Gérard-François DUMONT

Professeur émérite à Sorbonne Université, président de Population & avenir.

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Longévité future : l'avenir n'est pas écrit

Depuis les années 1960, l'espérance de vie dans le monde s'est accrue davantage que ce qu'envisageaient les projections. Aujourd'hui, la poursuite de la diffusion des progrès médicaux, pharmaceutiques et hygiéniques dans les pays du Sud, de nouvelles avancées médicales et l'intérêt croissant des grandes firmes issues de la révolution numérique pour la santé humaine conduisent à se demander si nous deviendrons tous centenaires.

Dans les années 1950-1955, à la suite des progrès réalisés depuis un siècle et demi, la moyenne mondiale de l'espérance de vie à la naissance avoisine 47 ans, contre 35 ans au XVIIIe siècle. Puis, de 1950-1955 à 2010-2015, cette moyenne enregistre des progrès considérables en seulement soixante ans : de plus de vingt-quatre ans pour les femmes et près de vingt-trois ans pour les hommes, soit légèrement plus de 50 %, ce qui porte cette moyenne respectivement à 72,7 ans et 68,3 ans.

Dans les années 1960, l'espoir d'une nouvelle hausse de l'espérance de vie est essentiellement fondé sur la poursuite escomptée du recul de la mortalité aux âges jeunes, dû plus précisément à trois baisses : la mortalité infantile (celle des nouveau-nés avant l'âge de 1 an), la mortalité infanto-adolescente (entre 1 an et l'âge adulte), et la mortalité maternelle (celle des femmes en couches ou par suite de couches).

Cet espoir se concrétise grâce à quatre facteurs principaux. D'abord, la multiplication de campagnes de vaccination évite de nombreuses maladies mortelles dès l'enfance. Ensuite, le développement des antibiotiques réduit les maladies infectieuses. En troisième lieu, l'amélioration des conditions d'hygiène, au domicile, dans les hôpitaux ou maternités comme dans l'espace public (réseaux d'eau potable, traitement des eaux usées, réseaux d'assainissement, modalités de recueil des déchets domestiques ou professionnels...) concourt à une meilleure santé. Enfin, les populations adoptent de meilleurs comportements de prévention sanitaire, tout particulièrement facilités dans les pays du Nord par des systèmes d'assurance-maladie ou par des politiques familiales qui contribuent, par exemple, à un meilleur suivi médical des grossesses et des jeunes enfants, avec le développement de la protection maternelle et infantile.

Des facteurs imprévus

Pourtant, au-delà des progrès escomptés, la hausse de l'espérance de vie se révèle supérieure aux projections effectuées par l'ONU ou Eurostat dans les années 1960 ou 1970. Comment l'expliquer ? Par un phénomène nouveau qui concerne essentiellement ou d'abord les pays du Nord : le recul - non envisagé - de la mortalité aux âges élevés, c'est-à-dire l'augmentation de l'espérance de vie à l'âge de la retraite. En effet, en moyenne mondiale, la hausse de l'espérance de vie à 65 ans est, entre 1950-1955 et 2010-2015, de 5,6 ans pour les femmes et de 4,8 ans pour les hommes, soit respectivement de 46,5 % et 45,9 % en soixante ans. Elle est encore plus élevée dans les pays du Nord.

FIGURE 1. L'ESPÉRANCE DE VIE À LA NAISSANCE DE LA POPULATION DANS LE MONDE


© Gérard-François Dumont. Chiffres WPP 2015, chiffres estimés puis projection.

FIGURE 2. L'ESPÉRANCE DE VIE À 65 ANS DE LA POPULATION DANS LE MONDE


© Gérard-François Dumont. Chiffres WPP 2015, chiffres estimés puis projection.

Cela s'explique parce que les années 1970 sont marquées, dans les pays du Nord, par un tournant fondamental dans les objectifs médicaux. Puisque la mortalité des nouveau-nés, des jeunes et des femmes enceintes y est réduite à un niveau quasi incompressible, avec des baisses, dans les pays plus avancés, pouvant aller jusqu'à 99 % par rapport aux niveaux de mortalité du début de l'ère industrielle, la médecine et la pharmacie peuvent désormais s'intéresser à la santé des personnes moins jeunes.

Aussi plusieurs éléments concourent-ils à l'augmentation de l'espérance de vie des personnes âgées. Il s'agit d'abord de la mise au point de nouvelles thérapies, par exemple dans le traitement du cancer ou des maladies cardio-vasculaires, du développement d'une chirurgie plus précise (microchirurgie) ou de la médecine d'urgence. Ensuite, des efforts sont conduits en matière de prévention : lutte antitabac ou contre l'alcoolisme, dépistage précoce des cancers, surveillance de l'hypertension et de l'hypercholestérolémie. En troisième lieu, de nombreuses initiatives visent à permettre à la personne âgée de mieux savoir entretenir son corps, user de ses neurones ou exercer sa mémoire.

