L'éthique retrouvée
Pauvre éthique ! Depuis une trentaine d'années, on galvaude ce beau vocable au risque de lui faire perdre toute signification. Bien avant le krach boursier de l'automne 2008, il avait été banalisé et instrumentalisé jusqu'à l'écœurement. Puis on l'a embrigadé, en le dénaturant, sous l'étendard de la moralisation du capitalisme. L'éthique a-t-elle encore un rôle à jouer ? Oui, à condition de lui restituer son sens premier, qui consiste à exprimer des normes de civilisation.
La crise a discrédité la ruse de la raison libérale, née au XVIIIe siècle en Grande-Bretagne, et qui prétendait que les vices privés faisaient la vertu publique. Cette dialectique, dont a abusé le capitalisme financier, a révélé toute sa perversité. Si personne ne peut dire ce qui la remplacera, les temps difficiles que nous vivons auront au moins eu le mérite de disqualifier cette pseudo-éthique de l'avidité créatrice.
Une renaissance voilà trente ans
Pour comprendre pourquoi il est si difficile de parler d'éthique aujourd'hui, revenons sur le passé récent. La réflexion éthique a connu une spectaculaire renaissance il y a une trentaine d'années. Vers la fin des années 1970, en France, le marxisme et le structuralisme, longtemps dominants chez les intellectuels français, voient leur influence décliner. Or ces courants de pensée postulent qu'on doit expliquer les actions humaines à partir de lois historiques ou de schémas inconscients. Dans cette perspective, l'éthique est perçue comme une idéologie bourgeoise ou encore comme un leurre. Mais peu à peu, ces dogmes s'effritant, l'éthique, la réflexion sur la valeur des actions humaines, revient en force. Les notions de devoir, de respect, de vertu ou de pitié ne sont plus perçues comme des obscénités.
Parallèlement, l'éthique des affaires devient, dans le monde anglo-saxon, une discipline académique. Elle vise à aborder de manière rationnelle les problèmes moraux que peut rencontrer un individu dans une entreprise, mais aussi la question de l'organisation de celle-ci, ou encore la responsabilité des entreprises envers la société et l'environnement. Importée en Europe continentale au cours des années 1980, cette branche de l'éthique appliquée donne naissance à des chaires et à des revues. Mais rapidement, le terme d'éthique échappe au domaine de la recherche philosophique. Il exerce en effet un étonnant pouvoir de séduction sur le monde des affaires lui-même.
Dans les années 1990, les discours managériaux, les séminaires de formation et les plaquettes de communication usent et abusent du concept. Cet enthousiasme se propage vers les sphères commerciale, associative, médiatique, et finalement dans la société tout entière. Désormais, lorsqu'on ne l'orthographie pas « ethik », cette notion rime avec « ethnique » ou « chic ». Elle sert à former d'innombrables mots-valises pour nommer une entreprise. Elle jaillit naturellement de la bouche de tous ceux pour qui le terme morale paraît trop punitif et judéo-chrétien.
À force, il s'est banalisé et en quelque sorte démonétisé. Le plus souvent, il sonne creux. Il nous en dit davantage sur celui qui l'utilise - volonté d'impressionner, de séduire, de se protéger derrière de grandioses références - que sur ce qu'il désigne. Du coup, il commence à susciter des réactions de rejet, surdose oblige. L'éthique est en effet parfois utilisée avec cynisme, comme lorsqu'une société qui produit des émissions de télé-réalité se pare des vertus d'une charte déontologique. Celle-ci vante les principes de dignité, de liberté, d'égalité ou d'intégrité des personnes, alors que les candidats de ces jeux sont confrontés à des situations qui favorisent l'exhibitionnisme, l'agressivité, voire la violence et l'humiliation de l'autre.
