Alexandre LACROIX

Directeur de la rédaction de Philosophie magazine.

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Portrait d'un investisseur sans limites

Constructif publie en avant-première un texte sur Peter Thiel - riche investisseur de la Silicon Valley adepte du libertarisme et du transhumanisme - extrait de « Ce qui nous relie », le prochain livre d'Alexandre Lacroix1. Cette enquête sur l’impact existentiel des nouvelles technologies paraîtra le 22 janvier 2016 chez Allary Éditions.

« Au milieu des années 1990, Peter Thiel était trader et vendait des produits dérivés pour une filiale américaine du Crédit suisse. Son coup de génie est d'avoir investi dans PayPal, le premier service sécurisé permettant d'effectuer des paiements en ligne, en 1996 - il a revendu ses parts pour à peu près cinquante millions de dollars en 2002. Après ce gain, d'aucuns auraient décidé de s'offrir une retraite dorée à Bali, de se consacrer à la pêche au gros, à une collection de traités d'alchimie du Moyen Âge, ou auraient acheté un vignoble dans le Bordelais la plupart se seraient éloignés du milieu des affaires pour se consacrer à une marotte personnelle, et c'est probablement ce que j'aurais choisi. Pas lui, qui a eu son coup de génie deux ans plus tard : il fut le premier à investir dans Facebook, et c'est de la revente progressive de ses actions, au cours des dix années suivantes, qu'il a tiré l'essentiel de son patrimoine, estimé à plus de deux milliards de dollars. [...]

Pour un ultrariche, Peter a un profil peu banal : parallèlement à son cursus d'économie, il a poursuivi de brillantes études de philosophie à l'université Stanford, en Californie. Là-bas, il a assisté aux cours de René Girard - par gratitude, il finance aujourd'hui par le biais de sa fondation, la Thiel Foundation, un projet appelé « Imitatio » destiné à à promouvoir l'oeuvre du grand penseur du désir mimétique. [...] Mais il y a plus singulier encore : il existe un lien étroit entre les positions philosophiques adoptées par Peter et la nature de ses investissements. Il a parié sur ses idées et a gagné un pactole. En philosophie, Peter est un adepte du libertarisme et du transhumanisme - deux gros mots, que je vais essayer de définir rapidement. Le libertarisme est une radicalisation du libéralisme, proposant de fonder non seulement le marché mais la société entière sur les principes de dérégulation et de non-intervention de l'État. Concrètement, dans une nation libertarienne, chacun agirait selon ses propres choix, sans avoir de conseil à recevoir de personne, sans que ses actes soient passibles d'aucune poursuite tant qu'ils ne nuisent à nul autre qu'à lui-même. Ainsi, vous pourriez vendre vos organes si vous le souhaitez, vous droguer tranquillement, vous prostituer, accepter de mourir au milieu d'une orgie sadomasochiste dans un club privé si tel est votre caprice. Les libertariens qualifient les lois qui empêchent les individus de se faire du mal à eux-mêmes de « paternalistes » - à leurs yeux, elles relèvent de l'infantilisation et maintiennent indûment les citoyens sous la tutelle morale de l'État.

La démocratie condamnée ?

Si l'on réalisait le programme libertarien, beaucoup d'obligations qui ont cours dans nos social-démocraties seraient suspendues, pour le meilleur et pour le pire. Nul n'aurait de contrainte en ce qui concerne l'instruction de ses enfants. Certains décideraient peut-être de ne leur apprendre que la poterie, sans leur transmettre ne serait-ce que les rudiments de la lecture et du calcul. Inversement, il serait possible de créer des écoles d'élite où, dès l'âge de cinq ans, on manierait le théorème de Pythagore et les équations du second degré. Il n'y aurait pas d'impôts à payer, ou seulement une contribution minimale pour l'entretien des routes, de la police et de l'armée. Dans la plupart des procès, il n'y aurait pas d'emprisonnement ni même de notion de châtiment, si bien que presque tout se réglerait par transaction financière. La seule question qui intéresserait vraiment les parties serait : combien vaut ce viol ? Enfin, il n'y aurait pas de droit du travail, un chirurgien génial pourrait décider d'exercer seulement deux heures par mois tandis qu'un type sans talents et sans ressources n'aurait probablement pas d'autre recours que de se vendre comme esclave.

Dans un texte posté sur Cato Unbound (« Caton délivré » : le nom de ce blog, vitrine d'un think tank libertarien influent sur la Côte ouest, rend hommage à Caton d'Utique, qui a tenté en Afrique un baroud d'honneur contre l'autoritarisme de Jules César, avant d'être acculé par la défaite au suicide), Peter lâche cet aveu surprenant de franchise : « Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles. » Plus loin, il enfonce le clou : « À notre époque, la grande tâche pour les libertariens est de trouver un moyen d'échapper à la politique sous toutes ses formes - depuis les catastrophes totalitaires ou fondamentalistes jusqu'au demos stupide de la soi-disant social-démocratie. » Chez nous, cette condamnation de la démocratie serait suspecte de fascisme mais il s'agit d'autre chose. On touche là au rêve des libertariens de réaliser un monde sans politique et sans institutions, où les individus ne seraient plus tenus par aucune structure on y verrait apparaître des échanges variés, non contraints, dont les formes seraient définies ponctuellement par des contrats entre adultes consentants. Où mettre en pratique des principes si exigeants ?

