Rémi SUSSAN

Journaliste spécialisé dans les nouvelles technologies.

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Et si l'on se transformait ?

Imaginons une nouvelle forme de pacte faustien : si Méphistophélès vous apparaissait demain et vous demandait ce que vous aimeriez changer en vous, souvenirs compris, que feriez-vous ? À quel moment les transformations que vous souhaiteriez seraient-elles susceptibles d'altérer l'essence même de votre personnalité, vous annihilant au lieu de combler vos désirs ?

On parle beaucoup aujourd'hui de transhumanisme 1, de modification du corps à l'aide d'implants électroniques, et l'on se concentre souvent sur les objets connectés et les prothèses. Mais, en réalité, les potentialités les plus vertigineuses ne se situent pas du côté de la musculature ou même de la physiologie. Ce sont les modifications de la personnalité qui sont de loin les plus spectaculaires, et peut-être aussi les plus inquiétantes.

Le futur ne verra probablement pas tant de « cyborgs 2 » incorporant prothèses et dispositifs électroniques sous la peau. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'il est plus simple de posséder quelque chose à l'extérieur de soi, qu'on peut retirer à loisir et éventuellement changer, qu'un système directement incorporé à son organisme. Pourquoi se couper le bras pour y installer une prothèse high-tech, alors que la même technologie peut nous offrir un exosquelette bien plus pratique et moins intrusif ?

Manipuler les souvenirs

En revanche, si on veut s'attaquer à notre être profond, il va bien falloir envisager de prendre un risque, celui de perdre quelque chose qui nous est précieux pour un avantage pas forcément très bien défini au départ. Que savons-nous faire aujourd'hui ? Eh bien déjà pas mal de choses. Par exemple, si nous considérons que nous sommes nos souvenirs, peut-on transformer ceux-ci ? En fait, l'expérience a été menée et réussie, tout d'abord sur les souris, il y a maintenant assez longtemps (en 2000), par les neuroscientifiques Joseph LeDoux et Karim Nader.

Pour comprendre le processus, il faut rappeler un point important concernant notre mémoire. On distingue, pour simplifier grandement, une mémoire à court terme, qui permet par exemple de se souvenir du code d'une porte juste avant d'avoir à le taper, et une mémoire à long terme, où sont stockés nos souvenirs permanents. L'astuce est que lorsque nous ramenons un de ces derniers à notre esprit, il repasse dans la mémoire à court terme. Il redevient temporaire. L'expérience de Nader et LeDoux a consisté à soumettre les souris à un conditionnement négatif (une souffrance électrique reçue après un signal sonore) et à le leur faire subir pendant suffisamment longtemps pour que ce traumatisme s'implante définitivement dans leur mémoire à long terme. Naturellement, les souris manifestaient de la crainte chaque fois qu'elles entendaient le signal. Les chercheurs ont ensuite fait ingérer aux souris un produit chimique (un bêta-bloquant assez ancien, le propranolol) tout en leur rediffusant le signal sonore, ramenant ainsi le traumatisme en mémoire de travail. Les souris cessèrent de craindre le choc : elles avaient « oublié » leur mauvaise expérience. Cela fonctionne-t-il avec des humains ? Certes, on ne peut pas supprimer complètement un souvenir traumatisant, mais on peut réduire fortement, à l'aide du propranolol, les associations émotionnelles liées à un événement. Au Canada, le psychologue Alain Brunet travaille dans ce domaine avec des patients atteints de syndrome post-traumatique.

Transformer la personnalité

La manipulation des souvenirs est la première étape de notre pari faustien. Qu'en est-il des traits fondamentaux de notre personnalité ? Là aussi, différents travaux nous montrent que le changement peut s'opérer, dans certaines limites bien entendu. Vous ne transformerez pas soeur Emmanuelle en Jack l'Éventreur... en tout cas pas aujourd'hui.

Pourtant, il est possible de donner un « coup de pouce » à nos principes moraux. Après avoir subi une séance de « stimulation magnétique transcrânienne », au cours de laquelle un courant électromagnétique inhibe une partie du cerveau, des sujets se virent poser la question suivante : « Une personne soucieuse de nuire à l'un de ses collègues remplace le sucre de la cafétéria par une poudre qu'elle croit toxique. En fin de compte, le collègue ne subit aucun dommage. La personne a-t-elle mal agi en effectuant sa substitution ? » Curieusement, ceux qui avaient reçu la stimulation magnétique avaient du mal à la condamner. Ce n'est pas qu'ils étaient devenus totalement immoraux et méchants, mais ils ne parvenaient pas à établir un lien entre l'intention et l'acte. Si aucune victime n'est à déplorer, raisonnaient-ils, aucun mal n'avait été commis !

