© Édouard Kleinpeter

Jean-Michel BESNIER

Philosophe, professeur à l'université Paris-Sorbonne.

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Des fantasmes d'un autre âge

De nouvelles pratiques, qui font des processus des technosciences l'alpha et l'oméga de tout ce qui existe, modifient radicalement les perspectives de l'humain et préparent un monde « technologisé » destiné à ne pas changer.

Les nanosciences ont confirmé certaines des intuitions philosophiques longtemps considérées comme sulfureuses. Celle-ci, essentiellement : il n'y a pas de différence de nature entre l'inerte et le vivant. Le XVIIIe siècle matérialiste exprimait cette intuition en argumentant l'idée que la matière est sensible et capable de s'organiser dans le sens d'une complexification croissante, telle qu'elle permet l'émergence du vivant et de l'humain. C'était là réfuter le dualisme cartésien. L'aventure scientifique contemporaine impose en effet un anti-dualisme qui sonne le glas de ce « grand partage » dont parlent Bruno Latour et Isabelle Stengers à propos de la modernité 1 : les frontières que nous pensions pouvoir dresser entre le naturel et l'artificiel, la vie et l'inanimé, l'homme et l'animal, la science et la politique..., ces frontières révèlent leur obsolescence, au risque de requérir des approches qu'on aurait qualifiées jadis d'animistes. En refusant les catégories et les normes de la rationalité, ces approches encouragent en effet le mélange et l'hybride caractéristiques de modes de pensée archaïques. De fait, la biologie de synthèse ou la robotique ne sont pas à l'abri, de nos jours, des fantasmes démiurgiques que le positivisme moderne croyait d'un autre âge. Fabriquer des créatures vivantes qui n'existent pas dans la nature, réaliser des robots androïdes capables de conscience et d'émotion, voilà quelques ambitions qui témoignent de la vanité des limites anciennes entre des ordres de réalité jugés seuls structurants pour l'esprit et la vie collective.

Une absence de réflexion éthique ?

Il est tentant de se réjouir du bouleversement mental que provoquent les savoirs et pratiques scientifiques actuels. L'horizon des possibles ne paraît plus circonscrit aux critères d'une rationalité étroite. Bachelard appelait de ses voeux un « surrationalisme » en phase avec les découvertes de la relativité et de la mécanique quantique. Ce surrationalisme, qui devait notamment accommoder le nouvel esprit scientifique avec la disparition de la notion d'objet physique, substantiel et univoque, aurait lieu de solliciter l'attention des observateurs de la technoscience contemporaine. Mais pour cela, il lui faudrait sans doute ajouter à son programme la réflexion éthique qu'exige le caractère transgressif des innovations technologiques, car la dilution des frontières ontologiques anciennes ne concerne pas seulement l'espace de la pensée elle percute aussi les modes de vie, les représentations sociales et les idéaux collectifs.

Qu'on songe seulement aux sources du sentiment d'identité qui ne sont plus garanties, aujourd'hui, par les cadres d'un monde stable ni par des catégories intellectuelles bien définies. À l'heure où l'on ne s'étonne plus guère d'entendre répéter par les écologistes que l'homme est un animal comme un autre, ou bien, par les transhumanistes, qu'il est voué à fusionner avec ses machines, on conçoit qu'il est délicat de lui accorder la liberté et la responsabilité dont l'humanisme classique faisait son privilège. La conscience n'est plus l'indice de sa spécificité et on en étend le bénéfice à tout organisme capable de faire la différence entre soi et non-soi, capable donc de réagir à un environnement. Le langage ne fait plus sa différence et on le prête à tout animal susceptible d'émettre et de recevoir des signaux. La critique des métaphysiques de la subjectivité s'est trouvée associée à cette offensive contre les prérogatives du sujet telles que Descartes en avait fourni le modèle.

Tout conspire aujourd'hui à traduire, dans les termes de la science et des technologies de communication, la « mort de l'auteur » - celui qui s'affirme sujet à l'origine de ce qu'il fait - que proclamaient les structuralistes des années 1960-1970. La mondialisation et le cyberespace connotent cette fluidification de l'identité qui a cessé d'être garante des valeurs humanistes.

