Vivre mille ans ?
Jusqu'où les immenses progrès des biotechnologies, de l'intelligence artificielle ou de la robotique vont-ils modifier les caractéristiques de la vie humaine et faire reculer la mort ? Comment l'exercice de la médecine va-t-il évoluer ?
La première personne qui vivra mille ans est-elle déjà née ? C'est une conviction dans la Silicon Valley, notamment parmi les dirigeants de Google : le futurologue Ray Kurzweil, ingénieur en chef de la firme californienne, est à l'avant-garde de l'idéologie transhumaniste qui vise à « euthanasier la mort ».
De fait, la révolution biotechnologique pourrait permettre l'impensable en accélérant le recul de la mort. L'espérance de vie a déjà plus que triplé : elle est passée en France de 25 ans en 1750 à plus de 80 ans et croît désormais de trois mois par an. Lorsque nous vieillissons d'une année, nous ne nous rapprochons de notre mort que de neuf mois ! Il existe bien sûr un mur biologique naturel : l'âge atteint par Jeanne Calment (122 ans, 5 mois et 14 jours) semble constituer une limite. La dépasser suppose de modifier notre nature humaine par des interventions technologiques lourdes, en utilisant la puissance des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives). La dimension révolutionnaire des nanotechnologies tient au fait que la vie elle-même opère à l'échelle du nanomètre, c'est-à-dire du milliardième de mètre. La fusion de la biologie et des nanotechnologies va transformer le médecin en ingénieur du vivant et lui donnera peu à peu un pouvoir fantastique sur notre nature biologique, dont le bricolage semble sans limites.
D'ici à 2025, l'ingénierie du vivant - thérapies géniques, cellules souches, organes artificiels - va à coup sûr bouleverser le système de santé. Ultérieurement, la nanomédecine, la manipulation (très risquée) de la télomérase - une enzyme qui prévient l'usure des chromosomes - ainsi que la modification de la composition du sérum accéléreront sans doute le recul de la mort.
Un enfant qui naît aujourd'hui aura 90 ans au début du XXIIe siècle et bénéficiera de toutes les innovations biotechnologiques - prévisibles et imprévisibles - du siècle en cours. Il aura probablement déjà une espérance de vie nettement plus longue... de quoi atteindre 2150 et avoir accès à de nouvelles vagues d'innovations biotechnologiques et, peut-être, de proche en proche, atteindre 1 000 ans. La demande de vivre plus longtemps est insatiable.
Le prix à payer pour allonger beaucoup notre espérance de vie serait lourd, pourtant. Une modification radicale de notre fonctionnement biologique et de notre génome sera nécessaire. Vivre très longtemps peut devenir une réalité, mais au prix d'une redéfinition complète de l'humanité : le retour de Faust grâce aux technologies NBIC.
Google aux avant-postes
Google a annoncé, le 18 septembre 2013, la création de Calico, qui poursuit l'objectif d'allonger significativement la durée de vie humaine. De grandes ambitions nourrissent cette filiale de Google, qui vise le long terme - dix à vingt ans - et compte explorer des voies technologiques innovantes jamais envisagées pour retarder puis « tuer » la mort.
Si Google investit dans la lutte contre le vieillissement, c'est bien parce que la médecine repose de plus en plus sur les technologies de l'information. Comprendre notre fonctionnement biologique suppose la manipulation d'immenses quantités de données : le séquençage ADN d'un individu représente 10 000 milliards d'informations. Seul Google semble en mesure de domestiquer ce déluge de données, indispensable pour lutter de façon personnalisée contre la maladie.
Reste que cette accélération des sciences de la vie est porteuse d'interrogations philosophiques et politiques vertigineuses. Jusqu'où pouvons-nous modifier notre nature biologique, notre ADN, pour faire reculer la mort ? Faut-il suivre les transhumanistes, qui comptent des leaders parmi les dirigeants de Google et prônent une modification illimitée de l'homme pour combattre la mort ? Google est d'ores et déjà l'un des principaux architectes de la révolution NBIC et soutient activement le transhumanisme, notamment en parrainant la Singularity University, qui forme les spécialistes des NBIC.
Vers une dérive eugéniste
Nous allons bientôt connaître la totalité des prédispositions génétiques des bébés. Grâce à l'effondrement du coût du séquençage ADN, un diagnostic génomique complet est déjà possible très tôt dans la grossesse, à partir d'une simple prise de sang chez la mère. Il est inéluctable que ce séquençage remplace l'amniocentèse, technique beaucoup plus risquée qui entraîne une fausse couche dans 0,5 % à 1 % des cas.