Peter envisage trois possibilités : le cyberespace l'espace les océans. C'est cette conviction qui a guidé ses premiers investissements. Pourquoi créer PayPal ? Pour qu'il existe un moyen de paiement qui échappe à toute forme de contrôle, qui ne soit plus une monnaie battue par un État souverain. Pourquoi investir dans Facebook ? Pour détruire le corps de la nation, forme moderne de la communauté politique, et lui substituer des réseaux d'amis libres de s'agréger et de se défaire à leur gré dans le cyberespace. En ce qui concerne l'espace - c'est-à-dire la Lune, la planète Mars, voire les exoplanètes situées dans d'autres systèmes solaires -, il se prêterait sans nul doute à une refondation de l'humanité sur des bases anarchiques et libérales, mais hélas, remarque Peter, il est pour l'instant hors de notre portée. Par contre, les océans sont une réserve d'opportunités encore inexploitée, c'est pourquoi Peter a investi massivement dans le Seasteading Institute, dirigé par Patri Friedman, petit-fils du très libéral Prix Nobel d'économie Milton Friedman (et accessoirement ancien conseiller économique du général Pinochet) : le but de cet organisme est de construire des villes sur des plateformes offshore, en-dehors des eaux territoriales - profitant du vide juridique, ces cités flottantes seraient intégralement déréglementées.

Faire reculer la mort

Quant au second courant de pensée pour lequel Peter en pince, le transhumanisme, disons, pour le situer sommairement, qu'il préconise d'employer l'ensemble des moyens biomédicaux à notre disposition - thérapies cellulaires, xénogreffes, modifications génétiques, etc. - pour faire reculer la mort. Dans un autre de ses écrits théoriques, Peter, qui apprécie la provocation au point de rarement s'embarrasser de nuances, décrète : « La mort était un mystère, nous allons en faire un problème auquel il existe une solution. » Cette formule résume le credo des transhumanistes.

Libertarisme et transhumanisme sont liés par au moins deux aspects : tous deux exaltent la toute-puissance du Moi, qu'ils placent au-dessus des lois et des limitations naturelles en ce qu'ils sont défendables théoriquement mais ne tiennent aucun compte de l'état du monde réel, tous deux s'apparentent à des folies rationnelles.

J'ai rencontré Peter au printemps 2014, dans le bar d'un hôtel du Quartier latin. Il se trouve qu'il tient en haute estime le philosophe français Pierre Manent. C'est même pour s'entretenir avec lui qu'il a fait, alors qu'il était de passage en Europe, un crochet par Paris avec son jet privé. Mes collègues de Philosophie magazine avaient entendu parler de cette rencontre improbable et avaient demandé la permission que nous y assistions, pour tirer de leur conversation un article ainsi, nous étions trois membres du journal à être accourus, curieux d'entendre ce que le milliardaire frondeur de la Silicon Valley et l'universitaire français catholique, auteur de remarquables essais sur la pensée libérale et de monographies érudites sur Michel de Montaigne et Alexis de Tocqueville, auraient à se dire. [...]

« Quelle est la chose que vous tenez pour absolument vraie, mais avec laquelle très peu de gens seraient d'accord ? » C'était, nous a expliqué Peter, l'une de ses questions préférées, qu'il adorait poser à chaque nouvel interlocuteur. Car c'est une demande très difficile. Si vous êtes capable d'y répondre, cela signifie deux choses. Premièrement, que vous avez du courage, parce que vous allez émettre un énoncé avec lequel l'autre sera probablement en désaccord. Deuxièmement, que vous êtes capable de penser par vous-même.

La singularité technologique

Cette manière d'entrer en matière était également, révélatrice du caractère de Peter. Il a développé un peu sa vision du monde dans un court essai intitulé Zero to One (« De zéro à un »). Selon lui, la mondialisation et la technologie suivent deux logiques différentes. La mondialisation est horizontale et procède par réplication : il existe un prototype de téléphone portable, puis cent appareils, puis cent millions, puis six milliards. La mondialisation progresse ainsi de 1 à n, et le pays qui excelle dans cette dynamique de réitération est le principal manufacturier du monde, la Chine. Mais la technologie avance de manière différente, à coups d'idées nouvelles, d'inventions. Elle est verticale et permet le passage de 0 à 1. Il n'y avait pas d'ascenseurs. Otis en a conçu un. Telle est la rupture apportée par l'innovation. C'est pourquoi Peter nous a expliqué qu'il ne s'enthousiasmait que pour la technologie : il n'a jamais investi dans les industries lourdes mais seulement dans les start-up, car seules des structures légères, sans bureaucratie, animées par quelques cerveaux jeunes et agiles, sont capables de produire le saut qualitatif, de décrocher cet eurêka tellement euphorisant. Cohérent avec lui-même, Peter cherchait à extraire, chez tout interlocuteur, les idées non conventionnelles : n'étant pas décalquées sur un discours dominant, n'ayant pas encore été répétées au point de devenir des clichés, celles-ci sont parfois susceptibles de provoquer le différentiel positif, l'étincelle créatrice qui illuminera la pénombre de la morne plaine démocratique.