Même lorsqu'elle est mobilisée avec sérieux et sincérité au sein des entreprises, il n'en reste pas moins que la finalité de la réflexion éthique est subordonnée aux exigences de l'économie. Si les responsables d'une société décident d'aborder cette question, c'est au fond parce que cela sert leurs intérêts : affermir la cohésion d'un groupe, son adhésion aux valeurs de l'entreprise, ou encore déminer des conflits internes qui nuisent à son efficacité. Avec les meilleures intentions du monde, l'éthique dans l'entreprise n'a pas de véritable finalité morale. Pour Emmanuel Kant, théoricien d'une moralité fondée sur le pur devoir et totalement détachée de toute trace d'intérêt, l'honnêteté d'un commerçant avisé n'est pas véritablement morale, car elle correspond à un calcul d'intérêt - ne pas décevoir ses clients, et ainsi faire de bonnes affaires. C'est uniquement si la règle morale que l'on choisit de suivre ne dépend d'aucune circonstance, mais s'impose de manière inconditionnelle, que la moralité véritable s'exprime. Ainsi, même si les intentions les plus honorables président à l'introduction de l'éthique dans la vie des entreprises, elle sera presque fatalement instrumentalisée.
Des appels à la moralisation du capitalisme
Avec la crise, on a d'ailleurs bien dû reconnaître l'inefficacité de tous les discours sur l'éthique. Ils ne l'ont guère empêchée. Or l'appât du gain, l'indifférence à autrui, l'irresponsabilité, le mensonge et la malhonnêteté ont joué un rôle certain dans son avènement. La douce ivresse de l'éthique a alors laissé place à un discours plus martial : les appels à la moralisation du capitalisme financier. Dès septembre 2008, Nicolas Sarkozy, sous la plume de son conseiller Henri Guaino, a fait de cette tâche une « priorité ». Dans son « discours de Toulon », le président français a martelé que « la crise actuelle doit nous inciter à refonder le capitalisme sur une éthique de l'effort et du travail, à retrouver un équilibre entre la liberté et la règle, entre la responsabilité collective et la responsabilité individuelle ». Il continue à tenir ce discours, par exemple au forum de Davos au début de l'année 2010, lorsqu'il proclame que « nous ne sauverons le capitalisme qu'en le refondant, en le moralisant ».
Philosophiquement, le problème est le suivant : à supposer que l'on puisse contraindre quelqu'un à agir de manière vertueuse, pourra-t-on qualifier sa conduite de morale ? On peut réguler, contrôler, taxer, surveiller et punir. Mais peut-on moraliser ? Un être qui ne commet aucun délit parce qu'il sait qu'il risque une punition le cas échéant n'obéit pas à la loi morale inscrite au fond de son cœur, mais à une règle extérieure. Toujours selon Kant, cette éthique n'est pas autonome, élaborée et assumée par le sujet humain, mais demeure marquée par une hétéronomie qui lui ôte tout caractère authentiquement moral.
Quelle différence, nous dira-t-on, puisque le résultat sera la bonne conduite des acteurs économiques ? La seule, et elle est de taille, est que tout cela n'a rien à voir avec l'éthique. À la réflexion sur les valeurs qui nous poussent à agir, on substitue des règles de comportement. Cela s'appelle de l'action politique et juridique. La deuxième renaissance de l'éthique, sous le vocable de moralisation, n'est pas plus convaincante que la première. Celle-ci était instrumentalisée par l'économie, celle-là demeure sous la tutelle du politique.
Pourquoi, alors, s'accrocher au vocabulaire de l'éthique et de la morale pour envisager les évolutions du monde contemporain ? Selon de nombreux analystes, les appels à l'éthique dans l'entreprise et à la moralisation du capitalisme ne seraient qu'une manœuvre pour éviter les réformes politiques qui s'imposent. En appeler aux valeurs permettrait de sauver le capitalisme en l'enrobant dans la moralité et la bien-pensance.
