Bruno MARZLOFF

Sociologue, président de la Fabrique des mobilités.

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Les ailleurs du travail et la fin des bureaux

Le numérique, depuis assez longtemps, et un virus déclencheur d’une crise mondiale bousculent les consommations de temps, d’espace et de bâtiments. Le développement du télétravail ouvre sur de nouvelles hybridations entre ce qui est personnel et ce qui est professionnel. Les « sans bureau fixe » transforment le travail et les lieux du travail.

« Le travail ne peut plus être ce “bunker” qui tourne le dos au reste de la vie », plaidait-on en 2014 dans l’opuscule Sans bureau fixe 1. Cela change-t-il aujourd’hui ? Depuis le premier trimestre 2020, le virus frappe à la volée un fordisme congelé dans ses certitudes ; là où il s’enkystait, dans ses bureaux. La politique sanitaire, forçant le passage, contraint le jeu d’acteurs à s’extraire de ses rigidités, et les marchés du bâtiment à revoir leurs certitudes. Une boîte de Pandore s’ouvre qui déclenche des réactions en chaîne dans le proche et le lointain. La question cruciale reste celle de la qualité de vie, et en l’occurrence de l’habitat et du travail. Les sans bureau fixe balisent des voies inédites pour un secteur tertiaire dominant l’économie, en attendant pour le reste les progrès de l’IA et des robots. Suivons-les dans un survol de leurs remises en cause en huit fragments.

Fragment 1 : les friches

Le travail n’est plus un lieu mais des ailleurs. Les rythmes ne relèvent plus de la seule décision du donneur d’ordre, le travailleur en est partie prenante. Les sièges d’entreprise se désertent, les salariés s’éparpillent ; pour l’heure à domicile, mais demain ? L’Île-de-France libère des millions de mètres carrés de bureaux, dans le même temps où la réduction drastique de l’espace urbain dévolu à la voiture annonce une recomposition de la ville. La motown (ville de la voiture) bascule en zoomtown (la ville « à distance ») et la figure du nomade du travail gomme insensiblement les rythmes collectifs récurrents, cloisonnés et obsolètes du taylorisme. Nous avions oublié que la règle voulait que nous travaillions là où nous vivions. Ce lien entre le domicile et l'emploi – étiré à outrance et payé de temps perdus, de stress, de pollution et autres excès – a été trop longtemps bafoué. La mutation recèle de multiples angles morts, à peine esquissés dans ce qui va suivre. Plus importante sera la transformation du bureau, plus féconde sera celle de la ville, du travail, de l’emploi et du quotidien.

Fragment 2 : le travail à distance

Mars 2020. Le travail à distance touche brutalement un tiers des actifs en France. Le virus a frappé, mais le crash test du travail à domicile s’est bien passé : selon un sondage, 83 % de personnes disent avoir réussi à gérer leur charge de travail. Le démembrement du travail est engagé sans retour, et avec lui une transformation du quotidien.

Mars 2021. Selon le ministère de la Fonction publique, 55 % des agents de l’État ont travaillé à domicile au moins un jour. Les entreprises résistent, les salariés du privé sont à la traîne (45 %). Certes, 39 % des postes ne sont pas éligibles à ce mode, selon le ministère du Travail 2. Cela révèle en creux un gisement solvable de quelque 60 %, comparable aux 58 % de télétravailleurs constants ou intermittents déjà estimés aux États-Unis selon Gallup 3. Le travail à distance pourrait concerner 73 % des actifs français dans le futur. Le mouvement se poursuit. On ne sait encore selon quels rythmes, dans quelle géographie des bureaux et des résidences, ni dans quelle sociologie de l’habitat.

Fragments 3 : le hiatus

Le paradigme du siège s’érode et laisse entrevoir un « marché » géographique des travailleurs. Des emprises d’espace et des laps de temps s’offrent à la reconquête des usages. Une cohorte d’actifs s’éloigne des villes et s’étoffe au fil des mois. Le plus souvent en proximité de la grande ville, mais parfois au-delà et jusque très loin. Les départements français se disputent les travailleurs à coups d’affiches dans le métro parisien pour vanter leur 5G, leur fibre et leur verdure. Les villes lorgnaient les entreprises, désormais elles visent les travailleurs. En Arkansas, une offre de 10 000 $ et un vélo pour attirer de nouveaux habitants a enregistré 25 000 demandes. Idem sur les pentes de La Clusaz en partenariat avec Airbnb, à Topeka (Kansas), à Niort ou à… Dubaï, au choix. Le travailleur devient une valeur sûre et sans doute plus rentable que le touriste. Les remote workers ont pris d’assaut l’archipel des Canaries, nous apprend Libération (21 mars 2021) et les lecteurs du Monde rêvent sur le farniente actif à Madère.

