Médecine et santé dans le « tsunami » technologique
Les secteurs de la médecine et de la santé sont secoués, depuis le début des années 2000, par une vague d'innovations sans précédent. Si, à ce stade, l'espoir de vaincre la mort relève davantage de la foi « transhumaniste » que de certitudes démontrables, ces percées permettront, demain, de prévenir et de soigner des maladies et des handicaps jusqu'ici incurables ou insurmontables. Car cet univers connaît à la fois un formidable bond technologique et un profond changement culturel.
L'accélération scientifique a des racines multiples. Il y a, d'abord, la fameuse loi de Moore, qui veut qu'à coût égal la puissance de calcul d'un ordinateur double tous les dix-huit mois. Si bien qu'en 2015, un smartphone est plus puissant que l'ensemble cumulé des 75 supercalculateurs IBM qui ont envoyé Neil Armstrong sur la Lune en 1969 ! Or, il s'opère une informatisation et une technicisation massives des sciences du vivant. Ne serait-ce que parce que le séquençage intégral de notre ADN met le « chef d'orchestre » de notre santé en milliards de données, que seuls les algorithmes logiciels peuvent interpréter. Parallèlement, les systèmes électroniques envahissent la médecine et les robots pénètrent les blocs opératoires.
Comme le soulignait, dès juin 2002, un rapport visionnaire de la National Science Foundation et du département du Commerce américain, on assiste à une convergence progressive des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives), quatre domaines scientifiques jusque-là distincts dont l'intégration ouvre des perspectives inédites d'amélioration des performances humaines.
La science médicale - auparavant chasse gardée d'Hippocrate et consorts - est ainsi devenue le terrain de jeu d'outsiders, notamment des ingénieurs et des informaticiens travaillant pour des start-up ou des multinationales comme Alphabet (Google) ou Apple. La Silicon Valley s'est mise à faire de la médecine... tout comme les amateurs éclairés d'un mouvement mondial de science citoyenne (Do it yourself), à la recherche d'innovations disruptives dans leurs « fab labs » et autres « biohacker labs ».
Accélération, décloisonnement, démocratisation : ce triple phénomène dessine, jour après jour, une « médecine 3.0 » connectée, prédictive, personnalisée, voire régénérative. Une technomédecine qui chamboule les habitudes des patients, des praticiens de ville ou hospitaliers et des chercheurs.
Objets connectés et communautés de patients
Tout comme l'énergie la moins chère à produire est celle que l'on ne consomme pas, les thérapies les moins coûteuses sont celles que l'on évite grâce à la prévention. Et la mode de la « mesure de soi » (quantified self) à travers des objets connectés pourrait jouer un rôle de santé publique. On voit en effet déjà sur le marché une gamme variée d'outils « communicants » dits « intelligents » : montres, bracelets, tee-shirts, brosses à dents, pèse-personnes, thermomètres... Ces gadgets peuvent enregistrer une grande variété de données (poids, activité, sommeil, tension, température, rythme cardiaque), les représenter via une application mobile, et les transmettre aux praticiens.
Le smartphone devient en quelque sorte le hub de la médecine personnalisée de demain. Les laboratoires travaillent par ailleurs sur une série de capteurs dédiés à certaines maladies : vêtements susceptibles de prévenir les personnes épileptiques d'une crise imminente ou lentilles de contact capables de mesurer le taux de glycémie des diabétiques (Google et Novartis). Plus généralement, la connectivité ouvre grand le champ de la télémédecine pour personnes isolées ou âgées (détection de chute, appel d'urgence, consultation à distance). Les Japonais pensent même confier la surveillance de leurs seniors à des robots-compagnons humanoïdes, comme le petit Pepper, d'Aldebaran et SoftBank.
Qui dit citoyen connecté dit patient informé : les malades veulent désormais avoir leur mot à dire dans la gestion de leur maladie. Des réseaux sociaux comme PatientsLikeMe aux États-Unis, Carenity ou Renaloo en France leur donnent les moyens de devenir de véritables partenaires de leurs thérapeutes, et même de la recherche médicale.
Labos virtuels et « organes sur puce »
Le programme de recherche européen BioIntelligence, piloté par Dassault Systèmes, a scellé les noces de la biologie et de l'informatique. Ses travaux ont convaincu le champion mondial de la conception assistée par ordinateur de partir à l'assaut du vivant. Le concept de sa nouvelle gamme de services Biovia, proposée à la recherche pharmaceutique encalminée ? Ajouter à la palette des tests pharmaceutiques in vivo (sur le vivant) ou in vitro (en laboratoire) la possibilité de tests in silico. C'est-à-dire effectués, très en amont, par ordinateur. Un travail approfondi d'analyse de données, de simulation et de modélisation 3D permet alors d'évaluer l'efficacité, la toxicité et les effets secondaires de milliers de « médicaments candidats ». Seules les molécules les plus prometteuses passent ensuite aux essais cliniques. D'où un gros gain de temps et d'argent.
