Pierre VICTORIA

Animateur du groupe de travail « l'entreprise de demain »à la Fondation Jean-Jaurès.

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L'entreprise que nous voulons...

Les entreprises ne sauraient se limiter à l'unique intérêt de leurs associés. Comme il s'agit de leur performance globale et de leur durabilité, les entreprises doivent étendre leurs responsabilités et s'ouvrir aux parties prenantes. Voici les propositions de la Fondation Jean-Jaurès pour des « entreprises engagées ».

« Je souhaite que l'année prochaine, on ouvre une vraie discussion sur ce qu'est l'entreprise. L'entreprise ça ne peut pas être simplement un rassemblement des actionnaires. Le Code civil la définit comme ça. L'entreprise, c'est un lieu où des femmes et des hommes se sont engagés, certains mettent du capital, d'autres du travail. » Emmanuel Macron, TF1, 18 octobre 2017.

En s'exprimant ainsi sur TF1 le 18 octobre 2017, le président Macron affirmait sa volonté de réformer l'entreprise, à la fois en termes juridiques et de gouvernance. Une ambition qui ne lui est pas nouvelle. Ministre de l'économie, il avait proposé dans le projet de loi sur la croissance et l'activité de 2015 de rajouter un alinéa à l'article 1833 du Code civil stipulant que la société devait « être gérée au mieux de son intérêt supérieur, dans le respect de l'intérêt général économique, social et environnemental ».

De quoi s'agit-t-il ? De mettre fin à cette désuétude du droit français qui ne connaît que la société, et non l'entreprise, constituée au profit de l'intérêt exclusif des associés sans référence aux salariés ni aux autres parties prenantes (territoires, clients, consommateurs, etc.).

Étendre les responsabilités sociales et environnementales

Il s'agit d'une situation juridique particulièrement anachronique au moment où dans tous les pays développés de nouveaux statuts juridiques sont proposés aux entreprises qui souhaitent intégrer à leurs « missions » des objectifs sociétaux et environnementaux.

La situation est d'autant plus paradoxale qu'une régulation de plus en plus forte des entreprises, au niveau français et communautaire, renforcée par l'émergence d'une soft law de plus en plus impérative, a élargi le champ de la responsabilité de l'entreprise. à ses salariés, bien sûr, mais aussi à sa chaîne d'approvisionnement, sous-traitants et fournisseurs aux territoires qu'elle sert ou dessert, selon ses pratiques, sans oublier sa responsabilité climatique, désormais reconnue dans le cadre de l'accord de Paris.

Responsabilité sociale de l'entreprise et responsabilité climatique constituent les deux facettes de cette nouvelle exigence de solidarité de l'entreprise avec son environnement, qui conditionne non seulement sa légitimité mais aussi sa performance et sa durabilité.

Une question de performance et de durabilité

Aucune activité économique n'est pérenne si elle ne répond pas aux attentes de son époque. Or celles-ci évoluent. Une étude BETC menée en 2015 auprès de plus de 10 000 personnes dans 28 pays souligne que « les critères de performances des marques sont aujourd'hui liés à la question des valeurs de l'entreprise. On va choisir celles dont on pense qu'elles sont les meilleures et, à l'inverse, éviter celles que l'on considère comme faisant peser des risques sur le monde. Le rôle et les actions deviennent déterminants. Parce que la main invisible des marchés ne suffit plus, une obligation éthique pèse désormais sur la manière dont les entreprises opèrent. C'est un bouleversement du corporate, qui, sous l'influence des gens, s'opère ».

La responsabilité sociale des entreprises (RSE) n'est donc plus seulement une question de légitimité, ce qu'elle fut essentiellement au cours de ces vingt dernières années, notamment après la crise de 2008, conséquence des errements du monde financier mais aussi du dogme hyperlibéral du tout-pouvoir aux actionnaires. La performance sociale, sociétale et environnementale est désormais reconnue comme source de compétitivité et de rentabilité.