En outre, en raison d'une alimentation plus variée pendant la vie active et d'une moindre pénibilité du travail due par exemple au développement du machinisme (pensons par exemple aux chariots élévateurs, aux équipements du foyer), les personnes arrivent en général en meilleure santé à l'âge de la retraite. Il en résulte, pour prendre l'exemple de la France 1, une hausse de l'espérance de vie qui se concentre sur les âges élevés. Ainsi, entre 1950-1955 et 2010-2015, l'espérance de vie à la naissance y augmente de 21,3 % pour les femmes et de 23,0 % pour les hommes, mais les pourcentages à 65 ans sont respectivement de 56,6 % et 57,4 %.

FIGURE 3. L'ESPÉRANCE DE VIE À LA NAISSANCE DE LA POPULATION EN FRANCE


© Gérard-François Dumont. Chiffres WPP 2015, chiffres estimés puis projection.

En conséquence, la vitesse et l'intensité du recul de la mortalité des personnes âgées ont rendu caduques les projections des années 1960 et 1970, contraignant les instituts à les réviser. Par exemple, pour la France, l'Insee, qui, en 1985, projetait une stabilisation de l'espérance de vie dès 2020, considère, dans les projections réalisées depuis, que la hausse va se poursuivre 2.

FIGURE 4. L'ESPÉRANCE DE VIE À 65 ANS DE LA POPULATION EN FRANCE


© Gérard-François Dumont. Chiffres WPP 2015, chiffres estimés puis projection.

Les écarts hommes-femmes

La hausse générale de l'espérance de vie ne doit pas masquer l'écart entre les sexes au bénéfice des femmes. En moyenne mondiale, cet écart s'est même accru parce que la baisse de la mortalité maternelle ne concerne évidemment que le sexe féminin. Dans des pays du Nord comme la France, l'écart s'explique notamment par deux raisons. D'une part, il n'y a plus guère d'inégalité d'accès aux soins ou à la prévention sanitaire entre les hommes et les femmes, au contraire des pays où le faible écart d'espérance de vie entre hommes et femmes tient à de profondes inégalités au détriment du sexe féminin 3. D'autre part, les femmes s'adonnent moins que les hommes à des consommations nocives pour la morbidité et la mortalité comme le tabagisme, l'alcoolisme ou les drogues. Toutefois, dans un pays comme la France, la montée du tabagisme féminin semble l'élément explicatif d'un léger resserrement de l'écart d'espérance de vie hommes-femmes. Dans les pays particulièrement marqués par un fort alcoolisme masculin, comme la Russie, les écarts d'espérance de vie hommes-femmes peuvent être considérables, par exemple onze ans en Russie 4.

Le futur, simple extrapolation du passé ?

Ce que nous savons du passé permet-il d'éclairer le futur ? L'espérance de vie dans le monde peut-elle continuer de croître au rythme des dernières décennies, conduisant à une humanité dont presque tous les membres deviendraient centenaires ? Faut-il retenir l'hypothèse d'une asymptote, l'espérance de vie se rapprochant progressivement d'un maximum biologique moyen ? À l'inverse, faut-il craindre que le XXIe siècle se caractérise par une baisse de l'espérance de vie qu'aucune des projections réalisées par les banques de données démographiques n'envisage ?

La projection proposée par l'ONU dans le cadre de la révision 2015 du « World Population Prospects » ne permet pas de répondre à ces questions. Elle est fondée sur l'idée d'une évolution future assez semblable à celle enregistrée ces dernières décennies. Il s'agit donc d'une extrapolation des tendances connues : les pays du Sud parviendraient à faire davantage reculer les mortalités infantile, infanto-adolescente ou maternelle grâce à une meilleure diffusion des pratiques sanitaires et hygiéniques ceux du Nord continueraient d'améliorer l'espérance de vie des personnes âgées. En soixante ans, des années 2010-2015 aux années 2070-2075, la moyenne mondiale de l'espérance de vie à la naissance des femmes passerait de 71 à 82 ans, soit un gain de 11 ans, et celle des hommes de 68,3 à 78,8 ans, soit un gain de 10,5 années.

Cette projection s'appuie donc sur l'hypothèse que le futur est contenu dans le passé, en ajoutant toutefois l'idée selon laquelle la vie serait contrainte par un maximum, puisque les progressions d'espérance de vie en fin de période de projection sont freinées autrement dit, l'ONU applique la loi des rendements décroissants, considérant que l'humanité va s'approcher des limites - non définies - de la longévité humaine moyenne.

En outre, la projection de l'ONU est linéaire. Elle ne comporte aucune hypothèse de rupture, donc de retournement de tendance, à la hausse comme à la baisse. Pourtant, l'examen du passé montre la possibilité de retournement, comme la stagnation des progrès dans l'espérance de vie et même une détérioration en europe de l'Est, durant les dernières décennies du communisme 5.

Autre exemple : l'apparition d'épidémies comme le sida, qui a fait baisser l'espérance de vie à la naissance des Sud-Africaines de 64,9 ans en 1985-1990 à 53,4 ans en 2005-2010. Depuis, une amélioration a commencé de se produire sous l'effet de nouvelles politiques publiques et de la diffusion de la trithérapie, mais l'ONU n'escompte un retour à l'espérance de vie au niveau des années 1985-1990 qu'après 2030, compte tenu du pourcentage élevé de personnes séropositives.

