Michel ELTCHANINOFF

Rédacteur en chef du mensuel Philosophie magazine.

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Un retour aux sources

Pour manipuler le vivant, il faut commencer par admettre plusieurs postulats philosophiques. De Galilée aux penseurs russes, en passant par les saint-simoniens et les positivistes, de grandes étapes intellectuelles ont rendu ce rêve réalisable.

« Nous espérons pouvoir, dans un avenir assez peu éloigné, découvrir ce qui a toujours passé pour le grand secret insondable et sacré de la nature, et créer ou recréer le miracle de la vie », écrit en 1958, non sans appréhension, Hannah Arendt dans Condition de l'homme moderne. Ce qui était tenu pour une interdiction morale et une impossibilité rationnelle ne semble désormais plus totalement absurde. Mais outre la recherche scientifique et les réalisations techniques, il faut comprendre quels verrous mentaux ont sauté depuis la Renaissance, quelles petites révolutions intellectuelles ont eu lieu pour que l'homme imagine pouvoir manipuler la vie.

Une nature manipulable

Première condition : il faut concevoir une nature mesurable et manipulable. Cette étape est franchie par Galilée et Descartes au XVIIe siècle. Avant eux, suivant la théorie d'Aristote, qui domine l'Occident jusqu'à la fin du Moyen Âge, et en accord avec l'Église, la nature ressortit au domaine de l'à-peu-près, du non-quantifiable et de l'imprévisible, contrairement aux mouvements parfaits, réguliers, schématisables des astres célestes. Aucune loi ne préside au désordre qui règne dans le monde des pierres, des arbres et des bêtes. Or Galilée (1564-1642) postule que la nature, malgré un chaos apparent, recèle autant de régularité que le mouvement des planètes. En affirmant que « le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique, en courbes, cercles et triangles », le savant annonce quelque chose qui paraît totalement absurde à ses contemporains. Il remplace la nature vague et changeante d'Aristote par une pseudo-nature parfaitement géométrique, que l'on peut connaître avec précision et transformer sans inquiétude.

René Descartes (1596-1650) s'empare de cette révolution de la méthode pour annoncer une nouvelle ère qui verrait l'homme dominer la nature en la réduisant à des mécanismes matériels parfaitement modélisables. Il y soumet par exemple la physiologie en décrivant le fonctionnement de notre corps vivant comme celui d'un automate complexe.

Une explication de la vie

Deuxième condition : une théorie des réseaux, qui ouvre sur une explication rationnelle du phénomène de la vie. Quelques décennies plus tard, Leibniz (1646-1716) crée un cadre métaphysique sophistiqué grâce au calcul infinitésimal, qui intègre la pulsation et le fourmillement de la vie dans un modèle mathématique. Selon lui, « il n'y a rien d'inculte, de stérile, de mort dans l'Univers » (Monadologie, § 69). Pour décrire la nature, il se sert du paradigme du foisonnement : « Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l'animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin, ou un tel étang » (Monadologie, § 67). La vie contient la vie, jusqu'à l'infini, mais demeure ouverte à la rationalité. Il suffit de découvrir les règles de fonctionnement du vivant pour le comprendre et le manipuler.

Leibniz se propose ensuite, grâce à une théorie des réseaux, d'expliquer pourquoi la vie se présente à la fois comme un phénomène universel et comme une réalité individuelle. Précurseur des problématiques liées à l'âge des réseaux informatiques, il prétend percer l'énigme d'une situation où des individus radicalement seuls sont connectés en permanence avec une multitude d'autres individus. Comment est-il possible à la fois d'être une individualité sans « fenêtres par lesquelles quelque chose puisse y entrer et en sortir » (Monadologie, § 7) et de communiquer avec le monde entier ? Leibniz offre une solution. Premièrement, pour communiquer avec autrui, il ne faut pas construire les ponts nous-mêmes, mais passer par un tiers, que Leibniz appelle Dieu, mais auquel nous donnons aujourd'hui d'autres noms - le réseau, Facebook ou LinkedIn. Deuxièmement, comment être en relation avec tous sans sortir de soi ? En possédant et en assumant notre manière bien particulière de nous rapporter au monde, de l'« exprimer », dit Leibniz. Chacun demeure pleinement « un monde à part » (lettre à Arnauld, 14 juillet 1686), tout en s'accordant avec des personnes toutes différentes, et en nombre croissant. Grâce à ce mécanisme complexe, on peut comprendre et contrôler la circulation de la vie.

