Jacques TESTART

Biologiste de la procréation, directeur de recherches honoraire à l'Inserm, président d'honneur de l'association Fondation sciences citoyennes (FSC).

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Séduisantes sornettes

Les belles promesses du transhumanisme ne doivent pas faire rêver : l'évolution exige une diversité abondante afin que les êtres vivants s'adaptent à leur environnement. La mort de la mort n'est pas pour demain.

Les premières traces de notre ancêtre l'homme de Neandertal montrent que les rites funéraires sont une pratique immémoriale. Le plus ancien document écrit, Le chant de Gilgamesh, vieux de cinq mille ans, affirme le caractère inéluctable de la mort. Pourtant, depuis un siècle, la science a peu à peu gommé le caractère exceptionnel de la mort et l'a ramenée à un phénomène naturel comme un autre en identifiant les étapes physiologiques qui la précèdent, les causes qui la provoquent et les preuves juridiques de sa survenue. La « mort par vieillesse » ne fait plus partie de la nomenclature médicale dans notre « société post-mortelle 1 », ce qui laisse supposer qu'il n'existerait théoriquement plus de limite temporelle à l'extension de la vie humaine. À l'autre extrémité du vivant, Craig Venter annonce avoir créé la vie en bricolant une bactérie, une prétention abusive (il s'agit en fait d'une transgenèse intégrale), mais qui témoigne de la volonté d'une maîtrise totale de l'existence des êtres vivants. Les médias s'emparent aussi régulièrement du thème de la « résurrection » d'espèces disparues (le mammouth), comme si l'on pouvait créer une « vie scientifique » après la mort. C'est que le public se montre sensible à ces prétentions d'annuler la mort, de créer la vie, ou d'augmenter les capacités physiques ou intellectuelles (intelligence artificielle) de notre espèce, toutes promesses qui font écho au mythe du surhomme.

Depuis quelques dizaines d'années, le mouvement transhumaniste, né en Californie dans l'esprit de la contre-culture, est venu marier le spirituel avec la révolution numérique, et des scientifiques éminents, plus souvent informaticiens que biologistes, prétendent être en mesure de dépasser la condition humaine, qu'ils estiment précaire ou en dangereuse dégénérescence. Fascinés par les technosciences, ils s'efforcent de paraître rationnels et objectifs pour servir une science-fiction qui considère les êtres vivants comme une mécanique que l'on peut réparer, et ce afin de promettre un avenir prévisible et calculable. Là est peut-être le talon d'Achille de ceux qui promettent de maîtriser la vie comme ils savent maîtriser les machines. Selon ces oracles, la biomédecine saura, au cours de ce siècle, nous garantir une bonne santé, nous rendre plus intelligents et faire de nous des bicentenaires. Faut-il y croire ? Faut-il faire de ces recherches des priorités consommant l'essentiel des budgets, comme aux États-Unis ? Faut-il accepter avec fatalisme le destin inexorable promis par le transhumanisme ?

La mort est nécessaire à la vie

La « mort de la mort 2 » est l'une des promesses du transhumanisme. Ainsi, Laurent Alexandre affirme que « la mort est un problème à résoudre et non une réalité imposée par la Nature », une formule qui néglige le fait que l'évolution exige une biodiversité abondante. Comment les êtres vivants pourraient-ils s'adapter continuellement à leur environnement sans le renouvellement permanent de ceux qui occupent la planète et la survenue aléatoire de nouveaux individus parmi lesquels opérera la sélection ? Et au niveau cellulaire, c'est bien le suicide naturellement programmé (apoptose) qui permet la « sculpture du vivant 3» et les régulations métaboliques vitales, preuve que la mort est nécessaire à la vie. C'est l'assimilation du vivant à une mécanique aux rouages contrôlables qui permet à Laurent Alexandre de proclamer que « la croissance de la technomédecine, et donc de notre longévité, [...] sera exponentielle », ou encore qu'« une espérance de vie de deux cents ans à la fin du XXIe siècle est peut-être une hypothèse conservatrice grâce au big bang biotechnologique ». La « preuve » de telles affirmations serait la fameuse loi de Moore (1965), qui prédit que la puissance informatique double tous les dix-huit mois et se trouve vérifiée pour les ordinateurs. Peut-être était-elle une prophétie autoréalisatrice que les chercheurs se sont donné les moyens de confirmer... Peu importe, même en admettant que cette loi ne rencontrera pas ses limites, pourquoi s'appliquerait-elle au vivant ? Nous comprenons tout des machines que nous fabriquons mais presque rien du comportement d'un insecte, cela devrait inciter à la modestie...

La vie éternelle, ce serait littéralement l'annulation de la mort. C'est au niveau cellulaire que l'« immortalité » se manifeste et qu'elle peut être étudiée. La mort apparaît avec les organismes pluricellulaires. Avec les êtres unicellulaires, qui se divisent pour se multiplier (belle incohérence mathématique !), un individu vivant donne naissance à deux individus vivants sans passer par la case de la mort. On estime que les cellules humaines se divisent 52 fois avant de mourir, leur vieillissement se matérialisant par un raccourcissement progressif des extrémités des chromosomes (télomères). Que les cellules cancéreuses ou les cellules souches (celles qui sont à l'origine des cellules différenciées dans chaque organe) ne meurent pas, qu'elles semblent pouvoir se diviser indéfiniment suffirait à « démontrer » que la mort n'est pas inéluctable. Pourtant, la survie apparemment infinie de ces cellules n'empêche pas la mort de l'organisme qui les héberge...