Le contraire est-il possible ? Pouvons-nous améliorer notre sens moral ? On l'a beaucoup pensé à un moment, avec la découverte des effets d'une hormone particulière, l'ocytocine, que l'on avait même surnommée l'hormone de l'amour. Cette molécule émise au moment de l'orgasme, de l'accouchement ou de la lactation était censée rapprocher les gens les uns des autres, et certaines expériences en science cognitive tendaient à montrer que les personnes qui avaient respiré de l'ocytocine diffusée par spray se montraient plus confiantes que de coutume envers leurs partenaires lors de transactions effectuées pendant les expériences.

Donc, cela fonctionne... dans certains cas. Dans d'autres, l'ocytocine produirait un effet exactement contraire. Si elle encourage la confiance entre pairs, entre membres d'un même groupe, elle semblerait aussi augmenter la capacité de rejet des étrangers, voire stimuler le racisme pur et simple. Dans une étude effectuée en 2010, le psychologue Carsten de Dreu a proposé à des sujets sous l'effet de l'ocytocine le fameux « dilemme du tramway ». Celui-ci existe en deux versions. Dans la première, on imagine cinq personnes ligotées sur un rail, tandis qu'une seule se trouve coincée sur un rail adjacent. Le train qui arrive fonce sur les cinq malheureux, mais vous avez le pouvoir d'aiguiller le véhicule vers le rail où il ne fera qu'une seule victime. Devez-vous agir en ce sens ?

La seconde version est plus agressive. À côté de vous se trouve un homme qu'il vous suffirait de pousser pour bloquer le véhicule et sauver les personnes ligotées... L'étude s'est déroulée en Hollande, où existe un certain racisme envers les musulmans et les Allemands. Il s'est avéré que les sujets sous ocytocine avaient plus tendance à sacrifier (en pensée, bien entendu !) le malheureux si on leur indiquait qu'il possédait un prénom à consonance orientale ou germanique.

Que déduire de toutes ces expériences ? Sans doute que notre cerveau est un objet beaucoup plus compliqué que ne l'envisage la psychologie traditionnelle : des concepts comme la « morale », la « compassion » ou la « méchanceté » se révèlent bien plus ambigus et complexes qu'on ne le croit. L'étude du cerveau nous oblige à revoir nos conceptions classiques et nous adresse un avertissement sérieux sur des modifications que nous voudrions entreprendre sans en comprendre toutes les conséquences.

S'automodifier ?

Pour notre avenir lointain, les plus radicaux des futuristes, les transhumanistes, envisagent un point où le contenu de notre cerveau pourra être « téléchargé » sur un support plus solide de nature informatique (ce qui ne signifie absolument pas qu'il s'agira d'un système électronique comparable à nos ordinateurs contemporains).

Cette technique, l'uploading, garantirait à celui qui en bénéficierait une quasi-immortalité : un esprit « uploadé » pourrait, par exemple, posséder des copies de lui-même en différents lieux.

Mais l'uploading n'offre pas que la longévité. Si l'esprit devient un logiciel, rien n'empêche d'« entrer dans son code », de le « hacker », pour le rendre superintelligent (par exemple). Ou d'effacer les éléments qui déplaisent pour les remplacer par d'autres.

Le roboticien Hans Moravec imagine ainsi que les futurs humains « uploadés » pourraient mêler leur mémoire et même incorporer des souvenirs ou des éléments de personnalité d'autres espèces, par exemple des dauphins ou des singes. Il va sans dire qu'une telle entité, capable de s'automodifier jusqu'à changer complètement sa structure, n'aurait plus grand-chose à voir avec un être humain.

Existe-t-il une bonne réponse à la question de notre Méphistophélès sur les limites de notre capacité à changer ? Existe-t-il une qualité essentielle, quelque chose qui puisse nous permettre de nous définir d'une manière irréfutable, et dont la perte signifierait probablement notre « mort » ?

Mais peut-être nos enfants et petits-enfants, habitués à l'usage des technologies de transformation cérébrale, cesseront-ils de se poser cette question car ils auront appris à se considérer avant tout comme un état de flux en perpétuel mouvement, et auront donc renoncé à la tentation permanente de se définir comme des « entités solides ».

  1. Le transhumanisme est un courant de pensée qui affirme la possibilité d'utiliser la technologie pour dépasser les limites courantes de la nature humaine, voire la mortalité.
  2. Être humain hybride de science-fiction auquel on a greffé des éléments artificiels.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2015-11/et-si-l-on-se-transformait.html?item_id=3505
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