Philippe MOATI

Professeur d’économie à l’université de Paris, cofondateur de l’Observatoire société et consommation (www.lobsoco.com).

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L’e-commerce va-t-il tout remplacer ?

La révolution numérique bouleverse la consommation. Le commerce en ligne, né à la fin des années 1990, représente 13 % du marché en France. Le magasin ne disparaît pas, loin de là. En réalité les deux canaux, physique et digital, peuvent se compléter. De puissantes restructurations du secteur sont cependant à l’oeuvre, avec notamment l’affirmation des géants du numérique, même dans ce qui constitue les circuits traditionnels.

Alors que, durant des décennies, on se plaisait à opposer le commerce de centre-ville au commerce de périphérie, ou les boutiques (si possible de commerçants indépendants) aux grandes surfaces, les prises de position sur les transformations du commerce aujourd’hui se polarisent de plus en plus autour de l’opposition entre commerce physique et e-commerce, voire entre tous les acteurs du commerce et Amazon. Doit-on raisonnablement craindre que l’e-commerce sonne le glas du commerce en magasin ? Le danger de déstabilisation des marchés de consommation ne se trouve-t-il pas plutôt ailleurs ?

État des lieux

Il convient en premier lieu de nuancer l’impact du e-commerce. Sa part dans l’ensemble du marché du commerce de détail de biens manufacturés s’établit à 13,4 % selon la Fevad (Fédération du e-commerce et de la vente à distance). L’année 2020, marquée par la crise sanitaire, lui aura permis de prendre 3,6 points en une seule fois, soit une progression qui, au rythme habituel, aurait dû mettre quatre ans à se réaliser. Il n’est cependant pas exclu que cette part recule légèrement et temporairement au terme de la crise, lorsque les consommateurs pourront reprendre le chemin des magasins sans peur ni contraintes.

On peut convenir de fixer à 1997 la naissance de ce nouveau circuit. Il aurait donc conquis 13 % du marché en vingt-trois ans. C’est finalement relativement peu. De 1963 (année d’ouverture du premier hypermarché) à 1986, en vingt-trois ans donc, la part de marché des hypers et des supermarchés sur l’ensemble alimentaire et non alimentaire était passée de 0,9 % à 23,5 %. Et ce chiffre ne tient pas compte de l’emprise croissante des grandes surfaces spécialisées (Darty, Conforama, Leroy Merlin, Décathlon, etc.) sur leurs marchés respectifs. On est donc loin, avec l’e-commerce, de l’impact qu’a eu en son temps l’essor de la grande distribution, à l’origine de ce qui avait été identifié comme une « révolution commerciale » 1.

Treize pour cent de part de marché. Ça laisse 87 % au commerce physique. Quant à Amazon qui, au dernier comptage de Kantar, occuperait 19 % du marché du commerce électronique en France, son poids dans l’ensemble du commerce de détail ne serait que de 2,5 %. Apparemment, pas de quoi ébranler l’appareil commercial physique. Évidemment, l’e-commerce ne va pas en rester là et, même si l’on observe depuis plusieurs années déjà une tendance au ralentissement de sa croissance, sa part de marché est appelée à progresser encore. Jusqu’où ? Bien malins ceux qui seraient capables de le dire. En 2014, nous avions conduit à l’ObSoCo une étude pour le Pôle de compétitivité des industries du commerce (Picom), qui consistait à recueillir la vision que des cadres dirigeants d’entreprises de la distribution physique avaient de leur secteur à l’horizon de dix ans. Il leur était demandé, entre autres, de dire quel niveau serait susceptible d’atteindre la part de marché du e-commerce en 2024 (sachant qu’elle se situait alors autour de 6 %, ce qui était rappelé aux répondants). La moyenne de la centaine de réponses obtenues s’est établie à 27 % ! Nous ne sommes plus très loin de 2024 et il est très peu probable que cette prévision collective se réalise. Admettons que d’ici dix ans, la part de marché du e-commerce atteigne, disons, 25 % ; il restera alors encore 75 % au commerce au magasin. Autrement dit, le commerce en magasin ne semble, évidemment, pas près de disparaître de la scène commerciale, ni même de se trouver marginalisé.

Mieux, la crise sanitaire a incité nombre d’acteurs du commerce physique, petits et grands, à réaliser un grand bond en avant dans leur « digitalisation », notamment par le déploiement de formules de click & collect. L’heure est désormais résolument au « multicanal », afin d’être toujours en mesure de servir les clients sous la forme appropriée selon les attentes et le contexte. Plus que jamais, il devrait être clair qu’il ne convient pas d’opposer les deux canaux ; au contraire, la vente en ligne et, plus généralement, la présence sur Internet, sont un formidable levier d’amélioration de sa compétitivité pour le commerce physique, en étendant la palette de services rendus aux clients.

