas si surprenant la révolution numérique nous dépasse anthropologiquement. Son ampleur incommensurable, sa vitesse de propagation phénoménale et croissante, et ses effets intangibles - quoi de plus immatériel que le logiciel ou la donnée ! - défient la compréhension individuelle, l'appréhension collective et, partant, l'intégration par le politique.

Au cas d'espèce de notre pays, ajoutons une dose d'incrédulité gauloise à l'endroit de l'informatique (en anglais computer sciences), toujours pas reconnue comme une science par nos élites et grandes écoles, ni comme une source de création de valeur par nos entreprises. L'IT (information technology, les technologies de l'information et de la communication en français) y est tout juste un mal nécessaire, au mieux un centre de coûts, au pire une activité support à externaliser. Combien de directeurs des systèmes d'information (DSI) ou chief technology officers (CTO) figurent-ils au comité exécutif de nos grands groupes industriels ?

Le secteur du bâtiment n'est pas épargné !

Que dire alors du secteur de la construction, dans lequel une transformation radicale des modèles d'affaires par les technologies numériques semble tout bonnement théorique sinon contre-intuitive ? Le numérique est par essence affaire de « scalabilité », c'est-à-dire de réplication et de déploiement à grande échelle, et ce à coût marginal décroissant voire quasi nul. Or, chaque ouvrage, chaque bâtiment, chaque aéroport, chaque route est en soi un prototype de lui-même ! Si le geste parfois se répète, l'art est singulier et l'œuvre proprement unique.

Pourtant, le logiciel continue de « dévorer » le monde et de bousculer les positions établies, y compris dans le secteur du bâtiment et de l'infrastructure, qui ne font pas exception. Le schéma n'est pas si inédit, qui commence par l'aval de la chaîne de valeur, c'est-à-dire l'exploitation et la maintenance, pour tenter ensuite de remonter celle-ci vers l'amont, en faisant levier sur l'exploitation des flux de données issues des opérations. Le secteur court de ce fait un risque majeur : celui de ne pas saisir à temps les enjeux et modalités de ce point de bascule, qui se produit à la lumière d'une double épiphanie, celle des révolutions énergétique et numérique.

Or, tout risque est opportunité. Renversons donc la perspective !

Le défi de construire à l'heure du logiciel

La révolution numérique est un changement de paradigme, qui enveloppe le concret d'immatériel, au point de rendre ce concret comme invisible, et de l'escamoter. Ce « déplacement de perspective » est lourd d'implications pour les constructeurs, dont la stratégie consiste désormais à intégrer dans leur modèle opératoire, par le truchement de partenariats ou d'acquisitions, les technologies innovantes et les logiciels qui font défaut à leur expertise historique. Et un tel « déplacement de perspective » s'avère totalement déroutant…

La révolution numérique nous dépasse, car elle repose notamment sur la combinaison d'une loi exponentielle et d'une loi de puissance qui, toutes deux, bousculent nos capacités profondément linéaires d'envisager l'avenir. Si la « loi » de Moore prédit depuis 1965 que la puissance de calcul double tous les dix-huit mois à paramètres constants, la loi de Metcalfe1 énonce que la valeur d'un réseau croît en raison du carré de ses noeuds. Illustration : le premier téléphone était totalement inutile, le second nettement moins, rendant d'ailleurs tout autant utile le premier. Ces principes, appliqués aux objets, ont permis « l'Internet des objets » (IoT). Dans un monde où tout et tous sont devenus capteurs, la capacité de calcul devient phénoménale et distribuée, comme les flux de données, que celles-ci viennent des utilisateurs individuels, des foyers, des machines, des usines (la fameuse industrie 4.0), et même des chantiers, des engins et des infrastructures. La donnée devient centrale, et parfois éclipse l'avantage concurrentiel initial dans certaines industries.

L'exemple du secteur automobile

Examinons le cas du secteur automobile. Dans la course au véhicule autonome, où le kilomètre parcouru devient un intrant fondamental, maîtriser et opérer soi-même le logiciel et le système d'exploitation du véhicule est fondamental. Ce qui était accessoire (souvenez-vous, le logiciel est une source de coût, un mal nécessaire) et donc sous-traité (re)devient central. Mais entre-temps, les équipementiers sont devenus considérablement plus numériques que leurs clients. Réciproquement, que pèse désormais ce savoir-faire unique, cette noble chasse gardée que constituent la fabrication de moteurs thermiques et l'assemblage de leurs centaines de pièces - ce qui différencia longtemps les « vrais » constructeurs automobiles des vulgaires assembleurs de châssis - dès lors que ce moteur thermique est en passe de se voir remplacé par le moteur électrique, substantiellement plus simple à produire et à entretenir ?

