Irène THÉRY

Directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Partage

Le défi éthique des nouvelles techniques de reproduction

Les progrès de la médecine ont permis de repousser les limites de la procréation. La loi française - à la différence de celles de nombreux pays voisins - n'en tire pas pour autant les conséquences qui devraient en découler pour les donneurs, les receveurs et leurs enfants.

Il est possible aujourd'hui de faire venir un enfant au monde par la coopération de trois personnes (au moins) : deux futurs parents et un donneur. Ce peut être un donneur de sperme, une donneuse d'ovocyte, un couple donneur d'embryon et, enfin, dans les pays qui autorisent la gestation pour autrui (GPA), une donneuse de gestation. En France, les services de procréation médicalement assistée (PMA) organisent cette coopération. De fait, il ne s'agit pas d'une « procréation » au sens classique du terme, car les deux futurs parents ne procréent pas ensemble, l'un des deux étant stérile. Mais alors, de quoi s'agit-il ?

Pour répondre à cette question, encore faut-il commencer par nommer ce dont on veut parler. C'est pourquoi j'ai proposé les termes d'engendrement avec tiers donneur, ou encore de don d'engendrement.

Ce choix veut rompre avec la façon dont on a maintenu jusqu'à présent les familles issues de ces dons dans une sorte d'illégitimité sociale qui ne dit pas son nom. En effet, le silence qui les recouvre n'est pas un simple « blanc ». Au plan juridique, il vient couronner une véritable entreprise de dissimulation. Tout contribue, depuis les pratiques médicales recommandées (choisir un donneur ayant le même groupe sanguin que le parent stérile) jusqu'au droit civil lui-même, à cacher et même à effacer le don, afin de faire croire à une procréation charnelle du couple receveur. Loin de présenter le « don d'engendrement » comme une façon légitime de faire une famille, on l'enfouit dans l'ombre comme s'il était honteux. Quant aux enfants nés de ces dons, ils sont transformés bien malgré eux - et la plupart du temps sans qu'ils le sachent - en passagers clandestins de notre système de parenté.

Pour pouvoir un jour remédier à cette situation, il faut en comprendre les racines profondes. Dans les années 1970, un modèle « ni vu ni connu » s'est imposé dans tous les pays, sans poser alors de problème social particulier. Puis la logique du secret a été largement remise en cause au niveau international. C'est alors que la France a pris un chemin singulier en consacrant, à travers les premières lois bioéthiques de 1994, un durcissement du modèle « ni vu ni connu ». Depuis, vingt ans ont encore passé, la famille a beaucoup changé, mais pas la loi française, contrairement à celles de la plupart des pays qui nous entourent.

Du modèle « ni vu ni connu » au modèle de « responsabilité »

Au tout début des années 1970, la grande innovation technique est la cryoconservation du sperme. Elle ne crée pas la possibilité de l'insémination avec le sperme d'un donneur, car celle-ci était pratiquée dans le secret des cabinets de gynécologues depuis le XIXe siècle 1. Mais elle en modifie un aspect essentiel : désormais, on peut dissocier le moment du don et celui de son usage. Au temps du sperme frais et de « l'homme caché » derrière le paravent du médecin, succède celui des paillettes conservées dans les cuves à - 196 °C des laboratoires, qui permet de séparer comme jamais donneurs et receveurs. Sur cette nouvelle donne humaine et cette temporalité congelée, l'assistance médicale à la procréation prend son essor.

Au départ, l'idée qu'il fallait organiser le secret et conseiller aux parents de « surtout ne rien dire » s'est imposée comme allant de soi dans tous les pays qui se sont lancés dans l'assistance médicale à la procréation (AMP). Cette logique du « ni vu ni connu » est confortée par l'anonymat du don. Ainsi la place de chacun est garantie par le triptyque secret-anonymat-mensonge : le donneur ne risque pas une intempestive recherche en paternité puisqu'il disparaît comme il est venu le père peut passer pour le géniteur sans redouter d'être jamais contesté. Quant à l'enfant, on n'en parle pas. Personne à l'époque n'imagine que son intérêt pourrait ne pas coïncider avec celui de ses parents.

Pourtant, ce modèle va rapidement se fissurer. Le secret étant en réalité un mensonge consistant à faire passer le père stérile pour le géniteur, on prend conscience qu'il ne va pas de soi de mêler la médecine à une telle entreprise. Surtout, on s'inquiète des effets psychologiques dévastateurs sur l'enfant de ces nouveaux secrets de famille. Les professionnels font alors un virage complet, et se mettent à indiquer aux parents qu'il leur faut absolument dire à l'enfant quel a été son mode de conception.