Une mise en oeuvre saint-simonienne

La troisième étape est celle de la mise en oeuvre. Pour que les réseaux chargés de vie apparaissent concrètement, une ingénierie se met en place sous l'influence d'un personnage singulier, le comte Henri de Saint-Simon (1760-1825). Il devient la figure de référence des industriels, des patrons de presse et des banquiers du XIXe siècle français. Après avoir fait fortune dans la spéculation de biens nationaux et le commerce, Saint-Simon devient philosophe et s'entoure de disciples. Il prétend achever l'oeuvre de la Révolution française en libérant l'activité des industriels (c'est d'ailleurs lui qui crée le terme) et des agents de l'innovation (un autre mot qu'il affectionne). Saint-Simon cherche un principe unificateur à toutes les activités humaines et le trouve dans la notion de réseau. Il souhaite fonder la prospérité sur la multiplication et l'organisation des échanges entre les êtres et les choses. Le genre humain, éclairé par la science et mis en mouvement par le travail des industriels, doit s'unir et revivifier l'idée de progrès. Selon une maxime saint-simonienne, « l'âge d'or, qu'une tradition aveugle a placé jusqu'ici dans le passé, est devant nous ».

Les saint-simoniens passent à l'action après la mort du maître. Sous leur influence directe, les réseaux prolifèrent et charrient toutes les formes de vie : eau, énergies, informations, savoirs, ordures, personnes, argent. Ces réseaux organisés s'incarnent en entreprises : canal de Suez, Compagnie des eaux, Compagnie transatlantique, chemins de fer, banques, organes de presse, réseaux éducatifs, sociétés de crédits immobiliers... Les saint-simoniens, considérant que la vie ne connaît pas de frontières, militent en faveur du traité de libre-échange entre la France et l'Angleterre (signé en 1860), pour une Europe fédérale et une « société des nations ». Le réseau vital leibnizien devient le moteur économique de la mondialisation industrielle. Bientôt, ce réseau prendra pour objet la vie elle-même et utilisera la bio-ingénierie.

Foi ou délire ?

Un quatrième et dernier ingrédient est indispensable à la réalisation des technologies de la vie : une foi qui confine parfois au délire. Donnons-en deux exemples. Auguste Comte (1798-1857) est un héritier du saint-simonisme. Il considère que l'humanité, après être passée par un âge théologique (dans lequel on attribue des esprits divins aux phénomènes inexplicables), puis par un âge métaphysique (où l'on privilégie les principes impersonnels et abstraits), doit parvenir au stade positif ou scientifique. Mais cette approche n'est pas aussi sèche qu'on pourrait le croire. Tout en proclamant la victoire de la rationalité sur les croyances et les sentiments, Comte tombe follement amoureux d'une jeune femme, Clotilde de Vaux. À sa mort, en 1846, il lui voue une véritable adoration, transformant son salon en temple dédié à sa mémoire. Autodésigné « grand prêtre », il fonde une religion de l'humanité. Dans la chapelle de l'Humanité, sise rue Payenne, à Paris, Clotilde est représentée en madone symbolisant l'humanité. Au fond, il refuse sa disparition et fait en sorte de la garder vivante, telle une Blanche-Neige que les progrès de la science réveilleront un jour. S'il avait vécu quelques décennies plus tard, gageons que Comte aurait travaillé à la cryogénisation de sa dulcinée !

L'étape consistant à dépasser la fatalité de la mort est quant à elle franchie par des penseurs originaux et mal connus, qui sont pourtant les précurseurs des transhumanistes d'aujourd'hui. Le Russe Nicolas Fiodorov (1829-1903) articule science et mystique en créant une philosophie de la résurrection réelle des morts. Dans la Philosophie de l'oeuvre commune, il propose de remédier au « défaut organique » que constitue la mortalité. Faire revivre les morts est un impératif éthique vis-à-vis de ceux qui vous ont donné la vie. Évidemment, la Terre deviendra trop étroite pour tous, ce qui implique la nécessité de coloniser l'espace. Après avoir influencé le programme spatial soviétique (par l'intermédiaire de son disciple Tsiolkovski, fondateur de l'astronautique), Fiodorov semble à nouveau constituer, dans la Silicon Valley, une source d'inspiration pour les transhumanistes.

Il a fallu imaginer la mathématisation de la nature, modéliser un réseau de vie, le mettre en oeuvre dans la vie économique et y ajouter un brin de transgression pour rendre possibles les révolutions du vivant qui sont en train de s'accomplir. L'avenir nous dira si les penseurs qui ont balisé ce long chemin ont été de bon conseil.

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