Dominique AUVERLOT

Ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts.

Partage

Capter et stocker le CO₂ : aujourd’hui un projet, demain une nécessité

Afin d'atteindre les objectifs de neutralité carbone, la réduction des émissions s'impose. S'impose également l'usage des technologies permettant le captage et le stockage du CO₂. Encore peu développés, parfois décriés, les projets reposant sur ces techniques deviennent nécessaires pour limiter le réchauffement climatique.

L'accord de Paris de 2015 engage les États à limiter le réchauffement climatique à un niveau bien inférieur à 2 °C. et si possible à 1,5 °C. par rapport à la fin du XIXe siècle, ce qui implique d'atteindre la neutralité carbone au cours de la deuxième moitié du siècle, autrement dit, selon les termes de l'accord, de « parvenir à un équilibre entre les sources et les obsorptions onthro­piques par les puits de gaz à effet de serre sur la base de l'équité, et dons le contexte du développement durable et de la lutte contre la pauvreté ». Malheu­reusement, le constat est implacable : la courbe de l'augmentation de la concentration de CO2 dans l'at­mosphère, qui est le reflet de l'effet de serre et du réchauffement de la planète, est, par la régularité de sa croissance, l'une des plus belles qui soient. Nulle trace sur celle-ci du sommet de la Terre de 1992, de l'accord de Kyoto ou de celui de Paris. La courbe s'accélère même au début des années 2000, avec la croissance économique de la Chine.


Concentration en CO2 dans l'air mesurée par l'observatoire de Mauna Loa (Hawaï)

Source : National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA). https://gml.noaa.gov/ccgg/trends.
Note : le sigle « ppm » signifie « partie par million ». Cette unité de mesure permet de savoir, en l'espèce, combien de molécules de CO2 on trouve sur un million de molécules d'air.


Le raisonnement est dès lors simple : pour limiter l’augmentation de température de la planète et parvenir à la neutralité carbone, nous devons arrêter la croissance de cette courbe. Et comme la concentration maximale qui sera atteinte conduira vraisemblablement à dépasser l’augmentation de température de 2 °C inscrite dans l’accord de Paris, nous devons limiter au maximum nos émissions de gaz à effet de serre (GES) et nous préparer à devoir faire décroître la concentration de CO2 dans l’atmosphère, autrement dit, à retirer du CO2 de l’atmosphère en le plaçant dans des puits de carbone. Le sixième rapport du GIEC 1 , paru en mars 2022, souligne ainsi que l’élimination du dioxyde de carbone dans l’atmosphère pour contrebalancer les émissions résiduelles difficiles à réduire est inévitable si l’on veut atteindre des émissions nettes nulles.

S’il importe de réduire les émissions de CO2, il faut aussi améliorer nos capacités de captage et de stockage 2 .

En s’inspirant des travaux d’Isabelle Czernichowski-Lauriol 3 , du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), plusieurs types de capture du carbone peuvent être distingués suivant la nature du stockage utilisé :

  • d’abord, les puits de carbone dits « naturels », mais pour lesquels une intervention humaine est nécessaire pour les préserver ou les renforcer. Les forêts en croissance constituent un puits de carbone capable de retirer du CO2 de l’atmosphère par le mécanisme de la photosynthèse, tout comme peuvent l’être les sols et les terres agricoles qui stockent de la matière organique (humus, débris végétaux), ainsi que les océans, qui piègent du CO2 atmosphérique par dissolution dans l’eau ;
  • ensuite, les puits de carbone dits « technologiques » : il s’agit essentiellement du puits de carbone géologique, qui consiste d’abord à capter le carbone puis à le stocker sous terre dans une couche géologique, au-delà d’un kilomètre de profondeur ;
  • et, enfin, le stockage du carbone dans des matériaux, que ce soient des matériaux de construction (bois par exemple) ou dans des produits chimiques.

On s’intéressera ici au captage et au stockage du CO2 non pas dans l’atmosphère, où il est très dilué, mais dans les rejets des installations industrielles, qui présentent des concentrations nettement plus élevées, ce qui en rend la capture plus facile.

2010 : la nécessité d’un rêve de captage et de stockage 4

En 2006-2007, le Centre d’analyse stratégique avait mené, sous la présidence de Jean Syrota, un exercice sur les perspectives énergétiques de la France à l’horizon 2020-2050 5 . Il soulignait que la part du CO2 émis dans l’atmosphère par les centrales thermiques au charbon représentait 26 % des émissions mondiales de CO2 : la mise en place, sur ces installations, de dispositifs de capture et de stockage du CO2 devenait dès lors prioritaire. Si nous regardons la situation quinze ans plus tard, la décennie 20102020 peut être qualifiée de décennie perdue. Sur les quelques dizaines de projets envisagés au début des années 2010, seuls deux ont vu le jour sur des centrales thermiques de faible taille 6 : Boundary Dam 3 au Canada (115 mégawatts – MW) et Petra Nova aux États-Unis (Texas, 240 MW), qui a été mise sous l’éteignoir en juillet 2020 à la suite de la chute du prix du pétrole.