Au-delà des chiffres bruts

Plusieurs éléments doivent cependant inciter à relativiser ces constats rassurants.

Pendant longtemps, si l’e-commerce grignotait des parts de marché au commerce physique, cela n’empêchait pas ce dernier de croître, globalement, en valeur absolue. Mais chaque année, la progression du commerce électronique s’applique à une base nourrie de la croissance antérieure si bien que, même si le taux de croissance est en baisse tendancielle, la masse d’euros que représente la progression grossit chaque année. Un petit calcul de coin de table indique que, si l’on suppose acquise la croissance réalisée en 2020 et que l’on retrouve ensuite le rythme observé entre 2018 et 2019 (soit 11 %), vers 2025 le supplément de chiffre d’affaires engrangé par l’e-commerce aura dépassé la croissance en euros de la consommation commercialisable (c’est-à-dire la fraction de la dépense de consommation des ménages qui transite par le commerce). Autrement dit, la progression du e-commerce se traduira par une perte nette de chiffre d’affaires pour le commerce physique. Et ce processus intervient alors que, durant des années, le nombre de mètres carrés commerciaux a progressé à un rythme plus rapide que celui de la consommation des ménages, engendrant mécaniquement une tendance au recul du rendement au mètre carré des magasins 2.

La dynamique du e-commerce est donc d’autant plus durement ressentie qu’elle intervient dans un contexte de surcapacités. Ce raisonnement global ne rend pas compte des différenciations sectorielles. Certains secteurs du commerce ont ainsi été pris en tenaille, en particulier le jouet, l’habillement ou les instruments de musique, des secteurs où la part de marché du e-commerce a atteint des niveaux particulièrement élevés. Les hypermarchés subissent aussi depuis des années une érosion de leurs ventes sur le non-alimentaire, qui met en péril l’économie du concept. La purge des surcapacités a déjà commencé avec des fermetures de magasins, voire la liquidation des grands acteurs de ces secteurs. Et il est probable qu’elle s’approfondisse et qu’elle s’étende prochainement à des secteurs jusque-là moins touchés par la vente en ligne mais en phase de rattrapage (le meuble, le bricolage et l’alimentaire), voire à des centres commerciaux. L’appareil commercial physique est ainsi entré dans un épisode de restructuration, dont l’une des facettes est l’ajustement quantitatif des capacités à la dynamique du marché.

L’e-commerce a modifié l’arène concurrentielle

Mais, pour l’avenir des acteurs du commerce physique, il y sans doute plus grave que la concurrence d’un nouveau circuit : l’entrée des géants du numérique dans l’arène concurrentielle. Amazon occupe près de 20 % du e-commerce en France, loin devant le numéro 2, Cdiscount (8 %). Dans son propre pays, Amazon rafle près de 40 % du marché, là aussi loin devant le numéro 2, eBay. Le leader mondial de la distribution, Walmart, peine à atteindre les 5 %, en dépit des investissements colossaux consentis pour éviter de se trouver marginalisé. Même constat en Asie, où Alibaba règne sur les marchés où il est présent et pèse pour environ 60 % dans l’e-commerce chinois.

Ces acteurs ont su réinventer le commerce en exploitant les potentialités de l’Internet là où la plupart des distributeurs classiques, timorés par rapport à l’idée de développer un circuit susceptible de cannibaliser l’activité de leurs points de vente, se sont le plus souvent contentés de transposer en ligne le modèle du magasin. Amazon et Alibaba partagent le fait d’avoir compris le potentiel du modèle de la marketplace, qui s’est révélé être un formidable moteur de croissance. La spécificité de l’économie des marketplaces (en particulier les fameux effets réseaux) fait que le succès amène le succès, un mécanisme à l’origine d’une dynamique cumulative où les leaders tendent à progresser de manière continue alors que les suiveurs reculent. Aujourd’hui, il est probable que seuls d’autres géants du numérique, aux poches profondes, aient les moyens de contester la suprématie des leaders. On suivra avec intérêt les offensives engagées récemment sur ce front par Google et Facebook.