En effet, le séquençage intégral de l'ADN de l'enfant va bouleverser notre rapport à la procréation, puisque des milliers de maladies pourront être dépistées systématiquement pendant la grossesse. Aujourd'hui, 97 % des trisomiques dépistés sont avortés. Ferons-nous demain différemment avec les autres pathologies, alors que le désir de l'enfant parfait habite la plupart des parents ? Il est hautement probable que l'interruption volontaire de grossesse (IVG) sera privilégiée dans un nombre élevé de prédispositions génétiques. L'encadrement de cette technique sera d'autant plus difficile que le séquençage prénatal, contrairement à l'amniocentèse, se pratique en début de grossesse, période où l'IVG est totalement libre en France.
Nous dévalons le toboggan eugéniste sans débat philosophique. Déjà, certains parents avortent lorsque l'embryon présente une mutation des gènes BRCA1 ou BRCA2, qui indique une forte probabilité (de 40 % à 70 %) de développer à l'âge adulte un cancer du sein ou des ovaires. Indépendamment de toute considération morale, ce choix est irrationnel : il est très probable que le cancer du sein sera contrôlé en 2040 ou 2050. Autre exemple, la mutation du gène LRRK2 entraîne deux chances sur trois de développer la maladie de Parkinson, qui débute rarement avant l'âge de 40 ans. Un enfant chez qui on aurait dépisté cette mutation en 2015 ne serait pas malade avant 2055. La décision d'interrompre une grossesse doit être prise non pas en fonction de la gravité de la maladie en 2015, mais de l'époque où la maladie toucherait l'enfant.
Un bricolage des embryons ?
Quatre enzymes peuvent modifier l'ADN de nos chromosomes : les méganucléases, les Talen (transcription activator-like effector nucleases), les nucléases à doigt de zinc et les CrisprCas9 (clustered regularly interspaced short palindromic repeats). Les trois premières sont complexes à mettre en oeuvre la quatrième est plus facile mais peu spécifique, c'est-à-dire qu'elle modifie l'ADN à des endroits non souhaités, en plus de la cible médicale. Le coût de ces enzymes a été divisé par 10 000 en dix ans, ce qui ouvre la voie à un bricolage de notre génome. En mars, des chercheurs et industriels ont mis en garde contre les tentatives de modifier des cellules embryonnaires, ce qui modifierait l'hérédité humaine, et ont demandé un moratoire. Les signataires s'inquiétaient des risques liés à l'utilisation des CrisprCas9, qu'un étudiant en biologie peut fabriquer en quelques heures. Ce moratoire sur les thérapies géniques embryonnaires, comme beaucoup d'autres avant lui, n'a pas été respecté. Une équipe chinoise a publié, le 18 avril 2015, les premières modifications génétiques sur des embryons humains, destinées à corriger une mutation responsable d'une maladie du sang, la bêta-thalassémie. Cette expérience ne pouvait aboutir à des bébés, car les 86 embryons présentaient des anomalies chromosomiques mortelles avant même la manipulation. Modifier génétiquement un embryon destiné à naître supposerait un process zéro défaut. Ce n'est pas le cas aujourd'hui, puisque la mutation ciblée n'a été corrigée que chez une minorité des embryons manipulés.
Ces techniques ne seront opérationnelles sur l'embryon humain que dans dix à quinze ans. Nous avons donc le temps de réfléchir à l'immense pouvoir dont nous allons disposer sur notre identité génétique. Est-il imaginable d'empêcher les parents de concevoir des « bébés à la carte » à partir de 2030, quand la technologie sera au point ?
La mort du pouvoir médical
D'ici à 2030, plus aucun diagnostic médical ne pourra être fait sans système expert. Il y aura un million de fois plus de données qu'aujourd'hui dans un dossier médical. De nombreux capteurs électroniques vont bientôt pouvoir « monitorer » notre santé : des objets connectés, comme les lentilles Google pour les diabétiques, vont ainsi produire des milliers puis des milliards d'informations chaque jour pour chaque patient. Le laboratoire secret Google X met au point un système de détection ultraprécoce des maladies par des nanoparticules qui vont aussi générer une quantité monstrueuse d'informations.
Les médecins vont affronter une véritable « tempête numérique » : ils devront interpréter des milliers de milliards d'informations, quand ils ne gèrent aujourd'hui que quelques poignées de données. Même le Dr House serait incapable de traiter ce déluge de données. La profession peut-elle s'adapter à une mutation aussi brutale ?