Pendant ce temps, San Francisco accuse une hémorragie des enseignes du numérique. Leurs salariés prennent la tangente, ne serait-ce que pour réduire significativement le poste logement de leur budget. Pour le président de Salesforce, « le travail de 9 heures à 17 heures est mort », et son immeuble au cœur de la brillante cité est abandonné. La messe serait dite : « les Américains pourraient ne jamais revenir au bureau, et Twitter mène la charge », claironne le Washington Post (1er octobre 2020). Les salariés de Twitter travailleront indéfiniment d’où ils veulent, au point de créer une nouvelle catégorie d’entreprises, les firms from nowhere. Ce qui conduit Alain Damasio 4 à enterrer « le beignet géant d’Apple » dans « une vieille SF centralisée en forêt primaire ».

Fragments 4 : les hybrides

Poussant la figure du travailleur autonome en 2030, la revue Usbek & Rica imagine que « Demain, les employeurs postuleront pour travailler avec toi, et te proposeront des missions en accord avec tes valeurs. » 5 À voir ! Dans ce tourbillon à la poursuite à la fois de qualité de vie et de travail, certains spéculent sur la confusion des sphères « pro » et « perso ». En témoigne le florilège de coliving, workcation et autres staycation (colocation, « travail en vacances », vacances en restant chez soi). Les promoteurs fantasment des débouchés commerciaux. Curieux cocktails de travail, de résidence, de tourisme et de vacances, de sport, de bien-être, de méditation… Ainsi Hyatt adapte ses hôtels au télétravail et MK2 conjugue hôtel et cinéma et ne s’interdit pas d’y héberger des télétravailleurs. Ces métissages conduisent à d’autres regards sur le logement, mènent fatalement à des lieux de vie hybrides et appellent à une recomposition des localisations. The Atlantic conclut que le travail à distance des années 2020 sera à la géographie résidentielle ce que furent les autoroutes des années 1950 aux États-Unis, un éclatement spatial 6.

Fragments 5 : les « démobilités »

Dans la foulée, les mobilités sont violemment revisitées. La chaussée des cités se déleste de l’automobile au bénéfice de plus de trottoirs et de pistes cyclables, entre envies de proximité et exigences de santé. La « démobilité » hier décriée se trouve nombre d’avocats, soulevant nombre de contradictions entre les attentes des usagers et la dynamique de certains marchés. Ceux des transports au premier chef. L’aérien s’effondre. Le train et les transports publics tiennent par le soutien de la puissance publique. Avec la voiture poussée hors de la ville, tout cela ne va pas sans dégâts collatéraux. Lagazette.fr observe ainsi que « les financements, fiscaux comme tarifaires, pourraient se trouver déséquilibrés par le recul de l’immobilier de bureau et de la demande de transport » 7.

Dans une forme d’emballement, les manières de se déplacer, de faire des courses, de se soigner, de sociabiliser… n’ont jamais connu de tels sauts d’usage que ceux que la pandémie nous a donné à voir. La maturité du numérique était là, massive. Il manquait l’amorce. Quand la relocalisation du travail consacre la distance, l’e-commerce revendique un saut de 28 % sur 2020. Partant de rien, plus de 20 % des consultations médicales se font désormais par écran interposé. Surfant sur les facilités banalisées du numérique, nombre d’actifs se dissipent dans ces ailleurs pour un cocktail de loyers plus accessibles, de calme, de santé, de nature, bref de bien-être. Le divorce d’avec le bureau installe une étrangeté vite assimilée. Certains s’entêtent, arguant d’une osmose nécessaire des fonctions d’interaction que seul le siège prodiguerait. Qu’il reste le pivot des relations sociales, soit ! Mais si les employés se projettent en moyenne près de la moitié du temps de travail hors entreprise 8, pourquoi ne sauraient-ils pas développer ailleurs aussi ces fonctions ?

Le déclic du télétravail de masse, érigé en impératif sanitaire, suscite le discernement et trouble les salariés : « 40 % disent que cette crise leur a fait prendre conscience que leur emploi n’a aucun sens », constate le psychologue Christophe Nguyen dans le Monde 9. La pandémie puis le mode de vie à distance exacerbent le nombre et les sollicitations des bullshit jobs, ces « emplois à la con » faits de tâches inutiles et sans intérêt mis en lumière par l’anthropologue David Graeber. Le face-à-face avec soi-même du télétravail, miroir cruel de l’essence de nos activités professionnelles, renforce cette lecture.

Fragment 6 : la présence autrement

Cette vague d’éloignement n’est-elle pas aussi une tentative de mise à distance de l’autorité du travail ? Oui et non. De même que la distance n’empêche pas la subordination, elle permet d’autres pratiques collaboratives, des voix et des visages pour accompagner, échanger et faire société. Loin du siège, le travailleur jeté dans le bain de l’autonomie négocie cette balance. Choisir où travailler une fois la pandémie écartée, c’est définir comment faire communauté. L’individualisation des pratiques était en germe dans la massification du numérique. L’autonomie comme maîtrise d’usage n’implique pas l’isolement. Le collectif, l’accompagnement et la solidarité existent aussi à distance. Les actifs ont éprouvé un autre environnement. Ils ont vécu le « distanciel » avec le contexte et les intrusions professionnelles dans leur vie privée. Ils ont éprouvé les limites du domicile comme bureau. Pour 88 % des salariés, cet équilibre personnel se situe en tête, avec le salaire, des conditions du bien-être au travail, selon l’Observatoire des rythmes du travail 10.