En complément, l'anonymat des dons est interrogé. La Suède est la première à remettre en cause, dès 1984, le principe selon lequel les personnes nées d'AMP ne pourraient à aucun moment de leur vie savoir de qui elles sont nées, alors même que cette information est parfaitement connue et figure dans leur dossier. Elle sera suivie par de nombreux pays. L'anonymat laissait croire que si le donneur sortait de l'ombre, il deviendrait un père. Sa levée possible affirme que ce n'est pas un risque. Pour l'enfant, ce qui est en cause ici n'est absolument pas sa filiation. Mais qu'est-ce alors ? Émerge ici une nouvelle jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme autour de la notion d'« origines personnelles ».

La féminisation des dons vient questionner la vision masculine initiale selon laquelle un don pourrait être réduit à « presque rien, cinq minutes de votre temps », et le donneur facilement effacé. Parce qu'un don féminin implique la personne de la donneuse dans son corps même, il force à penser positivement le don d'engendrement qu'on avait auparavant surtout cherché à faire oublier : quel est son sens ? Sa valeur ? Pourquoi le fait-on ? Le don de gestation, interdit en France mais autorisé dans de nombreux pays, est sans doute le plus révélateur d'un enjeu moral, social et humain majeur jusqu'alors complètement ignoré : la relation entre donneurs et receveurs. Dans l'organisation initiale, tout avait été fait pour séparer totalement les uns des autres, entre lesquels l'institution médicale avait établi un sas infranchissable. L'interdiction de toute relation avait même été considérée comme une garantie éthique majeure. Mais de plus en plus de pays acceptent désormais que les parents d'intention puissent bénéficier s'ils le souhaitent de dons venus de donneurs et donneuses connus.

Tous ces changements ne sont pas apparus au même rythme, mais leur sens général est clair : ils ont fait peu à peu émerger un nouveau principe de régulation de l'engendrement avec tiers donneur. On peut le nommer « principe de responsabilité » : au plan éthique, ce qui guide ces changements est la valeur croissante accordée à la responsabilité, au sens de répondre de ses actes. L'anticipation de l'avenir de l'enfant, de ses besoins au cours de son développement et de ses droits fondamentaux en tant que personne est placée au centre.

La spécificité du modèle bioéthique français

En France, les mêmes grandes évolutions que dans les autres pays démocratiques sont à l'oeuvre. Des demandes de droits se font entendre depuis des années, et de multiples tentatives ont été faites pour proposer des réformes. Pourtant, en matière de bioéthique, tout paraît singulièrement bloqué.

Dans notre pays, en 1994 ont été élaborées les premières « lois bioéthiques ». Le don de gamètes a été pensé par les médecins sur le modèle du don de sang. On a pris là une double option. D'une part, on a défini le don de gamètes comme un « traitement », une « thérapie », comme si à l'issue de celle-ci la stérilité du mari était guérie. D'autre part, on a dénié toute spécificité au don d'engendrement, pour le ramener à un « don de matériau du corps humain » comme les autres... au risque d'oublier que le don d'engendrement, à la différence de tous les autres, n'implique pas simplement deux protagonistes, donneurs et receveurs, mais aussi un troisième : l'enfant. Cette conception paraît hypermédicalisante, mais elle recouvre implicitement aussi une certaine approche morale de la famille. L'objectif est de défendre la famille traditionnelle « père, mère, enfant ».

En effet, chacun sait que donner du sperme n'est pas comme donner du sang. À la différence de ce qui se passe dans l'AMP intraconjugale, le don de gamètes ne soigne et ne guérit rien de la stérilité « pathologique » diagnostiquée. Il la contourne par une pratique sociale : le recours à un géniteur externe au couple. On comprend alors très bien pourquoi présenter cette pratique sociale comme une sorte de « traitement » heurte les couples homosexuels, qui y voient à juste titre une motivation ressortissant davantage aux valeurs familiales qu'aux raisons médicales proprement dites.

Le montage juridique consiste à présenter l'engendrement avec tiers donneur comme une procréation du couple, qui pourtant n'a pas eu lieu, puis à l'instituer en droit à travers une pseudo-filiation charnelle du parent stérile. Les lois de 1994 créent une filiation spécifique tout à fait inédite : la pseudo-filiation charnelle, qui a la particularité de ne pas pouvoir être contestée par des preuves génétiques. Ces lois ont suscité d'emblée des critiques de la part des juristes spécialistes du droit de la famille, mais ils ont été peu entendus, tant dominait à l'époque la vision médicale. On comprend mieux aujourd'hui les paradoxes du droit bioéthique français, qui s'est aventuré sur les terres complexes de la filiation - qui n'est pas une spécialité médicale - et a généré un modèle à la fois « pseudo procréatif » et « pseudo thérapeutique ».