La réalité est que, dès aujourd'hui, Watson, le système expert d'IBM, est capable d'analyser en quelques instants des centaines de milliers de travaux scientifiques pour comprendre une mutation cancéreuse, là où il faudrait trente-huit ans à un cancérologue travaillant jour et nuit pour un seul patient. C'est plus que l'espérance de vie du patient, et même de l'oncologue. Puisqu'il est exclu que le médecin vérifie les milliers de milliards d'informations que la médecine va produire, nous allons assister à une mutation radicale et douloureuse du pouvoir médical. Les médecins signeront des ordonnances qu'ils n'auront pas conçues. Le risque est grand que le médecin soit l'infirmière de 2030 : subordonné à l'algorithme, comme l'infirmière l'est aujourd'hui au médecin.
Autre effet collatéral, l'éthique médicale ne sera plus le produit explicite du cerveau du médecin : elle sera produite plus ou moins implicitement par le système expert. Le pouvoir médical et éthique sera aux mains des concepteurs de ces logiciels. Ne soyons pas naïfs : aucun ne sera français ! Ces systèmes experts seront des monstres de puissance et d'intelligence. Chacun coûtera des milliards de dollars et s'auto-améliorera par l'analyse des millions de dossiers de patients qu'il monitorera. Les leaders de l'économie numérique, les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) ainsi qu'IBM et Microsoft, seront sans doute les maîtres de cette nouvelle médecine 1.
La robotisation de la chirurgie
Il y a vingt-cinq ans, le grand chirurgien français Guy Vallancien prophétisait l'émergence d'une médecine hypertechnologique où la robotique chirurgicale bouleverserait le rôle des médecins. Cette prévision avait fait sourire.
Mais, en vingt ans, la puissance des serveurs informatiques a été multipliée par un million. Le plus gros ordinateur, le Tianhe-2 chinois, réalise aujourd'hui 33 millions de milliards d'opérations par seconde et il est trois millions de fois plus puissant que le calculateur Deep Blue, qui a battu en 1997 le champion du monde d'échecs. La loi de Moore, qui prédit l'augmentation exponentielle de la puissance informatique à prix constant, a permis à la science-fiction de devenir réalité.
Pour ce qui concerne la médecine, la complexité de l'acte chirurgical semblait exclure que le chirurgien puisse un jour être défié par des machines. Les premiers robots chirurgicaux ne sont pas encore autonomes et restent sous le contrôle du chirurgien, qui est en permanence présent derrière la console informatique. Mais les choses vont s'accélérer : l'intelligence artificielle et la robotique progressent désormais si vite que les prochaines générations de robots chirurgicaux vont dépasser puis remplacer les chirurgiens.
Les machines mécaniques traditionnelles ont progressé relativement lentement depuis deux siècles : leur efficience doublait tous les cinquante ans. À l'inverse, la capacité des machines intelligentes « explose » au rythme de la loi de Moore. La robotique, après avoir longtemps été un thème de mauvaise science-fiction, va changer notre monde en quelques décennies, et pas seulement la chirurgie. Il est probable que le patient de 2035 refusera de se faire opérer par un humain, tout comme aucun d'entre nous n'entrerait aujourd'hui dans un avion dont l'ordinateur de bord aurait été débranché.
« La planète des singes »
Les progrès stupéfiants des NBIC posent des problèmes que l'on croyait réservés à la science-fiction. Des études récentes nous rapprochent de La planète des singes (roman écrit par Pierre Boulle en 1963). Trois expérimentations, dont la dernière publiée dans Current Biology le 19 février 2015, ont augmenté les capacités intellectuelles de souris en modifiant leur ADN avec des segments de chromosomes humains ou en leur injectant des cellules gliales cérébrales humaines.
Ces animaux modifiés ont de plus gros cerveaux et effectuent plus vite des tâches complexes. Les séquences d'ADN qui ont été modifiées avec succès sont impliquées chez l'homme dans le langage (gène FOXP2) et la taille du cerveau (séquence HARE5). Parallèlement, des manipulations génétiques multiples ont été réussies chez deux petits singes, ce qui leur a valu la couverture de la revue Nature le 6 mars 2014. La réussite de l'augmentation cognitive chez la souris se vérifiera donc bientôt chez le singe.
Les conséquences seront vertigineuses. Comment empêchera-t-on certains amoureux des animaux de commander un chien plus intelligent, plus empathique, plus « humain » ? Au nom de quelle morale interdire que les chimpanzés soient à l'avenir plus intelligents ? Alors que la dignité et le respect de l'animal sont des idées de plus en plus répandues, comment devrons-nous considérer les animaux lorsqu'ils auront un QI proche de celui d'un humain actuel ?