Prolonger la vie jusqu'où ?

Moins spectaculaire que l'annulation de la mort, la prolongation significative de la vie constituerait cependant une voie naturelle et irréversible vers l'immortalité. Faut-il rappeler qu'aux États-Unis, pays d'origine des transhumanistes, l'espérance de vie en bonne santé n'augmente plus ? Il semble que les pollutions chimiques commencent à faire leurs effets, et nous avons seulement deux ou trois décennies de retard sur les pratiques mortifères du productivisme étatsunien, qui ne se sont répandues en Europe qu'après la Deuxième Guerre mondiale.

Désormais, rien ne permet d'attendre une extension significative de la durée de vie, ne fût-ce qu'au rythme que nous avons connu depuis deux siècles, grâce à l'hygiène et au progrès social au moins autant qu'à la médecine. On ne peut ignorer l'irruption de nouvelles pathologies ou la fréquence croissante, depuis une trentaine d'années, de certaines maladies, parmi lesquelles des maladies chroniques (cancer, diabète, asthme, obésité...), neurodégénératives (Alzheimer, Parkinson) ou infectieuses (sida, légionellose, grippes mortelles...). Ces dernières pourraient n'être que les prémices de catastrophes sanitaires prévisibles du fait de l'impuissance croissante des antibiotiques et de l'apparition de nouveaux germes à l'occasion de changements climatiques inexorables.

Rajeunir, ou mettre la vie en suspens ?

Une autre façon d'aller vers l'immortalité serait de rajeunir, un vieux rêve dont se montre capable la méduse Turritopsis, un animal de quelques millimètres de long dont l'organisme est très simple. Le mécanisme en cause est la capacité de ses cellules à subir une transdifférenciation, c'est-à-dire à changer de fonction. Or, les travaux du Japonais Shinya Yamanaka, Prix Nobel de médecine en 2012, ont pu reproduire des mécanismes comparables chez des mammifères (dont l'espèce humaine) en obligeant des cellules déjà différenciées, par exemple celles de la peau, à se comporter comme des cellules souches et à reprendre alors une autre spécialisation (comme cellules sanguines, cellules nerveuses...). Le plus étonnant est que ce phénomène est obtenu en partant aussi bien d'un donneur jeune que d'un centenaire, d'où l'hypothèse d'une régénération possible tout au long de la vie. Cependant, ces expériences concernent des cellules isolées et rien n'indique qu'elles soient transposables à des organes entiers, ou à l'individu dans sa totalité. Il n'empêche, un informaticien anglais, Aubrey de Grey, a lancé le projet de médecine régénérative (projet Sens), dans les années 1970, en cherchant simultanément à empêcher la réparation des télomères, pour combattre les cellules cancéreuses, et à repeupler l'organisme en cellules souches, pour rajeunir les organes. Constatons que des succès significatifs se font attendre quarante ans plus tard.

Prolonger la vie peut consister aussi à la mettre en suspens, grâce à la congélation du corps, un business déjà en place aux États-Unis, justifié par la promesse de progrès inéluctables mais toujours à venir. S'il est aisé de faire tomber la température d'un organisme à la température de l'azote liquide (- 179 °C), rien ne garantit la survie et l'intégrité lors de la décongélation. D'une part, le séjour à basse température n'annule pas certaines réactions chimiques préjudiciables, d'autre part, l'expérience des cellules et organes cryogénisés à des fins médicales révèle des exigences variées d'un tissu biologique à un autre, et donc l'aléatoire d'un protocole uniforme appliqué à un organisme entier.

Les risques du clonage

Prolonger la vie, cela pourrait aussi, selon certains, passer par le clonage. Cette stratégie, médiatisée il y a vingt ans avec la brebis Dolly, présente bien des risques et des illusions. Reproduire des individus « à l'identique » serait une menace démocratique (qui seront les élus ?) ou écologique : si une génération entière était reproduite en continu, l'évolution de l'espèce cesserait définitivement, malgré les nécessités d'adaptation permanente à un environnement changeant. Surtout, le clonage vrai n'est réalisable qu'au stade de l'embryon, car ce n'est pas seulement l'ADN nucléaire qui devrait être répliqué, mais aussi les autres constituants cellulaires qui contribuent à l'identité biologique. Or, dédoubler un oeuf afin d'induire la gémellité n'augmente pas la durée de vie pour un être qui n'a pas encore vécu ! De plus, cette manipulation ne pourrait pas avoir été décidée par l'embryon lui-même... La proposition du recours au clonage pour se survivre s'inscrit dans la mystique de l'ADN 4, qui attribue à cette molécule chimique le pouvoir de représenter à elle seule l'identité et l'intégrité d'une personne, laissant ainsi croire que la personne serait transférée dans un noyau cellulaire.