En clair, plus vous offrez des solutions « RSE », plus vous assurez la durabilité de l'entreprise, y compris sur le plan strictement économique. C'est la raison pour laquelle le concept de performance globale s'impose désormais, et la notion de RSE doit s'élargir à celle de création de valeur partagée. Un partage à définir entre les parties constituantes de l'entreprise que sont les actionnaires et les salariés, et les autres parties prenantes que sont les clients, les fournisseurs et les territoires.

Des propositions pour réconcilier l'entreprise et le citoyen

C'est dans ce contexte de changement de paradigme que s'inscrit le projet de loi Pacte, dont le débat public a commencé à s'emparer début 2018. L'enjeu est double : inventer l'entreprise de demain et réconcilier l'entreprise et le citoyen.

Il s'agit pour nous, Fondation Jean-Jaurès, de combattre les excès de la finance avec autant de vigueur que nos prédécesseurs ont combattu les excès de la société industrielle. Ces excès s'incarnent notamment à travers la spéculation boursière et les inégalités croissantes de revenus. Aucune réforme de l'entreprise n'a de sens si elle ne favorise pas l'actionnariat de long terme, condition indispensable pour construire des stratégies sur la durée. Or, la durée de détention d'une action d'une entreprise du CAC 40 est aujourd'hui, en moyenne, de quatre à six mois ! Quant aux inégalités croissantes de revenus au sein des entreprises, il va falloir en fixer les limites.

Les salariés comme parties constituantes

Notre deuxième combat est celui de la gouvernance partagée. François Hollande avait voulu que les salariés soient représentés au sein de toutes les entreprises de plus de 5 000 salariés. Il est temps de tirer les conclusions alors que s'achève en 2018 le premier mandat de ces administrateurs pas comme les autres. Les désillusions sont réelles. Il leur est difficile de rompre le consensus de ces assemblées où le vote est l'exception et l'unanimité la règle. Ces administrateurs se sentent souvent peu utiles dans des conseils qui débattent plus des résultats financiers que de stratégie ou de performance globale de l'entreprise. L'enjeu n'est pas seulement de permettre une plus grande représentation des salariés, bien que cela soit nécessaire, mais de réorienter le rôle du conseil d'administration vers la stratégie, avec la mise en place d'indicateurs de durabilité, d'analyse de la performance globale. Le conseil d'administration doit aussi veiller à la cohérence des discours et des comportements à tous les niveaux de l'entreprise. Car les salariés savent que le discours corporate du président est parfois infirmé par les pratiques opérationnelles.

Les salariés sont, à l'instar des actionnaires, des parties constituantes de l'entreprise. Ils apportent leurs compétences là où les actionnaires apportent du capital. C'est pourquoi ils ont leur place dans la gouvernance de l'entreprise.

Nous avons considéré que le défi d'un accroissement de la représentation des salariés dans les conseils d'administration des entreprises pouvait être relevé dès maintenant, ouvrant ainsi la voie à une codétermination à la française. Nous avons fixé l'objectif, dans les entreprises de plus de 5 000 salariés, au tiers des administrateurs. C'était la règle pour les entreprises nationalisées en 1981. Et force est de constater qu'une grande partie d'entre elles, privatisées en 1986, ont maintenu ce pourcentage. C'est donc possible et perçu comme utile au bon fonctionnement de l'entreprise.

Ouvrir la gouvernance : les comités des parties prenantes

Responsabilité élargie et valeur partagée impliquent nécessairement une représentation des parties prenantes externes - fournisseurs, clients, territoires, société civile - dans la gouvernance. Nous avons fait le choix de ne pas proposer leur entrée dans les conseils d'administration. D'une part, parce que des conseils pléthoriques sont inefficaces. Douze membres au conseil nous semblent un maximum. Mais aussi parce que nous ne souhaitons pas confondre parties constituantes de l'entreprise et parties prenantes. Celles-ci doivent être représentées au sein d'un comité des parties prenantes, officiellement institué comme organe de gouvernance, au même titre que les comités du conseil. Nous demandons que les résultats de leurs travaux et leurs préconisations soient présentés chaque année au conseil.