Devrait-on décréter un monopole de l'intelligence conceptuelle à notre espèce et aux ordinateurs dotés d'intelligence artificielle ? La révolution NBIC va poser la question philosophique de ce qui fait la spécificité de l'humanité, en abolissant deux limites réputées infranchissables : celle qui nous sépare des animaux, avec le « neuro-enhancement » (« amélioration cognitive »), et celle qui nous sépare des machines, avec l'intelligence artificielle. Dans les deux cas, l'accession à l'intelligence et à la conscience ne signifie-t-elle pas l'accession à une dignité égale à celle de tout humain ? Quelle place faudra-t-il reconnaître aux animaux augmentés et aux robots dans nos institutions ?
Augmenter les cerveaux
En mars, Ray Kurzweil, ingénieur en chef de Google, a déclaré que nous utiliserions des nanorobots intracérébraux branchés sur nos neurones pour nous connecter à Internet vers 2035. En quelques décennies, Google aura transformé l'humanité : de moteur de recherche, il sera devenu neuroprothèse. « Dans environ quinze ans, Google fournira des réponses à vos questions avant même que vous ne les posiez. Google vous connaîtra mieux que votre compagne ou compagnon, mieux que vous-même probablement », a fièrement déclaré Ray Kurzweil, qui est également persuadé que l'on pourra transférer notre mémoire et notre conscience dans des microprocesseurs dès 2045, ce qui permettrait à notre esprit de survivre à notre mort biologique. L'informatique et la neurologie ne feront qu'un !
Ces neurotechnologies sont littéralement révolutionnaires en ce qu'elles bousculent l'ordre social. Pouvons-nous y échapper ? Une « contre-neurorévolution » sera-telle possible ? Probablement pas. À terme, si Google réussit son pari, un être humain qui refuserait d'être hybridé avec des circuits électroniques ne serait guère compétitif sur le marché du travail. Imagine-t-on une société à deux vitesses, avec des humains non augmentés qui deviendraient inévitablement des parias ? En outre, serait-il éthique de ne pas augmenter les capacités cognitives des gens peu doués ?
Et l'école ?
Après des débuts chaotiques et beaucoup de faux espoirs, l'intelligence artificielle (IA) progresse désormais à vive allure. Il ne s'agit pas encore d'une intelligence ayant conscience d'elle-même, mais elle est déjà capable de prodiges. De plus en plus de tâches sont mieux effectuées par l'IA que par nous. Cette lame de fond inquiète, bien sûr. Elon Musk, le génial créateur de Tesla et de SpaceX, prévoit même que les plus empathiques des humains seront nourris par l'IA comme nous nourrissons nos labradors... Pour conjurer ce cauchemar technologique, parallèlement à un encadrement de l'IA, une réflexion approfondie sur l'école s'impose. L'école de 2015 est en effet aussi archaïque que la médecine de 1750 : elle n'a quasiment pas évolué en deux cent cinquante ans. Son organisation, ses structures et ses méthodes sont figées et, plus grave, l'école forme aux métiers d'hier.
Comment former des enfants qui évolueront dans un monde où l'intelligence ne sera plus contingentée ? Avec l'IA, le risque est grand que beaucoup d'emplois soient purement détruits, et non transférés. Que faudrait-il inculquer aux enfants pour qu'ils soient épanouis dans ce monde nouveau ? En tant qu'institution de transfert de connaissances et de formation à la vie, l'école sous sa forme actuelle est déjà une technologie dépassée. L'école de 2050 ne gérera plus les savoirs mais les cerveaux, grâce aux NBIC. Il faudra faire entrer à l'école des spécialistes des neurosciences, puisque l'enseignant de 2050 sera fondamentalement un « neuroculteur ». L'introduction des NBIC pour améliorer les techniques éducatives exigera parallèlement une réflexion neuroéthique approfondie : nul ne souhaite que l'école devienne une institution neuromanipulatrice.
Une victoire des transhumanistes ?
La manipulation technologique de l'homme a déjà bien commencé. Les innovations sont de plus en plus spectaculaires et transgressives, mais la société les accepte avec une facilité croissante : l'humanité est lancée sur une pente transgressive. Nous devenons, sans en être conscients, des transhumains, c'est-à-dire des hommes et des femmes technologiquement modifiés.
La plupart d'entre nous accepteront cette « biorévolution » pour moins vieillir, moins souffrir et moins mourir. Plutôt transhumains que morts devient notre devise. Le transhumanisme, idéologie démiurgique issue de la Silicon Valley, qui entend lutter contre le vieillissement et la mort grâce aux NBIC, a le vent en poupe.
Est-ce à dire qu'il n'y aura pas d'opposition politique au progrès médical ? En fait, l'échiquier politique se reconfigure selon un axe nouveau. Le clivage gauche-droite semble dépassé au XXIe siècle. Demain, l'opposition entre bioconservateurs et transhumanistes pourrait structurer l'espace biopolitique.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2015-11/vivre-mille-ans.html?item_id=3491
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