Autre innovation majeure de la recherche biopharmaceutique, les « organes sur puce ». Le Wyss Institute de Harvard a ainsi créé la start-up Emulate, pour fabriquer des modèles de poumon, foie, intestin, rein ou moelle osseuse... sur microprocesseur. Chacun, plus petit qu'un pouce, reconstitue l'interface complexe entre l'organe et ses réseaux capillaires. L'intérêt ? Évaluer de nouvelles molécules, mesurer leur toxicité ou observer le développement de pathologies humaines. Le tout sans cruauté, et surtout plus efficacement que sur des modèles animaux... forcément imparfaits, même s'ils ont été génétiquement modifiés pour acquérir des caractéristiques humaines.
Les outils d'analyse, d'imagerie et de diagnostic sont en pleine révolution : des microcaméras que l'on peut ingérer permettent déjà de pratiquer des endoscopies de manière non invasive. Miniaturisation électronique et microfluidique ont accouché de « labos sur puce », capables de mesurer un ou plusieurs paramètres biologiques. Et une meilleure connaissance des « biomarqueurs » - jouant le rôle de sentinelles d'alerte de notre corps - autorisera bientôt le diagnostic précoce de certains cancers. L'Inserm de Nice espère par exemple détecter le cancer du poumon en repérant la présence de cellules tumorales circulantes par simple prise de sang.
Intelligence artificielle et thérapie personnalisée
Grâce aux progrès de l'informatique, le cancer pourrait devenir, d'ici quelques années, une maladie chronique et non plus mortelle. Le cancer est en effet une maladie de l'ADN : il se produit quand une ou plusieurs mutations génétiques dérèglent la machinerie cellulaire. Que ces mutations soient héréditaires, dues à l'environnement ou au hasard, les gènes fautifs commandent alors aux cellules de se reproduire de façon anarchique, ce qui crée des métastases.
Or, avec les progrès accomplis en génétique, le séquençage complet des tumeurs cancéreuses est devenu abordable. Encore fallait-il être capable de lire et interpréter les milliards de données produites ! Cette tâche, impossible pour le cerveau humain, est à présent l'apanage de logiciels d'intelligence artificielle (IA), comme le système Watson d'IBM. Nourri de millions d'articles scientifiques, de centaines de milliers de dossiers de patients atteints de cancers du sein, du poumon ou du côlon, et de milliers de profils de médicaments, le système cognitif Watson est « entraîné » à mettre en lumière des corrélations autrement indécelables.
Il recommande alors à l'équipe soignante un traitement hyperpersonnalisé qui cible sur mesure les mutations génétiques responsables de la ou des tumeurs de chaque malade, augmentant significativement ses chances de survie, voire de guérison. Le partenariat établi en 2012 entre le groupe américain et le centre d'oncologie Memorial Sloan Kettering de New York a déjà installé Watson dans une quinzaine d'hôpitaux américains et étrangers.
Séquençage ADN et thérapie génique
Grâce aux performances de séquenceurs dernier cri du groupe américain Illumina, le décryptage intégral de notre ADN est possible aujourd'hui pour quelques milliers d'euros, et le sera demain pour quelques centaines. Ces progrès exponentiels propulsent le génie génétique dans une nouvelle ère, qui transforme notre génome en une espèce de jeu de Lego miniature. Car non seulement on peut lire notre code génétique, le copier et en synthétiser ex nihilo de petites séquences. Mais une famille de plus en plus accessible de « ciseaux à ADN » (méganucléases, Talen, doigts de zinc, et surtout Crispr) permet d'effectuer des opérations de couper-coller, aussi facilement que s'il s'agissait d'un traitement de texte.
En éprouvette, n'importe quel étudiant-chercheur en biotechnologie devient potentiellement un chirurgien du génome. Et même si l'ADN n'est pas tout, et si on est loin d'avoir percé les mystères de son fonctionnement complexe, cela ouvre des perspectives dépassant l'imagination. Il est en effet possible de « hacker » des organismes vivants - bactérie, plante, animal ou humain - pour leur faire produire des médicaments ou leur donner des propriétés désirables. Et, même si elles ne sont pas aujourd'hui assez sûres pour des applications cliniques, ces technologies permettront peut-être demain d'inventer une nouvelle génération d'antibiotiques, ambition de la start-up française Eligo Bioscience. Ou de développer des thérapies géniques pour vaincre cancer, maladies cardio-vasculaires ou sida.
Une demi-douzaine de start-up - dont le français Cellectis - travaillent par exemple sur une nouvelle famille de thérapies (CAR-T) consistant à supprimer les freins qui empêchaient les globules blancs - ou lymphocytes T - de détecter les cellules cancéreuses du malade. Cette technique arme au contraire ces « soldats immunitaires » avec des récepteurs CAR qui, comme des radars, les guident vers les seules cellules tumorales à exterminer ! Ces armes de destruction massive des tumeurs - qui ont prouvé leur efficacité sur les souris - sont explorées au stade préclinique pour une vingtaine de types de cancers, notamment du sang (leucémies, myélomes, lymphomes).
