André-Yves PORTNOFF

Prospectiviste, conseiller scientifique de Futuribles.

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Quelles entreprises construirons-nous demain ?

Il a toujours existé simultanément des entreprises de natures très différentes. Deux questions s'imposent. Quels modèles seront les mieux adaptés au contexte de demain ? Quelles options seront, demain, majoritaires selon les secteurs et les pays ? Les réponses que l'avenir apportera détermineront réussites et écroulements de nombre d'entreprises et d'économies.

Le champ des possibles est largement influencé par les progrès techniques et notamment par la mutation numérique en cours. Mais les innovations1, applications effectives du techniquement possible par les entreprises et les autres acteurs de la société, dépendront de facteurs immatériels. Selon l’évolution des visions, valeurs, croyances, aspirations et craintes dominantes, des innovations se produiront ou pas, profiteront aux uns ou aux autres. Notre avenir sera largement déterminé par la façon dont les dirigeants tiendront compte d’une révolution occultée, celle de l’immatériel.

Une révolution occultée : l’immatériel

Depuis le repère symbolique de l’explosion d’Hiroshima, les facteurs déterminants ne sont plus matériels et financiers. Ils tiennent à la façon dont nous exploitons des ressources inépuisables, notamment la créativité et les désirs des hommes. Dans le bâtiment, on sait qu’avec les mêmes briques on peut obtenir un monceau de déchets encombrants, un mur de prison ou une coupole autoportante comme celle du dôme de Florence. Tout dépend de l’agencement des briques dans l’espace, car la valeur est toujours produite par des interactions réussies. C’est vrai aussi pour des êtres humains : les idées pertinentes sont le fruit d’interactions entre des connaissances, et un groupe n’est efficace que s’il réunit des personnes ayant envie d’atteindre ensemble le même but. Ce partage d’un objectif et la volonté de coopérer sont plus déterminants que les talents individuels.

Quels que soient leur taille et leur secteur, les entreprises qui réussiront se seront organisées pour stimuler des coopérations efficaces en leur sein et avec des acteurs extérieurs, l’autarcie étant devenue impossible.

Des entreprises, persuadées qu’on leur achète de la technique, vont mourir pour n’avoir pas compris ce que les clients attendent d’elles. Or, les clients recherchent toujours l’espoir d’un avantage, d’une satisfaction. Patrick Avrane expliquait dans ces colonnes2 qu’une maison représente pour ceux qui l’achètent, au-delà des matériaux, une protection, un doudou, une référence à leur corps, leur passé, leur personnalité, à beaucoup d’inconscient. Le vrai métier consiste à satisfaire les attentes souvent latentes des prospects, à comprendre donc, grâce à notre empathie, ce qui fait valeur pour eux. Les dépenses sont objectives et comptabilisables la valeur créée reste subjective, concrétisée par le regard de l’autre. Pour durer, il est vital de se demander quel nouvel acteur pourrait nous désintermédier en répondant autrement et mieux à ces attentes. Mais désire-t-on être durable ?

Court terme contre long terme

Dans les prochaines années, quelle proportion d’entreprises viseront un développement sur le long terme ou seulement des profits à court, voire très court terme ? Une organisation reste viable tant qu’elle persuade ses principales parties prenantes — actionnaires, clients, partenaires extérieurs, personnels, territoire — qu’elle leur apporte suffisamment de valeur pour que ces acteurs maintiennent avec elle des relations positives. Afin de convaincre les clients d’aujourd’hui, et plus encore ceux de demain, l’entreprise a besoin de mobiliser personnels et fournisseurs, de leur donner envie de travailler avec et pour elle.

Cela est d’autant plus vrai qu’avec la mécanisation puis l’automatisation, le travail producteur de richesse n’est plus, pour l’essentiel, physique. Il se compose de savoir-faire, de vouloir-faire pour l’entreprise et de capacités à nouer des relations efficaces avec les autres, collègues, clients. Cela ne peut s’obtenir par la contrainte physique ou même financière. La créativité ne connaît pas les horaires légaux, et l’activité professionnelle essentielle envahit les temps de vie privée. Cela vaut aussi pour les tâches dites manuelles, car il y a toujours de l’intuition, de l’expérience derrière la main. Face à la concurrence mondialisée, toute entreprise a besoin de mobiliser l’ensemble de l’expérience et des savoirs tacites et explicites de son personnel pour produire toujours plus de qualité.

