Isabelle BARAUD-SERFATY

Fondatrice d’Ibicity, agence de conseil et expertise en économie urbaine.

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Vers des logements et des quartiers « comme des services » ?

Logements et quartiers s’utilisent et se conçoivent de façon neuve. Ils se consomment davantage comme des services. Usages et investissements se transforment autour des bouquets de services qui font éclater les démarcations traditionnelles de la fabrique urbaine. De nouveaux opérateurs se profilent. Ils repensent la proximité et l’urbanité.

Écrire un article sur le logement et le quartier dans un dossier dédié à la consommation relève presque de la provocation, tant bâtiment et, a fortiori, quartier ne sont pas des biens de consommation ordinaires. Le logement est aussi un objet de politiques publiques et le quartier est au cœur des politiques des municipalités. De plus, le « consommateur » d’un logement, et a fortiori celui d’un quartier, cumule des casquettes : un locataire ou propriétaire de logement est aussi un habitant, un usager des services urbains, un riverain, un citoyen. Ces multiples casquettes ne sont pas réductibles à l’acte de consommation.

Force en tout cas est de constater que l’on assiste à de nombreuses évolutions. D’une part, le logement devient de plus en plus « comme un service » (as a service en anglais). D’autre part, l’échelle du quartier devient de plus en plus importante. Il est alors tentant de se demander si on va vers des « quartiers as a service » ? Se poser cette question visera toutefois moins à définir ce terme qu’à comprendre la rupture induite par rapport à la manière de fabriquer la ville. Puis, en nous interrogeant sur les futurs opérateurs qui pourraient se positionner sur ce marché, nous ferons l’hypothèse que la notion de proximité devient de plus en plus structurante 1.

Premier constat : le logement devient de plus en plus « comme un service »

L’expression as a service fleurit depuis quelques années (software as a service, mobility as a service, space as a service, etc.). Elle désigne une « servicialisation » de l’économie qui saisit tous les secteurs. Dans sa version de base, elle se confond avec l’économie de la fonctionnalité. En outre, non seulement on bascule du produit vers le service (tel Michelin qui ne vend plus des pneus mais des kilomètres parcourus), mais désormais on passe aussi du service à la solution. Dans la « mobilité as a service » (Maas) par exemple, ce qui change, ce n’est pas le trajet que l’on fait, mais le service d’intégration de tous les modes que l’on utilise via une plateforme capable d’agréger les différentes formes de mobilité (transport collectif, mobilité partagée, VTC, vélo) et de proposer un système de paiement unique.

Si tout devient as a service, le logement pourrait le devenir 2. D’autant que la manière d’habiter connaît de profonds changements sous l’effet de l’évolution des modes de vie. On ne vit plus comme avant : l’espérance de vie a bondi ; un enfant sur dix vit dans une famille recomposée ; les Français déménagent en moyenne près de cinq fois dans leur vie (chiffre d’avant la pandémie). Deux graphiques résument bien cette évolution.


DEUX SCHÉMAS EXTRAITS DE LA PRÉSENTATION AUX INVESTISSEURS DE NEXITY EN OCTOBRE 2017


Ce constat d’une plus grande élasticité de la taille du foyer se combine avec une plus grande élasticité des revenus et des statuts professionnels.

Alors que la proposition de valeur d’un promoteur immobilier est de vendre, à un instant T, X mètres carrés de surface habitable à un client (qui deviendra alors propriétaire de ce logement, et l’occupera ou le louera), une offre de « logement comme service » ne porterait plus sur des biens localisés mais sur des usages. Elle consisterait à vendre dans la durée un accès à un logement adapté à chacun, pour ses besoins du moment, qu’il s’agisse de la composition de son foyer, de ses revenus, de la localisation de son emploi (et du nombre de jours de télétravail), voire en fonction de la période de l’année.

Ainsi, l’opérateur de trajectoire résidentielle assure le matching (concordance) entre des offres de surfaces (dans le neuf comme dans l’ancien) et des besoins de surfaces.