Mais l'application la plus controversée de génie génétique consisterait, comme l'a récemment suggéré le magazine The Economist, à « éditer l'humanité ». C'est-à-dire transformer l'ADN du foetus humain unicellulaire (ou les gamètes de ses parents) pour améliorer son potentiel génétique. Non seulement ce « bébé parfait » serait débarrassé de tout risque de maladie monogénique létale (mucoviscidose, bêta-thalassémie, etc.), mais il pourrait, en théorie, devenir un adulte doté d'un physique avantageux, d'une vision et d'une audition hors pair, d'une musculature d'athlète, et de risques amoindris d'Alzheimer, de cancer ou d'infarctus... voire d'un quotient intellectuel supérieur. Ce qui soulève de vertigineuses questions éthiques !
Tissu, organes et membres de synthèse
Les progrès récemment réalisés dans la connaissance et la manipulation des cellules souches - ou cellules de jouvence - débouchent sur des « thérapies cellulaires », capables de régénérer des tissus lésés. Car non seulement on sait maintenant différencier des cellules souches embryonnaires ou adultes en cellules cardiaques, nerveuses, hépatiques, sanguines, osseuses, etc., mais on sait même (avec la technologie dite « IPS », qui a valu le prix Nobel au professeur Yamanaka) prélever chez un individu des cellules adultes différenciées - de peau par exemple - pour les faire « régresser » en cellules souches. Il existe déjà des médicaments basés sur la thérapie cellulaire. Et plusieurs centaines d'essais cliniques sont par ailleurs en cours sur la planète, pour soigner des grands brûlés, des patients atteints d'affections cardiaques, de dégénérescence maculaire, de maladies du foie ou de lésions de la moelle épinière.
Grâce aux imprimantes 3D et à la science des biomatériaux, le domaine de la « bio-impression » est lui aussi en pleine effervescence. Une poignée de start-up (comme l'américaine Organovo ou la française Poietis) fabriquent des vaisseaux sanguins, des tissus cardiaques ou hépatiques... Le français OsseoMatrix, lui, produit des implants 3D sur mesure, en os de synthèse. Les chercheurs n'excluent pas d'arriver un jour à « sculpter » des organes artificiels entiers, qui seraient greffés comme on remplace des pièces défectueuses sur une automobile. La société Revivicor « humanise » même des cochons à coups de manipulations génétiques, afin de rendre leurs organes greffables à l'homme ! Pourquoi pas ? Après tout, qui aurait dit que Carmat implanterait un jour des coeurs 100 % artificiels ?
L'industrie des prothèses de membres fait, elle aussi, des pas de géant, comme l'ont montré les mains bioniques open source et low cost de l'association eNable. Car les mouvements de bras, jambes et mains robotiques - voire d'un exosquelette entier - peuvent être guidés de manière fine par la pensée, via les influx électriques naturels du cerveau du patient. Quant aux prothèses auditives et visuelles, leurs performances sont en passe de dépasser les capacités normales des organes d'origine en pleine santé !
Nanorobots et implants neuronaux
Citons enfin d'autres champs de recherche prometteurs qui se développent, mais à un horizon plus éloigné. C'est le cas de la recherche sur les implants cérébraux. Les expériences sur des animaux ont en effet montré que des impulsions électriques ou optiques dans certaines zones cérébrales agissaient sur la motricité, les émotions, l'humeur, la mémoire ou l'appétit... Aussi la lutte contre la maladie de Parkinson, les troubles dépressifs ou l'obésité figure-t-elle parmi les applications potentielles de ce type de thérapies futuristes. Mentionnons aussi la piste des nanorobots internes, capables de mesurer nos constantes, diagnostiquer nos maladies, voire travailler en réseau pour apporter des remèdes. Ou les recherches sur les molécules de jouvence, comme la GDF11 du sang ou la rapamycine... Mais on franchit vraiment, là, les frontières de la science-fiction.
Impossible, évidemment, de prédire lesquelles de ces technothérapies seront mises en pratique, à quelle échéance et pour qui. Car cela dépend moins des progrès scientifiques que de leur acceptabilité collective. La technomédecine ouvre des opportunités formidables, aussi bien pour les pays du Nord que pour ceux du Sud (télémédecine, couveuses autonomes low cost, drones pharmaciens, stations mobiles d'analyse ou de radiologie). Son expansion comporte aussi de sérieux risques de dérive : vision mécaniste de la santé, contrôle des données sensibles, inégalité d'accès aux soins... Sans oublier le cauchemar ultime d'une fragmentation de l'espèce, avec l'apparition de branches humaines améliorées dans des géno-paradis ! Une réflexion éthique mondiale s'impose : à quand une « COP-MED1 » sous l'égide des Nations unies ?
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