Tout cela n’est pas pertinent là où la direction a décidé de ne gérer que le court terme3, pour satisfaire des actionnaires pressés et souvent passagers. Alors, pas besoin de mobiliser la créativité interne et externe, ni même de respecter les clients. Mais la faillite de Sears Canada, en octobre 2017, illustre les limites d’une stratégie centrée sur l’intérêt d’un actionnaire. Celui-ci avait imposé de maintenir très haut les dividendes, empêchant de financer les innovations nécessaires face à Amazon. Plus généralement, des études4 montrent que les entreprises prenant des décisions de long terme, actuellement minoritaires, créent plus d’emplois, de chiffre d’affaires, de profit, y compris en Bourse. Bien des entreprises court-termistes succomberont au cours de la prochaine décennie, et les économies des territoires où ces acteurs sont majoritaires se trouveront sinistrées.

Pyramide contre intelligence collective

Depuis toujours, deux options s’opposent dans les organisations des entreprises et des administrations. La première est celle de la pyramide, où tout se décide au sommet. Elle flatte l’ego des dirigeants mais gâche l’expérience et les capacités d’initiative de la majorité du personnel. La pyramide ne peut réagir rapidement aux changements externes alors que l’agilité devient gage de survie. Le retour du taylorisme et l’exagération du reporting montrent que ce modèle progresse depuis deux décennies. Les études prouvent que ce type d’organisation échoue à effectuer la transition numérique même s’il dépense largement en équipements5.

L’autre option s’appuie sur l’écoute, responsabilise le personnel à tous les niveaux, développe l’intelligence collective et la réactivité de l’ensemble. Cela implique un management basé sur la confiance. Celui-ci se pratique dans des entreprises non pas libérées mais libérant l’initiative de leurs personnels. L’efficacité du modèle est démontrée par l’ascension de Buurtzorg6. Cette organisation sans but lucratif, créée en 2006 avec quatre infirmières, fédère actuellement près de 1 000 équipes d’une douzaine de salariés, largement autonomes, soignant à domicile plus de 65 000 patients. Ce succès, social et économique, est à rapprocher du développement du groupe Hervé7, qui compte 2 800 salariés, 22 sociétés organisées en trois pôles d’activité. Michel Hervé l’a constitué progressivement depuis 1972, à partir d’une activité purement bâtiment, en formant des unités d’une vingtaine de personnes dotées de la plus grande autonomie et regroupées en grappes.

La taille efficace

Le numérique confère un intérêt nouveau à ces organisations en petites unités autonomes, en raison de deux facteurs qui se renforcent. Le premier, c’est la baisse des coûts de transaction permise par le numérique et, en particulier, Internet. Or, ce sont ces coûts qui déterminent, selon le célèbre économiste Ronald Coase, la taille minimale que doit atteindre une entreprise pour être compétitive. Trop petite, elle paie cher sur le marché ce qu’elle ne peut produire chez elle. Les facilités de coopération numérique permettent d’externaliser plus d’opérations sans surcoût. À taille égale, on peut être plus puissant, croître plus vite avec moins d’investissements, comme l’a réussi Netflix. La taille utile n’est plus le nombre de salariés, mais l’étendue des interactions avec partenaires et clients.

Cette dynamique est renforcée par un autre facteur. Le développement croissant des interconnexions soumet de plus en plus notre société aux lois propres aux réseaux, avec deux effets contraires. Le premier effet renforce les personnes et les petites entreprises. Il préserve leurs personnalités, à la condition expresse qu’elles jouent les alliances, construisent plus de synergies pour produire ensemble plus de valeur.

Simultanément, le second effet creuse l’écart entre les acteurs qui ont pris de l’avance et les autres. D’où des positions hégémoniques, comme hier celle du couple Microsoft-Intel, aujourd’hui celles de Google ou d’Amazon. Ce second effet réseau facilite les surveillances, les manipulations par des pouvoirs administratifs, politiques, économiques ou idéologiques, et peut aboutir à des dictatures numériques d’États ou de plateformes privées.

Le premier effet réseau facilite le développement de grappes d’alliés, entreprises de toutes tailles, éventuellement individuelles, chacune indépendante mais mutualisant des ressources, de l’expérience, des données. Ces réseaux sont plus agiles et créatifs que les groupes restés hiérarchiques et centralisés.

Cela ne signifie pas que les grands groupes vont tous disparaître. Les exemples du groupe Hervé et de Buurtzorg le démontrent. Le paysage futur comportera simultanément des entreprises de toutes tailles, certaines cherchant à jouer en solo, d’autres en réseau. Des organisations pyramidales survivront longtemps. Des orchestrateurs, entreprises coordonnant les activités complémentaires d’acteurs indépendants, se multiplieront. C’est ce que font, avec leurs fournisseurs, les constructeurs automobiles, mais ceux-ci pourraient se trouver demain désintermédiés par des coalitions de producteurs de composants orchestrés par une entreprise qui, dans certains cas, leur appartiendrait.