Deux explications peuvent être avancées. D’abord, la mise en place de ces dispositifs conduit à une perte de rendement coûteuse pour l’installation et ne présente donc pas de modèle économique viable. Ensuite, la volonté, notamment dans l’Union européenne, de fermer à moyen terme les centrales à charbon n’a pas incité les industriels à réaliser des investissements qu’ils n’auraient pas le temps de rentabiliser.

Le besoin reste cependant extrêmement important, notamment en Chine. Le marché charbonnier mondial est certes en déclin, mais on évalue à plus de 1 térawatt la capacité des centrales (principalement en Chine) qui ont moins de 20 ans d’âge et vont continuer de fonctionner pendant plusieurs décennies : le déploiement du captage et du stockage dans ces installations est donc toujours nécessaire et conduirait à des gains extrêmement importants.


Répartition du parc mondial des centrales thermiques au charbon suivant leur âge (en gigawatts)

Source : Sylvie Cornot-Gandolphe, présidente de SCG Consulting.


Bonne nouvelle : les capacités mondiales de stockage estimées sont très supérieures aux besoins de stockage nécessaires pour lutter contre le réchauffement climatique. Le Global CCS Institute 7 indique qu’il existe des ressources de stockage dans dix-huit pays, pour un total potentiel de stockage de 12 960 milliards de tonnes de CO2 (GtCO2), et ce alors que les différents scénarios du GIEC prévoient de stocker jusqu’à 1 200 GtCO2 en cumulé d’ici à 2100.

Dans son scénario « Net zero emissions by 2050 », l’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit, plus modestement, de capter 7,6 GtCO2 par an en 2050 et de créer des émissions négatives en captant le CO2 directement dans l’air ou dans les émissions des unités de production d’électricité à partir de biomasse.


Répartition, en fonction de leur origine, des quantités de CO2 capturées en 2050 dans le scénario « Net zero emissions by 2050 » de l’AIE (en GtCO2)


La décennie 2020-2030 : le rêve retrouvé de captage et de stockage du CO2

Les années 2020 voient le retour des projets de captage et de stockage sous la pression de l’accroissement de la lutte contre le changement climatique. Ainsi, selon l’AIE, plus de 100 projets ont été annoncés en 2021 dans une dizaine de pays, principalement aux États-Unis et en Europe.

Les bases économiques de ces projets de captage et de stockage sont très différentes de la décennie passée et correspondent à un nouveau modèle économique. La première idée consiste, au lieu de s’adresser à une seule usine, typiquement une centrale thermique au charbon, à regrouper plusieurs industriels de façon à mutualiser les coûts et les risques du projet. Un effet d’échelle doit être systématiquement recherché afin d’abaisser les coûts. Le gouvernement britannique a ainsi défini, en étroit partenariat avec les industriels, plusieurs clusters bénéficiant de sites de stockage géologique offshore, dont deux devraient être mis en service au milieu des années 2000 et deux supplémentaires à l’horizon 2030, ce qui permettrait de capturer de 20 à 30 millions de tonnes de CO2 (MtCO2) chaque année. Le soutien public doit, par ailleurs, être important afin de permettre le développement de ces projets innovants. Longship (« drakkar ») est le premier projet de CCS commercial en cours de construction en Norvège. Bénéficiant d’un fort soutien du gouvernement norvégien, il devrait recueillir les émissions d’une cimenterie et de l’incinérateur Fortum de la ville d’Oslo.

Une dernière innovation passe par la création de services pour le transport et le stockage de CO2. C’est, toujours en Norvège et en étroite complémentarité avec Longship, le projet Northern Lights, qui repose sur la présence d’un réservoir géologique de grande importance au large de la côte. TotalEnergies, avec ses partenaires Equinor et Shell, a lancé à partir de ce site la première filière commerciale de transport et de stockage géologique de CO2. Les navires (7 500 m3) permettant le transport du CO2 jusqu’à un site relié à la couche géologique présente au large de la Norvège sont en cours de construction.

Ce schéma associant plusieurs industriels, de grandes quantités de CO2, un service de transport et un soutien du gouvernement se retrouve dans un grand nombre de projets, notamment en France. Citons ainsi celui de l’axe Val de Seine dans lequel 15 % des émissions industrielles françaises sont produites. Sur les 70 points d’émission industrielle de CO2, l’objectif est de se concentrer sur les 40 les plus faciles à capter. Air Liquide, TotalEnergies, Esso, Yara (production d’ammoniac) et Borealis ont signé, fin octobre 2021, au Havre, un mémorandum par lequel ils s’engagent collectivement à capter jusqu’à 3 millions de tonnes de CO2 par an à l’horizon 2030. Le CO2 serait ainsi prélevé sur chaque source d’émission, puis acheminé par pipeline, liquéfié et stocké en bout de chaîne dans le port du Havre avant d’être transporté en mer du Nord, où il serait séquestré dans des couches géologiques.