Au cours de notre entretien, Peter n'a, de son côté, pas cessé d'émettre des idées pénétrantes mais avec lesquelles la plupart des gens seraient en désaccord.[...]

Pour des hommes de la trempe de Peter, le Web n'est déjà plus intéressant. Le réseau a vingt-cinq ans, c'est un dinosaure. Ce n'est pas de ce côté-là que s'effectueront les prochaines percées, que pousseront les prochains monopoles. Cette technologie a réussi aussi bien qu'on pouvait l'espérer, mais il faut désormais regarder ailleurs. Si l'on veut conserver une longueur d'avance sur ce qui va se produire au cours du XXIe siècle, il est indispensable de changer de niveau, de décaler la perspective.

Dans les deux décennies qui viennent, nous allons voir débouler dans les magasins pléthore d'objets connectés - des montres, des machines à laver, des voitures... Certains gagneront de l'argent avec ces marchandises et ils seront bien sûr très contents d'eux-mêmes. Mais il n'y a rien de neuf à glaner sous ce soleil-là l'« Internet des objets », comme on l'appelle, n'est qu'une extension prévisible des usages du wi-fi et de la carte SIM. « Les prochains Larry Page et Serguei Brin ne créeront pas un moteur de recherche. Et le prochain Mark Zuckerberg ne créera pas un réseau social. Si vous copiez ces gars-là, c'est que leur exemple ne vous a rien appris », prévient Peter Thiel dès la première page de Zero to One. Non, la prochaine innovation véritable, si l'on se fie à l'intuition de Peter et de ses amis, sera le reliement de l'homme à la machine. Et il est un concept qui aide à penser ce nouveau cap : celui de singularité technologique. Il est au centre des recherches pionnières actuelles, sert de point de mire aux jeunes ingénieurs de la Silicon Valley. La singularité technologique représentera, à les en croire, le stade achevé de la connexion.

Mais d'où sort ce terme bizarre et que signifie-t-il ?

L'expression de « singularité technologique » a été employée pour la première fois par un certain Vernor Vinge, qui est à la fois professeur de mathématiques à l'université de San Diego et auteur de romans de science-fiction à succès. Il l'a définie dans une communication qu'il a prononcée lors d'un colloque organisé par la NASA, en 1993. En détournant le vocabulaire de la physique et plus précisément de la théorie de la relativité générale, qui décrit les trous noirs comme des « singularités gravitationnelles » - c'est-à-dire des objets d'une densité qui tend vers l'infini, au voisinage desquels les lois de Newton ne s'appliquent plus -, Vinge a prédit qu'un événement majeur allait bientôt survenir, dans les parages duquel les lois de l'Histoire seraient abolies. À quoi ressemblera cet événement, « d'une importance comparable à l'apparition de la vie humaine sur Terre » ?

Une entité « super-intelligente »

C'est simple : nous allons, de façon imminente, c'est-à-dire avant 2030, selon Vinge, « créer au moyen de la technologie une entité plus puissante que l'intelligence humaine ». Comment aboutirons-nous à ce résultat ? Ce n'est pas encore décidé, plusieurs scénarios sont envisageables, explique Vinge. Il est possible que les ordinateurs dépassent prochainement l'intelligence humaine, ou bien que le réseau « s'éveille » et qu'il soit le support d'une conscience unifiée et globale. Mais on ne peut pas exclure non plus que cette entité soit un hybride, un mélange de biologie et d'ordinateur, ni que l'homme agisse sur le fonctionnement de son cerveau afin d'augmenter ses capacités cognitives.

Dans tous les cas, l'apparition de cette entité super-intelligente aura un impact direct sur le cours des événements. Il s'agira de la dernière machine inventée par l'humanité. Celle-ci créera les machines ultérieures et assurera la suite du progrès technologique, qui va donc s'accélérer. Elle prendra également les décisions de régulation globale - des flux financiers, du commerce, des transports. C'est pourquoi, avec la singularité, nous entrerons dans une ère post-humaine. »



  1. Les intertitres et les accroches ont été ajoutés par la rédaction de Constructif.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2015-11/portrait-d-un-investisseur-sans-limites.html?item_id=3507
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