LE LOGEMENT AS A SERVICE, OU LE LOGEMENT ADAPTÉ À CHAQUE MOMENT DE VIE DU CLIENT


Deuxième constat : le quartier devient plus important que le bâtiment

De plus en plus, la qualité du quartier devient déterminante. L’idée de l’appartenance à un quartier combine deux attentes : d’une part une recherche de convivialité en lien avec l’idéal, souvent mythifié, du village ; d’autre part le partage de services et d’espaces, pour bénéficier d’aménités urbaines et contribuer au lien social.

Du point de vue des municipalités et des opérateurs qui fabriquent et gèrent la ville (notamment les aménageurs, les promoteurs, les opérateurs de services urbains), le quartier permet de mutualiser un certain nombre d’espaces et de services, et donc d’offrir plus de services à moindre prix. La mutualisation présente des avantages, environnementaux et/ou financiers. C’est souvent le cas des services énergétiques ou des services de mobilité, qui reposent sur la mise en commun de places de stationnement voire de véhicules (voitures, vélos, trottinettes partagés). De même, les espaces peuvent se partager : terrasses, rez-de-chaussée, chambres d’amis.

Si l’échelle du quartier devient plus pertinente que celle du bâtiment pour faire et gérer la ville, elle apparaît également plus pertinente que la grande échelle du périmètre communal ou intercommunal.

Les réseaux énergétiques à l’échelle d’un quartier sont à nouveau un bon exemple. Il est plus pertinent d’organiser la distribution d’énergie à une maille plus large que celle du bâtiment pour jouer sur les effets de mutualisation. Dès lors que l’enjeu n’est plus seulement d’organiser la distribution d’énergie mais de penser la performance énergétique, il est opportun de rétrécir l’échelle et de penser le réseau énergétique à un niveau infra-urbain. Un autre exemple relève de la miniaturisation de certains réseaux ou activités, comme le compostage, avec des micro-machines, des déchets alimentaires dans les quartiers.

Ainsi, le logement sert à se loger, mais le quartier permet de vivre. Le quartier correspondrait à un élargissement de l’offre logement par la composition d’un bouquet de services : énergie, connexion numérique, services de mobilité, gestion des espaces mutualisés voire accès aux équipements culturels et sportifs, activités communes, offres scolaire et/ou petite enfance, etc. L’immobilier se rapproche alors de l’hôtellerie, avec le principe d’un bouquet de services associés à une surface donnée, en extrapolant ce qu’on observe aujourd’hui avec le développement du coworking et des résidences de services.


QUARTIER COMME BOUQET DE SERVICES À L'HABITANT DU LOGEMENT


Conséquence : les frontières traditionnelles de la fabrique urbaine se brouillent

Un premier brouillage découle de l’évolution du logement vers un logement comme un service. Un promoteur devenant opérateur de logement comme service, qui veut proposer le meilleur logement correspondant aux besoins précis de son client à un moment donné, ne peut pas se contenter de vendre uniquement les logements neufs qu’il produit. Il pourrait être plus pertinent de proposer des logements anciens, mais aussi de proposer des logements neufs produits par d’autres promoteurs. Ainsi, les chaînes de l’immobilier neuf et de l’immobilier ancien qui étaient très dissociées tendent à se rejoindre. De plus en plus de promoteurs immobiliers disposent d’ailleurs de structures dédiées à la réhabilitation d’immeubles anciens.

Un deuxième brouillage porte sur la distinction entre infrastructures et services. La mise en place de certains services peut remplacer des infrastructures, comme des services de mobilité partagée plutôt que des places de stationnement.

Un troisième brouillage renvoie à l’hybridation sectorielle, entre immobilier et énergie, ou immobilier et mobilité.

Un quatrième brouillage renvoie à la distinction classique, mais souvent dépassée, entre privé et public. Non seulement, services publics et offres privées s’imbriquent de plus en plus, mais la frontière entre l’espace public et l’espace privé se brouille également. Dans cette logique, le trottoir devient un prolongement du domicile 3 . Le « riverain » (versus l’habitant) monte en puissance, et les trottoirs, et plus largement les rez-de-ville (trottoirs et rez-de-chaussée), deviennent de « nouveaux communs urbains » 4 .

