Jean-Marc DANIEL

Professeur émérite à l’ESCP Business School.

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Pour une écologie libérale

À rebours de ce que soutiennent les tenants de l’écologisme radical, décarboner ne suppose pas de mettre fin à l’économie de marché. Il est possible de concilier croissance et climat, sauvegarde de l’environnement et protection des libertés. Un programme écologique libéral, appuyé sur la science économique, passe par la préservation de la concurrence, l’établissement d’une taxe carbone, le soutien à l’innovation.

La période actuelle est marquée par l’affirmation d’une « écologie punitive » qui a fait sien l’Oportet pati (« Il faut souffrir ») des stoïciens de l’Antiquité. Celle-ci réclame entre autres, à cor et à cri, la disparition de l’économie de marché, jugée incompatible avec la sauvegarde de la planète. Par exemple, l’activiste canadienne Naomi Klein, connue pour ses prises de position résolument anticapitalistes, a rejoint le combat écologiste et milite pour un retour imposé au niveau de consommation de 1970, soit une division par deux du pouvoir d’achat.

Cette écologie radicale suscite par ses excès les réactions négatives de certains, comme Michel Onfray, qui parle d’« heuristique de la peur » et a commenté en ces termes le phénomène Greta Thunberg : « Se pâmer devant la ventriloquie d’une jeune fille qui débite les discours que des adultes lui écrivent est un signe de nihilisme 1 . »

Ces réactions de rejet d’un écologisme sans nuances sont d’autant plus compréhensibles que la science économique fournit des réponses au problème environnemental dans le cadre du respect des lois de l’économie marchande.

Et, de même que la société capitaliste a non seulement survécu à tous ses fossoyeurs autoproclamés se réclamant peu ou prou de la défense du communisme, mais encore a apporté une amélioration objective des conditions de vie de l’ensemble de la population mondiale, de même il existe une réponse libérale aux problèmes et aux impasses que soulèvent les écologistes 2 .

Mérites et leçons de la physiocratie : respect du droit de propriété et promotion de la concurrence

En fait, dès sa naissance, au XVIIIe siècle, la science économique a mis en avant les problèmes de l’articulation entre la nature et la possibilité pour l’homme de la valoriser par son travail. Les économistes de référence de l’époque avaient donné à leur école le nom de « physiocratie », qui signifie, eu égard à son étymologie grecque, « pouvoir de la nature ».

Leur chef de file se nomme François Quesnay, qui vécut de 1694 à 1774. Il résume ses théories dans un livre intitulé Maximes générales du gouvernement agricole (1767). Dans ces maximes, qui sont au nombre de trente, c’est la nature qui est la référence ultime, qui fonde l’ordre selon lequel toute société doit s’organiser.

Cette idée s’exprime notamment dans la troisième maxime, qui dispose : « Que le souverain et la nation ne perdent jamais de vue que la terre est l’unique source des richesses et que c’est l’agriculture qui les multiplie. Car l’augmentation des richesses assure celle de la population ; les hommes et les richesses font prospérer l’agriculture, étendent le commerce, animent l’industrie, accroissent et perpétuent les richesses. »

Parmi les éléments qui conduisent au respect et à la valorisation durable de la nature, il y a le droit de propriété.

C’est la quatrième maxime qui le précise : « Que la propriété des biens-fonds et des richesses mobilières soit assurée à ceux qui en sont les possesseurs légitimes, car la sûreté de la propriété est le fondement essentiel de l’ordre économique de la société. C’est la sûreté de la possession permanente qui provoque le travail et l’emploi des richesses à l’amélioration et à la culture des terres et aux entreprises du commerce et de l’industrie. »

Qu’il nous soit permis de compléter cette défense de la propriété privée par une autre citation : « Il est certain que le droit de propriété est le plus sacré de tous les droits des citoyens, et plus important à certains égards que la liberté même ; soit parce qu’il tient de plus près à la conservation de la vie ; soit parce que les biens étant plus faciles à usurper et plus pénibles à défendre que la personne, on doit plus respecter ce qui peut se ravir plus aisément ; soit enfin parce que la propriété est le vrai fondement de la société civile, et le vrai garant des engagements des citoyens : car si les biens ne répondaient pas des personnes, rien ne serait si facile que d’éluder ses devoirs et de se moquer des lois. »

Cette citation est importante car elle est extraite de l’article « Économie » (1755) de l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert. Il se trouve que son auteur n’est autre que Jean-Jacques Rousseau, que l’on peut considérer à la fois comme un représentant des aspirations démocratiques de l’époque et un précurseur en matière de défense de l’environnement.