Modifications du génome : des illusions

Si on écoute les apôtres du « tout génétique », le prolongement de la vie pourrait être réalisé grâce à des modifications du génome. La possibilité de telles manipulations ne serait qu'une question de temps, même si on ne connaît pas les gènes en cause, vraisemblablement nombreux et susceptibles d'agir simultanément sur d'autres caractères (pléiotropie), ce qui compliquera bien des projets et laisse craindre bien des situations indésirables. Ainsi des souris génétiquement modifiées pour vivre plus longtemps se sont-elles avérées stériles. Rappelons aussi que toute modification du génome d'un individu ne peut être réalisée qu'au stade de l'oeuf unicellulaire, afin que toutes les cellules de l'organisme héritent de la modification, ce qui suppose de généraliser la fécondation in vitro pour rendre disponibles les embryons à « améliorer »... En outre, il faudrait tenir compte des interrelations entre les gènes, et des facteurs épigénétiques qui font dépendre le fonctionnement du génome de conditions extérieures, difficilement contrôlables et encore complètement inconnues. En considérant les individus comme des amas cellulaires hors sol (hors de leur milieu), comme s'il s'agissait de machines, les transhumanistes ne se soucient pas des effets de l'environnement sur les organismes. Pourtant, si, chez les abeilles, la reine vit cent fois plus longtemps que l'ouvrière, alors que leurs génomes sont identiques, c'est bien dû à son régime alimentaire (gelée royale)... Les avancées remarquables de la génétique commencent à piétiner dès qu'il s'agit de dépasser l'« anatomie moléculaire », que permet le séquençage du génome, pour aborder la fantastique complexité du fonctionnement de la vie. Les transhumanistes n'ont ni la modestie ni la prudence nécessaires à leurs projets bouleversants : comment prétendre maîtriser le monde quand on ne connaît que moins de 10 % des éléments constituant l'Univers ou de ceux constituant l'ADN, puisque 90 % de l'Univers est composé d'atomes ou de particules inconnus, de même que 90 % du génome échappent à la génétique ?... Puisqu'on ne peut croire que le moment où l'on sera en mesure de tout contrôler est proche, ou même prévisible, il faut prendre la mesure de l'impudence des apprentis sorciers.

Délires de puissance

En bons mécaniciens, les transhumanistes imaginent un autre moyen pour prolonger la vie, grâce à la substitution d'organes. Si chaque pièce usée est remplacée par une pièce neuve, la machine repart pour un tour, comme les voitures américaines à La Havane depuis plus d'un demi-siècle. Mais on imagine bien que ce rafistolage a une fin et qu'il sera difficile de renouveler à volonté chaque pièce d'une « machine vivante ». En particulier, comment remplacer le cerveau, pièce maîtresse de la personne humaine ? Ceux qui ne doutent de rien proposent le téléchargement du contenu du cerveau sur un ordinateur afin de le pérenniser. Ray Kurzweil, « gourou » de Google, promet ainsi, grâce aux progrès des nanotechnologies, l'injection dans le cerveau de milliers de nanocapteurs pour recueillir les événements neuronaux, qui constituent en particulier la mémoire, et d'envoyer ces informations vers un ordinateur. Cette voie permettrait aussi d'augmenter les capacités cérébrales, grâce à la puissance logique ajoutée par la machine... De l'homme prolongé à l'homme augmenté, les délires de puissance se rejoignent et sont sans limites ! Cependant, le téléchargement de la « personnalité » sur un support numérique laisserait intacte la question du moi psychologique : quand bien même le renouvellement de tous les organes deviendrait réalisable indéfiniment, l'individu dont tous les éléments ont été changés serait-il le même que celui qui existait initialement ?

Beaucoup a été dit sur la perte du sens de l'existence qui accompagnerait le statut d'immortalité. Les transhumanistes, dont certains renouent avec le spiritualisme du mouvement hippie, évoquent une religion 2.0, plutôt proche du bouddhisme, qui viendrait harmoniser les rapports entre ces humains devenus un peu des dieux. Comment croire qu'une philosophie techno-mystique suffirait pour compenser la disparition de la conscience de la mort, principe anthropologique universel ? Dans tous ces débats, on ne s'interroge pas suffisamment sur les conséquences de sornettes séduisantes qui abandonneront l'homme à son sort puisque, c'est ma conviction, le projet transhumaniste demeurera incapable de réaliser ses promesses. Que la mort ne soit jamais vaincue ne nous laissera pas indemnes des méfaits entraînés par ces propositions techniques et leur mise en oeuvre, mais aussi par la croyance collective qu'il serait possible de réaliser ces fantasmes.

  1. Céline Lafontaine, La société post-mortelle, Seuil, 2015.
  2. Laurent Alexandre, La mort de la mort, JC Lattès, 2011. Voir aussi sa contribution dans ce numéro.
  3. Jean-Claude Ameisen, La sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Seuil, 1999.
  4. . Dorothy Nelkin et Suzan Lindee, La mystique de l'ADN, Belin, 1998.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2015-11/seduisantes-sornettes.html?item_id=3492
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