Un cinquième brouillage concerne le client. Est-ce celui qui paye pour la consommation du bien ou quelqu’un d’autre ? Dans le logement as a service, l’occupant se trouve au cœur du dispositif alors que, jusqu’à présent, c’était la figure du propriétaire qui structurait les offres immobilières. Dans une économie où l’usager est au centre, le lien direct avec le client est en effet primordial. La fréquence des interactions avec l’habitant-usager-consommateur doit permettre de mieux le connaître pour lui proposer les offres les plus adaptées à ses attentes. Ainsi, le marché du logement (ou du quartier) pourrait à l’avenir se structurer en fonction d’une segmentation très fine des clients. Le distinguo ne se ferait plus entre les opérateurs qui commercialisent des logements neufs et ceux qui vendent des logements anciens, ou entre ceux qui vendent des services de logement et ceux qui vendent des services de mobilité, mais entre les types de clients auxquels ils s’adressent.

Quels opérateurs pour des quartiers as a service

Ces brouillages des lignes traditionnelles se traduisent par des recompositions. Pour les esquisser, nous proposons de zoomer sur trois profils d’opérateurs.

Une première figure correspond aux promoteurs immobiliers dont l’échelle d’intervention s’élargit. La maîtrise foncière est un facteur d’agrégation, qui leur permet de réunir de nouvelles offres de services, autour notamment de l’énergie, de la mobilité et des services de conciergerie. On peut aussi imaginer que ces opérateurs interviendront dans l’espace public, quand bien même ils ne l’auraient pas fabriqué, dans le cadre de macro-lots par exemple. Le promoteur pourrait aussi proposer à la collectivité de prendre en charge la gestion de l’espace public devant l’immeuble qu’il réalise.

Un deuxième type d’opérateur correspondrait à une hybridation entre les conciergeries de quartier et les plateformes de livraison à domicile. Depuis quelques années, on assiste à la multiplication des conciergeries. Suivant les exemples de Lulu dans ma rue, de la Maison des proximités à Rennes, des Sècheries à Bègles ou de la Conciergerie et vous à Amiens, elles constituent des offres de proximité qui facilitent le quotidien. Parallèlement, on assiste à l’essor des plateformes de livraison de repas ou de courses à domicile. La proximité as a service pourrait ainsi devenir une nouvelle proposition de valeur, avec le paradoxe d’une proximité proposée et assurée par des plateformes internationales.

Une troisième figure d’opérateur relèverait d’une économie largement non marchande. Adossée à un modèle de plateforme reposant sur l’existence de deux caractéristiques des usagers (les voisins qui peuvent rendre des services et ceux qui peuvent en bénéficier) et jouant des effets de réseau, elle ne monétiserait pas son intervention. Cette figure s’inspire des Hyper Voisins, une association parisienne développant l’action de proximité, qui prévoit de s’étendre dans plusieurs quartiers. Toutes les actions lancées par cette association (pique-nique géant, végétalisation, etc.) visent à créer du lien et à multiplier les connexions entre les gens, avec l’idée de générer des gains de convivialité.

Toutes ces recompositions, entremêlant des applications et des entreprises internationales avec des réalisations et des préoccupations d’un quotidien très ancré, posent une question large : qu’est-ce, finalement, que la proximité aujourd’hui ?


  1. Cet article retrace une réflexion en cours d’approfondissement. Toutes les remarques sont bienvenues et peuvent nous être adressées à isabelle@ibicity.fr.
  2. Ces considérations s’appuient largement sur l’Étude sur les nouveaux modèles économiques urbains, travaux conduits par Ibicity avec Espelia et Partie Prenante (www.modeleseconomiquesurbains.com).
  3. Isabelle Baraud-Serfaty, « Le trottoir, nouvel actif stratégique », Futuribles, no 436, mai-juin 2020.
  4. David Mangin, « Projeter et dessiner les rez-de-ville », Urbanisme, no 414, juillet-août-septembre 2019.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-6/vers-des-logements-et-des-quartiers-«-comme-des-services-».html?item_id=5794
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