C’est également, dans et autour de la zone industrielle de Houston, le projet à grande échelle d’Exxon, qui, avec treize autres partenaires industriels, prévoit de traiter 50 MtCO2 par an en 2030 – et 100 MtCO2 en 2040. Pour satisfaire le scénario de l’AIE, 50 à 70 projets d’une taille équivalente seraient nécessaires en 2050.

Un rêve de captage et de stockage est-il possible dans les transports ?

L’usage du captage et du stockage dans le secteur des transports se heurte à la multiplicité des sources d’émissions qui ne permet pas de mettre en place des dispositifs bénéficiant d’un effet de taille.

Dans le secteur maritime, il n’existe pas aujourd’hui de solution universelle qui permettrait d’atteindre à la fois la neutralité carbone et la dépollution du secteur, ce d’autant plus que la diversité des navires et de leurs motorisations est très importante. Le recours au GNL équipé d’un dispositif de capture et de stockage du CO2 pour les navires les plus importants permettrait de conserver les motorisations existantes ainsi que les chaînes d’approvisionnement en gaz naturel. Elle est envisagée notamment dans la feuille de route japonaise 8 vers un transport maritime international à zéro émission et a été expérimentée en octobre 2021 avec succès par la compagnie maritime japonaise Kawasaki Kisen Kaisha (K Line).

Les études menées montrent que cette technologie pourrait être envisagée pour de nombreux navires sans être limitée aux seuls bâtiments de très grande taille. L’installation de ce dispositif à bord d’un navire utilisant le GNL comme carburant permet de bénéficier d’une source froide pour la liquéfaction du CO2 et de la chaleur de la combustion pour la régénération du solvant. Cette technique n’est cependant pas encore dans une phase de déploiement industriel. Si son intérêt économique était confirmé, il conviendrait d’équiper non seulement les navires neufs, mais également les navires existants. Le CO2 ainsi obtenu à bord des bateaux pourrait être soit transporté et stocké dans des couches géologiques, soit réutilisé, notamment dans la fabrication de carburants synthétiques (à condition de trouver le modèle économique correspondant). Un navire équipé d’un dispositif de capture et de stockage du CO2 et utilisant du biogaz pourrait donner lieu à des émissions négatives. Mais il devrait probablement bénéficier d’un prix élevé du CO2 pour se développer.

Conclusion

Nous n’avons guère le choix ! Dans une transition incertaine vers un monde neutre en carbone, nous devons mettre en œuvre les technologies qui nous permettent de limiter, voire de diminuer la concentration de CO2 dans l’atmosphère. Certes, les projections les plus sérieuses n’envisagent pas que la réduction des émissions permise par le captage et le stockage puisse représenter plus de quelques pour cent de ce qu’exige l’ambition de neutralité carbone. Mais toutes s’accordent pour affirmer que, faute de déploiement de ces techniques, cet objectif resterait hors d’atteinte.

De telles installations ne pourront se réaliser que si l’opinion publique est convaincue que le CO2 est effectivement stockable en profondeur et ne s’oppose pas à des projets qui permettront, pour certains, de continuer à utiliser des hydrocarbures d’origine fossile.

Plus généralement, il s’avère également nécessaire de développer toutes les technologies possibles, non seulement de capture du CO2 dans l’atmosphère (reforestation, accroissement du contenu carbone des sols, prélèvement direct dans l’air, etc.), mais aussi d’utilisation de celui-ci.



  1. Les rapports du GIEC sont disponibles sur le site : www.ipcc.ch.
  2. Cette contribution s’inspire largement des articles parus dans le numéro de la revue des Annales des mines de janvier 2022 sur le captage, le stockage et l’utilisation du carbone (Responsabilité & environnement, no 105, 2022), www.annales.org/re/2022/re_105_janvier_2022.html.
  3. Voir son article « Captage et stockage du CO2 : le puits de carbone géologique », Comptes rendus géoscience, vol. 352, no 4-5, 2020, pp. 383-399, https://doi.org/10.5802/crgeos.20.
  4. Ces techniques sont souvent présentées et discutées dans les cercles spécialisés à partir du sigle CCS, tiré de l’anglais carbon capture and storage.
  5. Rapport disponible à cette adresse : http://archives.strategie.gouv.fr/cas/content/les-perspectives-energetiques-de-la-france-l%E2%80%99horizon-2020-2050-0.html.
  6. Des dispositifs de capture du CO2 ont néanmoins vu le jour sur des gisements de méthane pour séparer le méthane du dioxyde de carbone.
  7. www.globalccsinstitute.com.
  8. Roadmap to Zero Emission from International Shipping, Ministry of Land, Infrastructure, Transport and Tourism, 2020, www.mlit.go.jp/common/001354314.pdf.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-3/capter-et-stocker-le-co₂-aujourd-hui-un-projet-demain-une-necessite.html?item_id=7850
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