Certes, l'industrie automobile actuelle peut se prévaloir, à raison, de maîtriser les processus industriels de la (très) grande série, ce qui n'est pas (toujours ou encore ?) à la portée du premier néoconstructeur venu. Il n'empêche que le software est désormais invité permanent à la table du festin, et se prépare à dévorer d'autres fonctions d'usage du véhicule (pensez à CarPlay ou Android Auto, qui ont déplacé en quelques années à peine le marché de l'entertainment à bord).

Nos données ont de la valeur !

Ce changement de modèle repérable dans l'automobile concerne aussi les entreprises du secteur de la construction. Elles sont aujourd'hui mises au défi de s'adapter. Elles doivent prendre la mesure des données générées par leurs activités, et tout d'abord en identifier la valeur.

On entend ici ou là que la donnée est le pétrole du XXIe siècle. Cette richesse peut-elle également irriguer les secteurs de la construction et de l'exploitation des bâtiments et des infrastructures ?

Tandis que le débat autour des données personnelles fait actuellement rage, la question des données industrielles s'aborde différemment.

Considérons les deux grandes familles de données que sont, d'une part, les données publiques, disponibles en open data (qu'elles soient produites par l'État ou les collectivités), d'autre part, les données produites par les acteurs économiques dans leurs secteurs d'activité respectifs.

Les premières sont en (quasi) libre accès. La valeur des applications qui en sont faites découle de la puissance du calcul, de l'élégance des interfaces, du génie des interfaces de programmation (API). Les géants du numérique ont ici une avance désormais irrattrapable. Tout juste la régulation parviendra-t-elle peut-être à limiter les abus et contenir les excès quoiqu'il en soit, ite, missa est.

Pour les données industrielles, c'est une tout autre histoire. Elle dépend largement de la nature des contrats entre producteurs de données et utilisateurs des services. Plus la donnée est propre à la machine ou au process, plus elle est complexe à capter et à traiter par un tiers. Et le producteur est en théorie le mieux placé pour la valoriser. Le pétrole brut est à ses pieds, pour peu qu'il sache le raffiner in situ.

La perspective du groupe Vinci

Vinci dispose d'atouts uniques en la matière : deux « champs de pétrole » de natures très différentes, celui de la construction et celui des concessions, ainsi qu'une capacité potentielle de « raffinage » en propre apportée par l'expertise et l'expérience de sa division Vinci Énergies.

Le secteur des concessions, par exemple, produit chaque jour des flux de données mesurant l'activité des passagers d'aéroports ou des véhicules sur autoroutes. Ce sont des ressources inestimables à exploiter en vue de réinventer de bout en bout l'expérience du voyageur. De plus, sur les autoroutes, la sécurité et la maintenance des infrastructures ont tout à gagner de l'analyse intelligente des flux de données dès leur production.

Dans le secteur de la construction, on parle plus de constitution de stocks de données. Avoir posé des fondations dans la plupart des pays du monde procure une bonne connaissance des sols. L'observation par satellite ou caméras permet de mesurer et suivre les déformations des villes et des infrastructures. Le sous-sol constitue cependant un des gisements de données exclusives les plus intéressants. Chaque tunnelier est désormais un data center équipé de roues de coupe. Ils sont dotés de capteurs permettant d'analyser en temps réel les caractéristiques de la roche creusée et du sol foré, qui seront comparées aux mesures environnantes, voire précédentes.

Toutes ces données que les acteurs du secteur sont en mesure de collecter (sismiques, géologiques, etc.) ont une valeur latente significative. Elles permettent d'imaginer, dès aujourd'hui, une autre façon de construire et de développer les espaces de vie. En croisant et en analysant les données collectées au-dessus et en dessous, c'est une construction plus durable qu'il est désormais permis d'envisager.

C'est une richesse importante que nous avons entre les mains, pour peu que nous sachions l'exploiter intelligemment, à la fois pour en tirer du sens, mais également en vue d'en faire un levier de transformation des activités, des usages et des métiers.

« Faire chanter les données »

Des centaines de nouveaux usages et de nouveaux business restent à inventer pour les acteurs du secteur. Les opportunités sont nombreuses et certaines sont déjà clairement identifiées. Pour les autres, il convient de faire « chanter les données ».

