Emmanuel EDOU

Président de la chambre du droit des sociétés au tribunal de commerce de Paris.

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Ne touchez pas au Code civil !

Certains experts soutiennent la nécessité de modifier le Code civil afin d'élargir les responsabilités sociales des entreprises. Le gouvernement est allé dans ce sens avec son projet de loi Pacte (plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises). Si l'objectif est valable, ce choix relève de la fausse route, vers la confusion et le développement des contentieux.

La vie des sociétés, depuis le décret promulgué le 27 ventôse an XII (18 mars 1804), est régie par les dispositions des articles 1832 et 1833 du Code civil. Ces deux articles méritent d'être cités dans leur rédaction d'origine. L'article 1832 dispose que « la société est un contrat par lequel deux ou plusieurs personnes conviennent de mettre quelque chose en commun, dans la vue de partager le bénéfice qui pourra en résulter ». L'article 1833 dispose que « toute société doit avoir un objet licite, et être contractée pour l'intérêt commun des parties. Chaque associé doit y apporter de l'argent, ou d'autres biens, ou son industrie ».

Ces deux articles n'ont été que légèrement modifiés au cours du temps. « L'intérêt commun des parties » a été remplacé par « l'intérêt commun des associés ». Il a été ajouté que « les associés s'engagent à contribuer aux pertes ».

Ce sont donc ces deux articles qui ont régi pendant plus de deux siècles, à la satisfaction commune, les sociétés. Celles-ci, constituées dans l'intérêt commun des associés pour partager le bénéfice qui pourra résulter de leur entreprise commune, ou contribuer aux pertes, ont été le moteur du développement économique.

Qui irait risquer son épargne, ses brevets, ses immeubles, dans une société si ce n'est pour en partager les bénéfices ? Qui ferait confiance à un mandataire commun si l'objectif n'était pas de gérer la société dans l'intérêt commun des associés ?

Trois sources de demandes déraisonnables de modification

Des esprits chagrins, ou bien-pensants, contrariés par l'efficacité économique de ces deux courts articles, sur la base desquels ont été créées en France plus de deux millions de sociétés commerciales et plus d'un million de sociétés civiles, ont pensé les compléter pour y ajouter quelques bons principes.

L'avancement de cette idée sotte a été poussé par une triple influence.

Certains dirigeants salariés de grands groupes, qui regrettent de n'avoir d'autre légitimité que leur nomination par l'assemblée générale des actionnaires, seraient heureux d'échapper à leur tutelle en s'érigeant les « veilleurs » d'un intérêt général de l'entreprise, supposé différent et plus noble que celui des associés. Leur représentant en est Jean-Dominique Senard, PDG de Michelin.

Les organisations syndicales, dont l'avocate talentueuse est Nicole Notat (ancienne dirigeante de la CFDT), voyant la lenteur avec laquelle les entreprises s'ouvrent à une cogestion avec les salariés, ou même à une association raisonnable avec leurs représentants dans la conduite de l'entreprise, voient dans la modification de l'objet social une possibilité d'avancer vers le but fixé.

Enfin, les défenseurs de l'environnement, avec Nicolas Hulot au premier rang, oubliant que c'est l'efficacité économique qui permet de développer des modes nouveaux de production et de rattraper les erreurs du passé, entendent fixer à l'entreprise des buts d'intérêt général.

Chacun de ces trois activistes a de bonnes raisons de faire avancer des politiques permettant d'atteindre les objectifs économiques, sociaux ou environnementaux qui sont les siens, et qui sont, sans conteste, d'un intérêt général évident.

Des changements nécessaires, mais pas par cette voie

L'avidité de certains dirigeants aux rémunérations indécentes, la vision à court terme de certains fonds qui ne visent qu'une plus-value rapide sans souci de la pérennité économique et de l'emploi, l'obstination de certains à ne pas faire participer davantage les salariés aux décisions et aux résultats, le mépris ou l'indifférence de certaines entreprises pour un développement durable, tous ces points méritent une action énergique et des lois efficaces.