Au droit de propriété, les physiocrates ajoutent un outil fondamental à leurs yeux qui est la concurrence. Pierre Samuel Dupont de Nemours, un des disciples de Quesnay, qui termine sa vie aux États-Unis, où il fonde, avec un de ses fils, une entreprise chimique appelée à devenir un géant mondial du secteur, illustre parfaitement l’efficacité de la concurrence quand il écrit : « Les fabriques et le commerce ne peuvent fleurir que par la liberté et la concurrence, qui dégoûtent des entreprises inconsidérées ; qui mènent aux spéculations raisonnables ; qui préviennent les monopoles et restreignent à l’avantage du commerce les gains particuliers des commerçants ; qui aiguisent l’industrie et simplifient les machines ; qui diminuent les frais onéreux de transport et de magasinage ; qui font baisser le taux d’intérêt et d’où il arrive que les productions de la terre sont à la première main achetées le plus cher qu’il soit possible au profit des cultivateurs et revendues en détail le meilleur marché qu’il soit possible au profit des consommateurs, pour leurs besoins et pour leurs jouissances. »

La concurrence est de fait le moyen le plus efficace de maintenir la pression sur les entreprises afin qu’elles adoptent une attitude vertueuse. Tout producteur menacé de voir partir ses clients vers son concurrent parce que celui-ci prend mieux en compte le développement durable modifiera nécessairement son comportement.

Pensée moderne : taxe « pigouvienne » et prix du carbone

À ces deux éléments que nous laisse en héritage la physiocratie, les économistes ont ajouté la mobilisation de la fiscalité, selon les idées développées au début du XXe siècle par l’économiste anglais Arthur Pigou. Esprit fécond, il doit le regain d'intérêt qu’on lui accorde aujourd’hui à ses thèses sur ce que l’on appelle des « externalités ». Une externalité est une activité économique dont les conséquences ne sont pas prises en compte dans les prix. Quand une industrie pollue et, en particulier, quand elle envoie du gaz carbonique dans l’atmosphère, elle perturbe la vie et l’activité de son voisinage sans avoir à payer quoi que ce soit. Économiquement parlant, on considère qu’il y a là une « externalité négative ». Quand un agent est ainsi responsable d’un coût social supérieur au coût privé, Pigou défend l’idée que le rôle de l’État est de prélever un impôt équivalent à la différence entre ces deux coûts (on parle dès lors de « taxe pigouvienne »). Ce type de taxe est considéré, désormais par les économistes comme le moyen le plus pertinent pour inciter le consommateur à réduire ses achats de biens polluants, à réorienter sa consommation et in fine, à faire pression sur le producteur.

L’économiste Christian Gollier est devenu en France une référence sur le recours à une taxe pigouvienne pour lutter contre le réchauffement climatique, au point d’assurer un cours sur ce sujet au Collège de France. Il en a prononcé la leçon inaugurale le 9 décembre 2021. Le titre de cette leçon est explicite : « Entre fin de mois et fin du monde. Économie de nos responsabilités envers l’humanité 3 . »

Et l’introduction est très parlante : « Alors qu’il existe un consensus fort sur la nécessité et l’urgence d’agir vigoureusement pour lutter contre le changement climatique, la confusion reste totale au niveau politique et des opinions publiques sur la façon d’y parvenir, notamment par une adaptation ou une révolution de notre système économique actuel. Jusqu’où faut-il sacrifier le pouvoir d’achat des générations présentes pour affronter nos responsabilités envers les générations futures ? Comment concilier un objectif climatique ambitieux avec la justice sociale ? Quelles sont les actions climatiques les plus efficaces, intégrant les impératifs financiers, mais aussi les autres impacts sur le bien-être (impact des éoliennes sur le paysage, risque nucléaire…) ? Comment s’assurer que les actions climatiques les plus efficaces sont bien celles qui seront mises en œuvre en priorité dans notre système économique décentralisé ? »

La réponse à toutes ces questions réside, selon lui, dans la fixation d’un prix du carbone par l’État au travers de l’instauration d’une taxe pigouvienne. Cette idée est largement partagée parmi les économistes.

Ainsi, dans une note de 2019 intitulée « Pour le climat : une taxe juste, pas juste une taxe », le Conseil d’analyse économique, un groupe de réflexion rattaché à Matignon 4 , écrivait :

« La lutte contre le changement climatique réclame une action résolue sur les investissements et les comportements et, à ce titre, le “signal-prix”, via la fiscalité environnementale, est un outil incontournable. »

Va dans le même sens l’économiste qui a reçu en 2018 le prix Nobel pour avoir travaillé sur le problème du réchauffement climatique. Il s’agit de William Nordhaus, professeur à l’Université Yale, spécialisé dans la théorie des choix publics. Dans son livre Le casino climatique, il défend le principe de l’instauration d’une taxe sur le carbone augmentant régulièrement 5 . Il écrit notamment :

« Une politique efficace se renforce progressivement – aussi bien pour accorder aux individus le temps de s’adapter à un monde où le prix du carbone est élevé que pour serrer de plus en plus la vis aux émissions carbonées. »

Cela veut dire qu’il faut instaurer une taxe carbone dont le montant s’adapte à l’acceptabilité publique du prix et tient compte également de l’évolution initiale du prix du pétrole, pour parvenir à un prix final du carbone dissuasif sans être excessif.