FIGURE 5. L'ESPÉRANCE DE VIE À LA NAISSANCE DE LA POPULATION EN AFRIQUE DU SUD


© Gérard-François Dumont. Chiffres WPP 2015, chiffres estimés puis projection.

Les risques de réduction de la longévité

À la lumière de ces exemples, quels sont les risques qui pourraient engendrer une diminution de l'espérance de vie ?

Un premier risque serait une nette aggravation de la sous-alimentation sous l'effet de causes diverses : conflits civils ou guerres désorganisant les économies aléas climatiques engendrant des insuffisances de la production agricole priorité donnée aux moyens militaires (« les canons ») plutôt qu'à l'agriculture, l'éducation et la santé (« le beurre »), mauvaise gouvernance ou mauvaise utilisation de l'aide publique au développement, etc.

Un deuxième risque tiendrait à la malnutrition, comme en témoigne l'importance croissante de l'obésité (surnutrition). Déjà, en Amérique du Nord, l'espérance de vie stagne ou diminue dans les catégories sociales dont le taux d'obésité s'est le plus accru. Globalement, l'Organisation mondiale de la santé estime à plus de 1,4 milliard le nombre d'adultes en surpoids et à plus de 500 millions le nombre d'obèses.

Un troisième risque de surmortalité pourrait provenir d'une insuffisance sanitaire et hygiénique limitant les taux de survie, ou d'épidémies aujourd'hui inconnues que le monde ne saurait pas juguler.

On peut envisager également des risques tenant à l'incapacité des pays à gérer leur économie pour dégager suffisamment de moyens permettant de financer la santé, tout particulièrement en raison du vieillissement de la population, ou à une évolution des comportements moins conforme à la nécessaire prévention sanitaire et au respect de l'hygiène. Ou à l'accroissement de la pollution, comme on l'observe déjà, notamment, dans certaines régions chinoises. Et, bien sûr, les risques dus à des conflits meurtriers.

Les chances de longévité accrue

À l'opposé de ces hypothèses, l'espérance de vie pourrait s'accroître davantage que la projection moyenne citée ci-dessus.

Il en serait d'abord ainsi en cas de réalités inverses aux risques ci-dessus : bonnes politiques agricoles, nutrition suffisante et diversifiée, excellente éducation à la santé, adaptation aux évolutions climatiques, gouvernance efficiente, nouvelles technologies antipollution, absence de guerres...

Ensuite, l'espoir d'une longévité accrue s'appuie sur la convergence NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives), qui suscite un intérêt croissant des grands acteurs du numérique voulant concrétiser une révolution des technologies de la communication pour la santé. Apple promet, avec son application Healthbook, une montre « assistante de santé » informant des variations de poids, du rythme cardiaque, de la tension artérielle, du degré d'hydratation... Facebook a annoncé la création de communautés de malades et de médecins autour de pathologies particulières. Et Google a lancé une entreprise de biotechnologie de pointe, promettant pas moins de plusieurs dizaines d'années supplémentaires d'espérance de vie.

Ainsi, contrairement à ce que peut laisser penser la lecture brute des projections proposées en 2015 par la Division de la population de l'ONU, l'avenir de l'espérance de vie n'est pas écrit. D'un côté, il faut s'interroger sur les effets des modes de vie ou des mauvaises gouvernances susceptibles de réduire la longévité à terme. De l'autre, ceux qui se désignent comme transhumanistes pensent que l'espérance de vie des populations va se trouver considérablement accrue par de nouveaux progrès techniques.

Demeure toujours une question essentielle : des années en plus sont considérées comme un gain positif si elles signifient une longévité accrue en bonne santé. Si ce fut globalement le cas ces dernières décennies, cela va-t-il continuer ?

  1. Gérard-François Dumont, « La longévité en France : un bilan dual », Population & avenir, n° 722, mars-avril 2015, p. 17-19.
  2. Jean-Paul Sardon, « Prévisions de mortalité et vieillissement démographique », Gérontologie et société, n° 79, décembre 1996.
  3. Gérard-François Dumont, « Les femmes et les "droits de l'homme" en Arabie saoudite », in Géostratégiques, « Les droits de l'homme en Arabie saoudite », Académie de géopolitique de Paris, 2012.
  4. Jean-Paul Sardon, « La population des continents et des pays », Population & avenir, n° 720, novembre-décembre 2014.
  5. Elzbieta Grzelak-Kostulska, Beata Holowiecka et Hanna Michniewicz-Ankiersztajn, « Europe : de grands écarts dans l'espérance de vie », Population & avenir, n° 706, janvier-février 2012 ; « La santé en Europe : les raisons des différences d'espérance de vie », Population & avenir, n° 707, mars-avril 2012.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2015-11/longevite-future-l-avenir-n-est-pas-ecrit.html?item_id=3497
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