Comment rejoindre les pays qui ont su trouver une alternative sous la forme d'un nouveau « principe de responsabilité » ? Il faudrait pour cela reconnaître collectivement, à travers nos lois, d'une part, que le don d'engendrement est un don spécifique, et, d'autre part, qu'il n'a rien de honteux, bien au contraire, dès lors que les places de chacun sont claires. Ces places complémentaires pourraient être revendiquées devant l'enfant sans menacer personne, ni les donneurs ni les parents.

Reconnaître la spécificité du don d'engendrement

Dans le couple qui sollicite le don, quel est le rôle de celui des deux qui ne procrée pas ? Prenons le cas d'un couple hétérosexuel et d'un don de sperme. Évidemment, nous ne sommes pas dans le cas d'une procréation. Elle procrée, parce qu'elle est fertile, et lui ne procrée pas, parce qu'il est stérile. En revanche - et là est la nouveauté -, sans procréer, cet homme stérile va bel et bien engendrer l'enfant, c'est-à-dire participer directement du processus institué par lequel cet enfant vient à la vie. En effet, l'engendrement humain n'a pas seulement une dimension physique ou physiologique (celle de la procréation), il a aussi une dimension psychique, mentale, affective, intentionnelle et même institutionnelle, qui va lui accorder sens et valeur au sein de notre monde humain. L'homme stérile participe de toutes les dimensions de l'engendrement sauf une : la dimension strictement procréative. Et parce qu'il a pris la responsabilité de se déclarer par avance père de l'enfant qui en naîtra, ce futur père a beau être stérile il est, tout autant que la femme qui procrée, co-engendreur de l'enfant. C'est pourquoi le père stérile n'est pas ici dans une situation comparable à celle de l'adoption.

Mais qu'en est-il alors du rôle du donneur ? Celui-ci, à n'en pas douter, procrée l'enfant. L'homme qui fait un don de sperme sait pertinemment que ce don va servir à concevoir un enfant. Il fait un don en sachant ce qu'il fait : permettre à un enfant de naître, un enfant unique, singulier, qui, sans sa propre participation à une procréation, ne serait pas ce qu'il est. C'est bien parce que sont en jeu ici des individus humains qui procréent, et non des matériaux interchangeables servant à une biomédecine toute-puissante pour créer artificiellement de la vie, que le nombre d'enfants que l'on a le droit de faire naître d'un même donneur est strictement limité 2 pour juguler le risque d'inceste. Mais le donneur sait aussi que le sens de cette procréation consentie par avance est de permettre à d'autres de devenir parents. Donneur et parent, les deux statuts sont logiquement (et juridiquement) incompatibles. C'est pourquoi ceux qui s'imaginent que les enfants qui demandent à connaître l'identité de leur donneur cherchent un père se trompent du tout au tout. Ils n'ont pas saisi la logique profonde de l'engendrement avec tiers donneur.

En vérité, cette procréation consentie par avance va encore au-delà : elle est ce qui permet à d'autres d'engendrer un enfant. Le choix d'engendrer n'appartient pas au donneur, il n'est que celui qui le rend possible pour autrui. Bien qu'il participe d'une dimension fondamentale de l'engendrement - la procréation -, il ne peut être défini comme co-engendreur de l'enfant. En faisant don de sa capacité procréative, il renonce par là même à engendrer les enfants qui en naîtront. Ce qu'il fait est en réalité un don incomparable à tout autre don, et a fortiori incomparable à un simple don d'« élément du corps humain » : un don d'engendrement.

Le jour où nous serons capables d'assumer que nous avons inventé, il y a près d'un demi-siècle, une nouvelle façon de mettre des enfants au monde, et d'admettre qu'elle crée envers les enfants nés de ces pratiques des responsabilités particulières, il sera possible de réformer le droit bioéthique français. On pourra non seulement aider vraiment les couples de sexes différents à dire à l'enfant comment il fut conçu, mais aussi ouvrir en douceur l'accès à l'engendrement avec tiers donneur aux couples de femmes qui aujourd'hui vont en Espagne ou en Belgique chercher ce qu'on leur refuse toujours en France : la possibilité de devenir mères.

  1. Bertrand Pulman, Mille et une façons de faire des enfants. La révolution des méthodes de procréation, Calmann-Lévy, 2010.
  2. La loi française ne permet pas plus de dix naissances issues d'un même donneur.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2015-11/le-defi-ethique-des-nouvelles-techniques-de-reproduction.html?item_id=3498
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article