Ces militants ont donc raison, mais ils se trompent de véhicule législatif. Modifier l'objet social des sociétés, c'est mettre en péril le dynamisme économique de plus deux millions de sociétés commerciales, troubler plus d'un million de sociétés civiles ou de sociétés d'exercice libéral, et introduire le juge dans la vie des affaires.

La proposition du rapport Notat-Senard (« L'entreprise, objet d'intérêt collectif »), vise, en effet, à compléter l'article 1833 du Code civil en ajoutant, après le texte affirmant que toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l'intérêt commun des associés, un nouvel alinéa : « La société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. »

Des précisions qui n'ajoutent que confusion et risques de contentieux

Jusqu'ici, le juge du commerce, au visa des dispositions actuelles de l'article 1833, sanctionne les abus de majorité ou les abus de minorité qui paralysent la vie d'une société ou enrichissent exclusivement les uns au détriment des autres au mépris de l'intérêt commun des associés. Le juge des relations du travail sanctionne les infractions aux lois sociales et le juge pénal les infractions aux règles de protection de l'environnement. Mais que va apporter ce nouvel alinéa, sinon confusion et inefficacité ?

S'il s'agit d'afficher des objectifs généraux, il faut le faire dans l'exposé des motifs de la loi, et le juge s'en inspirera lorsqu'il aura à appliquer les dispositions de la loi. Mais un article de loi est destiné à recevoir une sanction, à l'initiative d'une partie qui a qualité et intérêt à agir pour son application. Les dispositions de cet article ainsi complété, si elles ne sont pas respectées, devront être sanctionnées par le juge. Elles ne sont pas un simple frontispice !

Mais alors, qui pourra saisir le juge, et que dira le juge ? Qu'est-ce que l'intérêt propre d'une société ? Est-ce un intérêt différent de l'intérêt commun des associés ? Le seul respect des lois sociales et environnementales par la société suffira-t-il à répondre à l'injonction de cette loi ? Et sinon, quelle sera la sanction ?

Comme on le voit, l'objectif est louable, mais le moyen inefficace et même dangereux pour l'économie, d'autant que le temps du juge n'est pas celui des affaires, et qu'il faut une décennie ou davantage pour que la jurisprudence définisse les contours exacts d'un texte incertain.

D'autres moyens de parvenir aux mêmes fins sont disponibles

La première voie consiste à faire confiance aux mandataires sociaux pour diriger la société selon des principes respectant les chartes de bon comportement édictées par des organismes professionnels. Ces orientations de conviction, affirmées publiquement, seront plus efficaces que le recours au juge en application de dispositions législatives ambiguës.

Une autre voie serait d'instituer, par la loi, aux côtés des sociétés coopératives de production ou de consommation, des sociétés mutuelles, des sociétés anonymes à participation ouvrière, un statut nouveau pour des sociétés à objet social et environnemental étendu. Les associés de ces sociétés, ayant accepté les statuts, sauraient à quoi ils s'engagent en investissant dans ces sociétés.

Préférons ces voies nouvelles, plus consensuelles et plus efficaces, au lieu de soumettre des millions de sociétés commerciales ou civiles, de natures et de tailles très différentes, à des dispositions à l'efficacité incertaine, et dont l'application sera soumise à des décisions judiciaires rendues selon le rythme de la justice, c'est-à-dire au mieux plusieurs années après les recours. Sinon, on peut s'attendre à ce que de multiples entreprises, parmi les plus importantes, choisissent de transférer leur siège dans un autre pays européen ou choisissent le statut de société européenne.

Si cependant, malgré ces mises en garde, la transformation du Code civil devait être décidée, le juge du commerce devra naturellement l'appliquer. Il le fera avec sa bonne connaissance de la vie des affaires, en prenant avec prudence, d'abord en référé, et ensuite au fond, les sages décisions auxquelles son mandat l'oblige, en gardant à l'esprit que sanctionner une décision de gestion doit être décidé après mûre délibération, la prospérité d'une entreprise et l'intérêt social devant s'évaluer à long terme.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2018-7/ne-touchez-pas-au-code-civil.html?item_id=3658
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