Définir l'humain

Qu'est-ce donc que l'humain ? De l'aveu même des scientifiques, cette question qui a inauguré la tradition philosophique occidentale demeure plus que jamais irrésolue. Ces scientifiques qui travaillent à la convergence des disciplines - c'est-à-dire à unifier le champ du savoir et à permettre une maîtrise accrue sur le vivant - sont parfois pris de vertige devant la puissance de dé-réalisation du réel qui résulte des possibilités technologiques : comment savoir ce qu'est l'humain, à l'heure où les nanotechnologies rendent possibles la dématérialisation et la dé-identification des objets ? Comment savoir ce qu'est l'humain quand les biotechnologies et la biologie de synthèse nous offrent de transgresser les limites naturelles et d'hybrider, par exemple, le vivant et l'électronique ? Comment savoir ce qu'est l'humain quand les sciences cognitives conduisent à définir l'intelligence sans plus avoir besoin de recourir à la conscience ou à la subjectivité dont nous faisions le privilège de l'humanité ? Comment savoir ce qu'est l'humain quand les technologies d'information font triompher le flux des communications en dissolvant les substances et les identités ? Chacune de ces interrogations convoque les disciplines impliquées dans le fameux programme NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives), qui résume à sa façon toutes les perplexités qui sont les nôtres aujourd'hui.

La primauté des processus

Dans ce contexte dominé par les technosciences, les processus sont devenus l'alpha et l'oméga de tout ce qui existe. L'un d'entre eux, le plus élémentaire qui soit, s'est imposé pour unifier l'univers et le rendre universellement accessible : la numérisation, qui homogénéise toutes les réalités (visuelles, sonores, textuelles, sensorielles...) grâce à la simple succession de 0 et de 1, emblématise le débordement des catégories et des classifications grâce auxquelles on pouvait jadis maîtriser l'environnement limité qui était le nôtre. « La Terre est plate », annonce en 2006 l'essayiste américain Thomas Friedman 2. En effet, la dé-identification des objets soumis à la numérisation, la déterritorialisation des activités ouvertes sur un monde sans limites, l'abstraction des individus assujettis au standard des technologies, tout cela fait perdre ses contrastes et ses reliefs à la planète et requiert de nouvelles valeurs.

Le défi qui s'impose aux humains du XXIe siècle est de taille : il s'agit pour eux de préserver ce qui les rendait exceptionnels, à savoir leur intelligence objectée à l'instinct animal auquel ils ont su s'arracher, cet animal que l'on réduisait aussi à la machine. Car telle est bien la menace : les limites du vivant consistent dans les automatismes. Qui ne s'inquiète de découvrir parfois qu'il cède à des comportements dont l'automaticité signale qu'il s'est absenté de lui-même ? Voyez les inquiétudes générées par les TOC 3 et rapportez-les à celles qui résultent du fonctionnement des algorithmes financiers. Le sentiment de « n'être plus aux commandes » grandit.

Les valeurs liées à la réflexion cèdent le pas devant celles qui promeuvent la réactivité. L'intolérance au hasard conduit à vouloir toujours davantage de mécanismes. Cela conduit par exemple à privilégier en toutes choses les dispositifs qui assurent la duplication. Les technologies sont essentiellement axées sur des programmes de duplication, y compris dans le domaine biologique, où l'on envisage sérieusement de fabriquer le vivant grâce à la mise en oeuvre de dispositifs de clonages ou à la maîtrise des mécanismes de duplication cellulaire.

La reproduction, qui serait encore le résultat de la rencontre aléatoire de gamètes, sera bientôt d'un autre âge, et l'ectogenèse (l'utérus artificiel) deviendra la règle. Rien de tel que la duplication du génome pour garantir la sécurité et la prédictibilité dont nos sociétés ont besoin. L'idéal est de stabiliser le cours des choses, de réaliser au mieux l'homéostasie entre l'humain et son environnement. Les automatismes que nous multiplions ont cette vertu de favoriser un monde destiné à ne pas changer, ou à le faire seulement de manière programmée. Ils sont à leur manière l'annonce d'une victoire sur le temps, de sorte que le triomphe des technologies rencontre l'obsession d'achever l'Histoire en instaurant un éternel présent. Tout est mis en oeuvre pour préparer un monde technologisé qui aurait conjuré l'évolution biologique et qui permettrait d'accueillir des êtres immortels, débarrassés du désir qui appelle le temps et l'errance - des êtres immortels, donc, habités de métabolismes sans failles et résolus à la répétition des cycles naturels dont s'accommodent les animaux. L'immortalité incarnerait assurément l'atteinte des limites du vivant, c'est-à-dire la mort elle-même...

  1. Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes, La Découverte, 1991, et Isabelle Stengers, « La proposition cosmopolitique », in Jacques Lolive et Olivier Soubeyran (dir.), L'émergence des cosmopolitiques, La Découverte, 2007.
  2. Thomas Friedman, La Terre est plate. Une brève histoire du XXIe siècle, éditions Saint-Simon, 2006.
  3. Les troubles obsessionnels compulsifs.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2015-11/des-fantasmes-d-un-autre-age.html?item_id=3506
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