Vendre des produits et/ou des services

Le bâtiment est depuis longtemps familier de la notion de coût global. À présent, des logiciels de gestion du cycle de vie des produits (product lifecycle management, PLM) intègrent, dès la conception, les contraintes futures. La réalité virtuelle permet au concepteur d’explorer les sensations qu’aurait un utilisateur si telle option était choisie par le bureau d’études. Dans ce contexte, certaines entreprises préféreront rester uniquement des fabricants ou des bâtisseurs se désintéressant de l’après-vente. D’autres voudront jouer un rôle lors de l’utilisation de leur production par le client. Certaines assumeront la responsabilité de tout le cycle de vie de leur production, soit sous une contrainte légale, soit dans la vision éthique de l’économie globale, soit pour en retirer une rente que d’autres acteurs pourraient sinon récupérer.

Ces choix sont effectués, dès à présent, par des acteurs décidés à exploiter la masse de données disponibles à distance grâce aux capteurs communicants équipant de plus en plus objets et installations. Ceux-ci deviennent ce que l’on appelle savamment des systèmes cyberphysiques (cyberphysical systems, CPS). L’important, ce n’est pas le big data mais la capacité croissante d’interprétation des données pour des diagnostics et des anticipations grâce à l’analytique (business analytics) et à l’intelligence artificielle. Les producteurs, les constructeurs, les équipementiers peuvent ainsi s’introduire durablement chez leurs clients et leur vendre l’optimisation à distance du fonctionnement de ce qu’ils auront livré et sa maintenance. Les CPS installent les fournisseurs dans les entreprises clientes, comme dans nos maisons et nos poches avec les téléphones. De grandes sociétés comme General Electric (GE) ont investi massivement dans ce sens. Toutes les entreprises créent des données par leur activité. En France, des PME du bâtiment commencent à valoriser ces ressources, comme Janus France qui constitue une base de données partagée avec ses clients.

Et l’homme dans tout cela ?

La question majeure que posent les progrès de l’automatisation et de l’intelligence artificielle concerne la place que l’on réserve aux acteurs humains. Deux options extrêmes s’affrontent, qui nous ramènent aux valeurs et au choix entre court et long termes. Dans de nombreux cas, on profite des progrès techniques pour réduire les coûts immédiats. On diminue l’autonomie et donc les qualifications et le bien-être des salariés c’est le cas dans beaucoup d’entrepôts de la grande distribution8. On supprime les employés dès que possible. La compétitivité, à terme, se maintiendra-t-elle ? La grande distribution ne vivrait sans doute pas son retail apocalypse9 si elle avait su valoriser le contact humain en face à face pour se démarquer de la vente en ligne.

L’option gagnante, à terme, consistera à débarrasser les hommes des tâches répétitives, fastidieuses, dangereuses, pour les réserver à ce qu’ils sont seuls capables de faire réellement. Des robots savent déjà nous sourire et identifier nos émotions sur notre visage. Mais seul l’homme peut bâtir une authentique relation chaleureuse lui seul peut interpréter les recommandations des machines, user de son intuition pour prendre une décision responsable, identifier des opportunités d’innover, créer en dehors des sentiers battus.

À moins de robotiser citoyens et consommateurs, scénario noir pas totalement exclu mais porteur de catastrophes en tout genre, c’est en pariant sur l’homme que l’on construira des entreprises et des économies durablement compétitives

  1. Voir André-Yves Portnoff, Sentiers d’innovation. Pathways to Innovation, Futuribles, « Perspectives », 2003.
  2. Patrick Avrane, « L’Inconscient des maisons », Constructif, no 49, mars 2018.
  3. André-Yves Portnoff, « Entreprise infinie versus entreprise Kleenex », Dirigeant.fr, 30 septembre 2014.
  4. « Where Companies With a Long-Term View Outperform Their Peers », McKinsey Global Institute, février 2017, www.mckinsey.com/featured-insights/long-term-capitalism/where-companies-with-a-long-term-view-outperform-their-peers.
  5. « The Digital Advantage: How Digital Leaders Outperform Their Peers in Every Industry », Capgemini consulting and the MIT Center for digital business global research, 5 novembre 2012, www.capgemini.com/resources/the-digital-advantage-how-digital-leaders-outperform-their-peers-in-every-industry/.
  6. André-Yves Portnoff, « Management de la santé : la démonstration Buurtzorg », note pour Futuribles (9 janvier 2017), www.futuribles.com/fr/article/management-de-lasante-la-demonstration-buurtzorg/.
  7. www.groupeherve.com.
  8. David Gaborieau, « Dans les entrepôts, le préparateur de commandes, c’est le mineur d’il y a trente ans », Le Monde, 7 juin 2016.
  9. Tyler Durden, « Thousands More Stores Are Now on the 2018 Retail Apocalypse Death List », Zerohedge.com, 4 mars 2018.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2018-7/quelles-entreprises-construirons-nous-demain-nbsp.html?item_id=3659
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