Fragment 7 : la proximité comme valeur

La cohorte des déracinés du travail trouvera ses escales. La montée à bas bruit depuis une petite dizaine d’années d’espaces de coworking, de fablabs et autres makers places amorçait la transition. D’autres projets émergent, souvent portés par les territoires (ainsi la région Occitanie), à la fois pour la réduction des trafics afférents mais aussi pour la vitalité économique pressentie dans ces lieux. Au printemps 2020, le gouvernement annonce 500 « manufactures de proximité », « des espaces de travail collectif permettant aux entrepreneurs de mutualiser leurs réseaux et leur matériel ». L’immobilier cultive aussi le proche. La société Morning (conceptrice d’espaces de travail) développe à l’aide d’un promoteur un réseau de « bureaux de proximité ». Certains sous enseignes propriétaires rassemblent des essaims locaux de travailleurs d’une même entreprise, d’autres sont désormais ouverts à tous.

Fragment 8 : l’archipel du travail

Comment aborder la fin des bureaux et réconcilier le travail et le quotidien ? La ville s’écrira sur les traces du travailleur en quête d’ancrages. Crucial dans la fabrique de l’habiter, la localisation du travail en structure le cadre. À ce titre, le travail façonne la ville. L’expérience actuelle, résultant du virus, teste les flexibilités issues des intelligences numériques. Celles-ci font exploser l’architecture tayloriste. L’invocation par l’architecte de Trinity, à La Défense, « d’une tour à vivre, un lieu où chacun sente qu’il est quelqu’un » 11 ne sauvera pas l’affaire. L’enjeu est moins d’imaginer le flex office que de penser les partitions de temps et d’espaces du travailleur. Le travail, c’est le moment et l’endroit où est le mobile. L’homme au fil de ses outils et réseaux brode une dentelle spatiale et une trame temporelle neuve. Ce tissage est le fait majeur de la mutation engagée.

Face à une mythologie du bureau enrayée, la relocalisation du travail dessinera un pêle-mêle d’atterrissages dans et hors de la cité. La figure de l’archipel surgit ici et là, que des réseaux nouveaux irriguent, que des hubs relient. Un autre « habitat » du travail se forge entre les extrêmes du siège et du domicile. Reste à nourrir cet entre-deux et son maillage où chacun se définira un bassin de travail « multisitué ». La malléabilité de la ville et la « proximité » que permet le numérique feront leurs preuves pour incarner ces pratiques.


  1. Le lecteur peut retrouver les attendus de la présente réflexion dans l’ouvrage Sans bureau fixe, de Bruno Marzloff (FYP, 2014) ou plus aisément dans l’excellente synthèse qu’en a fait l’agence d’urbanisme Audiar (https://www.audiar.org/sites/default/files/documents/etudes/sans-bureau-fixe_marzloff_synthese_web_0.pdf). Voir aussi l’entretien de l’auteur en 2016 avec Ariella Masboungi – Grand prix de l’urbanisme –, lors du colloque « Le travail change. Et la ville ? » (https://club-ville-amenagement.org/wp-content/uploads/cr_5a7_b.marzloff_230316_cva__le_travail_change_et_la_ville_.pdf). Bref, ces mutations couvaient depuis longtemps.
  2. https://travail-emploi.gouv.fr/actualites/l-actualite-du-ministere/article/teletravail-resultats-d-une-etude-sur-l-activite-professionnelle-des-francais.
  3. https://news.gallup.com/poll/321800/covid-remote-work-update.aspx.
  4. « Serf-made man ? », in Au bal des actifs. Demain le travail, La Volte, 2017.
  5. https://usbeketrica.com/fr/article/2030-disparition-des-metiers-recrutement-inverse-ou-turnover-officialise.
  6. https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2021/02/remote-work-revolution/617842/ ?ref=nodesk.
  7. https://www.lagazettedescommunes.com/718590/teletravail-des-impacts-financiers-potentiellement-lourds/.
  8. http://workplace-management.essec.edu/mon-bureau-post-confinement/mon-bureau-post-confinement-ii.
  9. https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/02/03/teletravailleurs-patrons-precaires-la-grande-deprime-des-francais-face-a-la-crise-liee-au-covid-19_6068565_3234.html.
  10. https://pros.welcometothejungle.com/fr/resources/observatoire-welcome-2020/.
  11. https://www.lemonde.fr/culture/article/2021/03/23/trinity-la-tour-qui-embellit-la-defense_6074221_3246.html.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-6/les-ailleurs-du-travail-et-la-fin-des-bureaux.html?item_id=5795
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