En janvier 2018, l'entreprise américaine Katerra a annoncé avoir clos une levée de fonds à hauteur de 867 millions de dollars. Née il y a seulement trois ans, l'entreprise promet de révolutionner le secteur de la construction avec une approche industrielle de la construction, directement importée de la Silicon Valley2 et fondée sur la maquette numérique (building information modeling, BIM). Certes, la modélisation des données ne peut pas convenir à tous les projets, car elle ne résout pas la question du « comment construire ? ». En revanche, elle ouvre la voie à une innovation prometteuse : la construction modulaire.

Dans la Silicon Valley encore, où les prix de l'immobilier flambent, Alphabet met déjà à disposition de ses employés des logements modulaires, à prix abordables. Amazon, de son côté, propose à ses clients d'acheter et de se faire livrer une maison préfabriquée directement depuis la plateforme. À terme, ces grandes entreprises pourraient même imaginer la construction de bâtiments modulaires intelligents, fonctionnant à partir de logiciels propriétaires ! La séparation nette entre le design (génératif), la matière première (impression 3D) et le geste de construire n'est sans doute pas pour tout de suite. Mais les barbares s'amassent au pied de la forteresse…

Outre ces potentiels nouveaux compétiteurs, le déploiement du BIM tout au long du cycle de vie du bâtiment met le secteur à l'épreuve. Il annonce un possible rapprochement des métiers de constructeur et de mainteneur, et pose la question de la réorganisation de la supply chain et de la valorisation des données. Le déploiement de la maquette numérique, issue des phases de conception et d'exécution, progresse, et les gestionnaires de bâti imaginent désormais des applications permettant l'optimisation de la gestion opérationnelle tout au long du cycle de vie du bâtiment (BIM-FM) : identifier et réparer une panne, entretenir les réseaux, gérer le chauffage et la climatisation, repenser l'occupation des espaces en réalité augmentée. Soit autant de nouvelles pistes à explorer et à articuler entre toutes les parties prenantes.

Que penser dans pareil contexte de l'intelligence artificielle ?

Les avancées spectaculaires de l'IA invitent d'ores et déjà à repenser nos techniques, nos métiers et nos modes de collaboration. Cette technologie rebat même les cartes de l'organisation et des savoirs de l'organisation. Les possibilités de collecte et le partage numérique des savoirs implicites des compagnons ouvrent la voie à une optimisation de l'accès et de la mise à jour des compétences sur les chantiers.

De nouveau, l'IA se nourrit des données. Et c'est l'accès à des données rares et uniques qui permet de faire la différence. Encore faut-il renoncer à la facilité d'une valorisation immédiate et envisager une mise à disposition « sous conditions » (et, partant, sous monitoring) via une plateforme et des API, à l'instar de ce qu'opère par exemple Google Maps.

Il importe de prendre conscience de nos forces et de la vraie valeur de nos activités. Car le risque de voir un nouvel acteur venu de la conception numérique et de l'industrie 4.0 développer de nouvelles techniques révolutionnaires de construction est bien réel. Certains acteurs du logiciel sont déjà aux portes des bastions de la construction. Alors que la révolution numérique vient aussi accélérer les cycles de l'innovation, nous devons encourager l'hybridation et la transversalité au service de la prospective et de la transformation du secteur.

Inspiration et fertilisation croisées

Revenons un instant sur les atouts uniques du groupe Vinci en la matière : les « champs de pétrole » respectifs de la construction et des concessions, et l'exceptionnelle capacité de « raffinage en propre » apportée par Vinci Énergies.

De tels atouts pourront se matérialiser et constituer un avantage compétitif dans la bataille des données et de l'intelligence artificielle par un surcroît de coopération entre les différentes entités constituant le groupe. Or, une telle coopération nécessite de la liberté d'initiative, de la transversalité entre métiers et de la générosité dans la mise à disposition de moyens et de méthodologie.

Ajoutez-y une forte dose d'exigence et une pincée d'ouverture, et vous retrouvez tout le sens de la mission confiée par le comité exécutif de Vinci à Leonard (https://leonard.vinci.com/), la plateforme de prospective et d'innovation du groupe née en 2017, ouverte pour l'inspiration de tous nos métiers et la fertilisation croisée de nos projets avec des innovateurs de tous horizons. l

  1. Bob Metcalfe est l'inventeur du protocole Ethernet et du format de câble réseau du même nom. Il s'étonne encore que ceux-ci aient « encaissé » une montée en débit aussi phénoménale sans avoir substantiellement changé.
  2. Robert Nieminen, « Katerra Promises to Transform the Construction Industry Without Sacrificing Design », The Archictects Newspaper, 29 mars 2018 (https://archpapercom/2018/03/katerra-challenges-construction-paradigm-through-technology-supply-chain-innovations/).
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2018-7/construire-l-apres-revolution-numerique.html?item_id=3662
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