Au-delà du e-commerce

Sur le marché du e-commerce, les distributeurs classiques ont donc à faire face à de redoutables concurrents, au risque même de dépendre d’eux pour accéder aux acheteurs en ligne (en devenant des marchands tiers sur les places de marché leaders). Mais la menace que constituent les géants du numérique va bien au-delà du e-commerce. Amazon comme Alibaba ne cachent pas leurs ambitions dans le domaine du commerce en magasin. L’un et l’autre ont commencé de déployer dans leur pays d’origine un parc de magasins en croissance rapide. Amazon a récemment démarré l’implantation de supermarchés Amazon Fresh en Espagne, en Italie et au Royaume-Uni. Et l’un comme l’autre se montrent innovants en la matière, notamment dans leur capacité à implanter intelligemment du numérique dans le point de vente et à intégrer vente online et vente offline (le « phygital »). Le fait qu’Alibaba désigne sa stratégie par l’expression new retail sonne comme un avertissement.

Mais la menace est plus large encore, car il est clair que les ambitions des leaders mondiaux du e-commerce ne se limitent pas au commerce. Comme les autres géants numériques, ils s’appuient sur leur maîtrise de la technologie clé du capitalisme contemporain pour diversifier leur activité et, finalement, tisser progressivement une vaste toile leur conférant une emprise tentaculaire sur les modes de vie des populations (en vrac : cloud computing, reconnaissance vocale, robotique, système de paiement, microblog, production audiovisuelle, jeux vidéo, domotique, santé, véhicule autonome, VTC, smart city, etc.) 3.

Cette capacité d’embrasser un nombre croissant d’aspects des modes de vie leur donne deux atouts de taille pour la maîtrise des marchés de consommation. Premièrement, une capacité à collecter des données sans équivalent, en quantité et en variété, qu’ils sont en mesure de coupler avec des compétences natives dans l’intelligence de ces données, alimentées par des armées de spécialistes hyperqualifiés. Et cette maîtrise de la data conforte leur compétitivité et alimente leur croissance et la poursuite de leur diversification, un autre mécanisme cumulatif dont ils sont les grands bénéficiaires. Deuxièmement, un potentiel à dépasser le seul rôle de commerçants pour entrer de plain-pied dans l’économie de services, en assistant les clients dans nombre de domaines avec des outils performants et en constante évolution, évidemment intégrés sur le plan de la circulation des données.

Ces acteurs ont vocation à devenir des « compagnons » omniprésents et omnipotents de notre vie quotidienne. Nous fournir les produits dont nous avons besoin ou envie ne sera alors qu’un des pupitres d’une partition beaucoup plus large, dont l’exécution apparaîtra comme une tâche subalterne soumise à l’autorité des chefs d’orchestre que seront les confectionneurs de solutions, qui auront le privilège de la maîtrise de la relation avec les clients, de la captation et de l’intégration des données. Et de leur valorisation.

Le commerce est un métier d’intermédiation. L’arrivée d’Internet a pu laisser croire que les nouvelles technologies provoqueraient un vaste mouvement de désintermédiation. Il est clair aujourd’hui qu’il n’en est rien. Au contraire, elles ont fait naître de nouvelles formes d’intermédiation qui risquent fort de mettre au placard de l’Histoire celles qu’opéraient les acteurs du commerce. La question n’est donc pas tant de savoir si l’Internet va tuer les magasins. Quels que soient les maîtres des marchés de consommation de demain, les points de contact physiques seront toujours nécessaires. Pas nécessairement sous la forme qu’ils ont aujourd’hui, ce qui constituera le volet qualitatif de l’épisode de restructuration de l’appareil commercial dans lequel nous sommes engagés. La question est plutôt de savoir quels rôles les acteurs du commerce physique pourront jouer dans les nouvelles architectures de marché qui se mettent en place, la part de la valeur qu’ils seront en mesure de capter. Elle est aussi de mesurer les implications de ce qui vient sur notre quotidien, notre souveraineté, nos libertés. Mais c’est là (en apparence) un autre débat.


  1. Jean-Claude Daumas (dir.), Les révolutions du commerce. France, XVIIIe-XXIe siècle. Presse universitaire de Franche-Comté, 2020.
  2. Selon le guide spécialisé Panorama, entre 1998 et 2016, les surfaces commerciales de plus de 300 mètres carrés (hors centres commerciaux) ont progressé au rythme moyen de 4 %, alors que les marchés de consommation ne progressaient que de 1,5 % par an. Pour des constats similaires, voir la thèse de doctorat en urbanisme de Pascal Madry, « Ville et commerce à l’épreuve de la déterritorialisation », université de Bretagne occidentale, 2016.
  3. Pour une cartographie du portefeuille d’activités d’Amazon, voir Patrick Randall, « Amazon : un empire tentaculaire et insoupçonné », Les numériques, 31 janvier 2021 (www.lesnumeriques.com/vie-du-net/amazon-un-empire-tentaculaire-et-insoupconne-a159603.html).
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-6/l-e-commerce-va-t-il-tout-remplacer.html?item_id=5785
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