L'entreprise que nous voulons est un projet collectif, un lieu de création de richesse partagée. Une communauté de travail où chacun puisse trouver, en plus d'un revenu, un sens à son activité et son propre épanouissement personnel.

Trois conditions doivent être réunies pour que l'entreprise soit un bienfait pour toutes ses composantes et parties prenantes :

  1. une réorientation vers une stratégie de long terme
  2. une ambition et une évaluation de performance globale et pas seulement financière
  3. une gouvernance partagée avec les salariés et les parties prenantes.

C'est autour de ces priorités qu'ont été élaborées les propositions de la Fondation Jean-Jaurès pour la réforme de l'entreprise.

Annexe : les propositions du rapport de la Fondation Jean-Jaurès sur les entreprises engagées1

Comment réconcilier l'entreprise et la société ? Comment faire valoir l'engagement de certaines entreprises dans des « missions » sociétales ? Ce rapport entend dépoussiérer le concept de responsabilité sociale et environnementale de l'entreprise, pour valoriser l'implication des salariés dans la gouvernance de ce qui est, au-delà d'une entité économique qui crée de la valeur, un « projet collectif » où tout le monde a sa part.

Dix propositions pour réconcilier l’entreprise et le citoyen

    Réformer le statut des entreprises

  1. Réécrire l'article 1833 du Code civil : de l'entreprise et prendre en compte l'intérêt général des parties prenantes. »
  2. Proposer un article 1833 bis du Code civil : « La société commerciale à mission élargie s'engage à poursuivre un intérêt sociétal clairement défini dans son objet, dont les modalités de mise en œuvre sont précisées dans son projet de mission. »
  3. Définir statutairement les parties prenantes de l'entreprise. Les parties prenantes comprennent les fournisseurs, les clients, les acteurs de la société civile, les territoires et les générations futures.
  4. Repenser la gouvernance de l'entreprise

  5. Augmenter significativement le nombre d'administrateurs salariés au sein des entreprises afin qu'ils soient au nombre de deux pour les sociétés entre 500 et 5 000 salariés et à proportion d'un tiers au-delà de 5 000. Respecter strictement la parité entre les femmes et les hommes chez les administrateurs salariés.
  6. Construire des outils de mesure de la performance globale et de long terme des entreprises. Rendre obligatoire la publication de la notation extra-financière des entreprises de plus de 5 000 salariés dans le cadre de leur rapport d'activité.
  7. Rendre possible le compte rendu écrit de l'action des administrateurs salariés après approbation du contenu par le conseil d'administration.
  8. Créer un comité des parties prenantes au sein de la gouvernance de l'entreprise et livrer un rapport annuel de ses préconisations au conseil d'administration. Le président du comité des parties prenantes devient membre du conseil d'administration.
  9. Développer un statut juridique pour l'« intrapreneur » afin qu'il se voie accorder au moins 10 % de son temps de travail pour son projet et qu'il partage sa propriété intellectuelle avec l'entreprise.
  10. Rendre l'entreprise plus juste et plus durable

  11. Mettre en place une exonération fiscale pour que les revenus, produits et plus-values des actions détenues depuis plus de cinq ans ne soient pas imposables à l'impôt sur le revenu. Accorder un vote triple pour les actions détenues depuis plus de cinq ans.
  12. Rendre obligatoire la publication des salaires les plus élevés (les dix plus élevés dans une entreprise de plus de 500 salariés, les trois plus élevé dans les autres) et du rapport entre le salaire le plus élevé et le salaire médian dans l'entreprise.
  1. https://jean-jaures.org/sites/default/files/rapport-entreprises-2p-p.pdf.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2018-7/l-entreprise-que-nous-voulons.html?item_id=3655
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