Pour William Nordhaus, le bon prix économique à incorporer dans le prix final d’un produit était en 2022 autour de 50 € par tonne de CO2 émise. Il admettait néanmoins que ce prix pourrait se révéler trop faible et que la sagesse écologique pourrait exiger 75 €.

Un autre spécialiste du sujet est l’économiste britannique Nicholas Stern. Cet enseignant à la London School of Economics a rédigé en 2006 le premier rapport sur le réchauffement climatique conçu par un économiste. La principale conclusion de ce rapport est qu’en matière environnementale, le coût à long terme du statu quo serait plus élevé que celui d’un effort immédiat. D’après les calculs de Nicholas Stern, si rien n’est fait, le réchauffement climatique pourrait conduire, à l’horizon 2050, à une baisse de 5 % à 20 % du produit intérieur brut (PIB) mondial de 2005, alors qu’une stabilisation effective des émissions de gaz à effet de serre n’amputerait que de 1 % par an le revenu mondial, ce que la croissance prévisible compenserait amplement.

Nicholas Stern propose à l’heure actuelle un prix du carbone beaucoup plus élevé que celui de William Nordhaus, puisqu’il est de l’ordre de 150 €.

Quant à Christian Gollier, il valide la méthode de William Nordhaus. En particulier, il affirme la nécessité de répondre à l’urgence climatique sans réduire brutalement le pouvoir d’achat de la population. Il ne cache pas la difficulté de ce qui, pour lui, relève du défi. C’est ainsi qu’il a déclaré fin 2021 sur la radio France Culture :

« Il y a des contextes où l’on peut quantifier le risque auquel on est confronté : par exemple, quand on achète un portefeuille d’actions, on peut le faire car on observe son évolution sur le long terme, et on peut évaluer, quantifier, rationaliser. Mais que se passe-t-il quand on est confronté à des incertitudes non quantifiables ? C’est vrai que quand on raisonne sur les déchets nucléaires, ou sur le changement climatique qui va affecter les générations futures, il est difficile de mettre une probabilité sur, par exemple, le scénario d’un retour à l’âge de pierre. Il faut alors se demander comment rationaliser nos choix individuels et collectifs dans ce cadre-là. »

Il estime cependant qu’avec une valeur de 75 € la tonne de CO2, les incitations ne seront pas suffisantes, les efforts resteront trop limités et la température montera de 3 °C d’ici à la fin du siècle. Il propose non seulement de fixer le prix à 150 €, comme Nicholas Stern, mais encore de le faire augmenter régulièrement jusqu’à atteindre 500 € en 2050.

Ne pas oublier l’innovation et rester prudent

Pour éviter qu’une telle évolution ne soit nécessaire et pour préserver le plus possible le pouvoir d’achat, il est évident que l’innovation, qui est au centre du capitalisme, est l’outil à privilégier. C’est elle qui contribuera le plus largement à la préservation de la nature. C’est ce que constatait d’ailleurs dans une note d’octobre 2021 la direction du Trésor 6 :

« Depuis 2000, la baisse des émissions de gaz à effet de serre de l’industrie française provient exclusivement du progrès technique incorporé dans les investissements visant à neutraliser la pollution et à améliorer les procédés de fabrication. »

Aller au-delà d’une taxe carbone qui implique l’ensemble des citoyens dans la lutte pour le climat et d’un soutien public et privé à l’innovation, notamment par des remises en cause de la concurrence et des processus de fixation des prix qu’elle induit, ou par la remise en cause du droit de propriété en confiant à l’État des pans entiers de l’appareil productif, serait abusif et dangereux.

N’oublions jamais en effet ce qu’écrivait Benjamin Constant, dès le chapitre I de ses Principes de politique (1815) :

« La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commencent l’indépendance et l’existence individuelle s’arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable que le despote qui n’a pour titre que le glaive exterminateur ; la société ne peut excéder sa compétence sans être usurpatrice, la majorité sans être factieuse. »



  1. Voir l’entretien accordé par Michel Onfray à Die Welt en août 2019, https://michelonfray.com/archives/greta-thunberg-michel-onfray-repond-aux-critique.
  2. Voir Jean-Marc Daniel, Redécouvrir les physiocrates. Plaidoyer pour une économie intégrant l’impératif écologique, Odile Jacob, 2022.
  3. Christian Gollier, Entre fin de mois et fin du monde. Économie de nos responsabilités envers l’humanité, Fayard-Collège de France, coll. « Leçons inaugurales », 2022.
  4. La note est disponible à cette adresse : www.cae-eco.fr/Pour-le-climat-une-taxe-juste-pas-juste-une-taxe.
  5. William Nordhaus, Le casino climatique. Risques, incertitudes et solutions économiques face à un monde en réchauffement, De Boeck, 2019.
  6. « La décarbonation de l’industrie en France », Trésor-Éco, no 291, 7 octobre 2021. www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2021/10/07/la-decarbonation-de-l-industrie-en-france.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-3/pour-une-ecologie-liberale.html?item_id=7851
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