Ne pas mettre l'éthique hors jeu
Nous sommes, nous aussi, sceptiques sur la possibilité de moraliser sans réglementer. Mais là où, à notre avis, les pourfendeurs de l'éthique se trompent, c'est lorsqu'ils réduisent la réalité du monde à des mécanismes sociaux, économiques et politiques. Or l'éthique, même si elle s'autodétruit quand on l'instrumentalise et se vide de toute substance lorsqu'on cherche à l'imposer, ne doit pas être mise hors jeu.
Elle intervient en effet dans la vie d'une communauté. Elle imprègne nos jugements de valeur et nos actions. Mais il faut lui donner un sens à la fois plus large et plus profond que la seule réflexion sur les normes individuelles. Pour cela, il faut revenir à son sens étymologique. Dans la Grèce ancienne, chez les poètes Hésiode ou Homère, l'éthos désigne le séjour habituel, le gîte, notamment celui des animaux. Peu à peu, il signifie une manière d'être permanente, un comportement coutumier. Plus tard, la pensée philosophique créera le terme d'éthique, réflexion sur la valeur de mes actions - terme que Cicéron traduira en latin par moralis.
L'éthique renvoie donc originairement à une manière relativement stable de voir le monde à une période donnée. S'interroger sur l'éthique, c'est se demander quelle est notre manière d'habiter le monde. Si parler de moralisation du capitalisme est une erreur de langage, déceler de l'éthique dans certains de ses visages, au sens de norme, de cadre de pensée d'un moment de l'Histoire, est tout à fait légitime. Quand Nicolas Sarkozy en appelle à la refondation du capitalisme, c'est d'ailleurs au nom de ses « valeurs fondamentales », de son « esprit ». Il fait référence au sociologue allemand Max Weber qui, dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, paru au début du XXe siècle, montre que la moralité calviniste et puritaine, au moment de la Réforme protestante, a donné au capitalisme naissant un cadre éthique dans lequel il pouvait prendre son essor. L'entrepreneur, que l'on oppose souvent au spéculateur cynique et joueur, se sent responsable de l'avenir de ses employés. S'il ne condamne pas l'argent et cherche à en gagner, c'est pour le réinvestir, et non pour le garder ou le dépenser de manière égoïste. Il est d'une honnêteté sans faille. C'est ce modèle, fondé sur une éthique, une vision du monde cohérente, que cherche à faire revivre Nicolas Sarkozy. On peut toujours rêver.
Vices privés et bien public
Mais il néglige une autre source, majeure, de l'esprit capitaliste contemporain. Deux cents ans après la Réforme, au début du siècle des Lumières, un médecin et philosophe néerlandais installé à Londres, Bernard Mandeville, publie un ouvrage qui va obtenir un succès de scandale. Il s'agit de La fable des abeilles (Vrin, 1990). Dans ce petit récit, il décrit une ruche totalement débarrassée des vices individuels. Le paradoxe est que, composée d'agents exclusivement vertueux, la ruche s'appauvrit et périclite. En effet, d'après l'essayiste, « les vices privés font le bien public ». L'appât du gain, l'ambition, la vanité, l'égoïsme constituent pour lui la condition du dynamisme économique et de la prospérité générale : « Les plus grandes canailles de toute la multitude ont contribué au bien commun. » D'une manière fracassante, remarquée par Montesquieu, Voltaire ou Marx, Mandeville a exprimé cette « ruse de la raison » capitaliste qui allait irriguer la pensée économique libérale, d'Adam Smith à Friedrich Hayek. Cette dialectique a connu son heure de gloire depuis la financiarisation de l'économie. « Greed is good » est sa devise, proclamée par Michael Douglas dans le film Wall Street d'Oliver Stone. L'avidité, cet amour immodéré de l'argent qui constituait pour Thomas d'Aquin l'un des sept péchés capitaux, a été célébrée comme moteur fondamental de l'efficacité dans un cadre de compétition capitaliste.
« Avoir faim » était le meilleur moyen de se faire recruter sur une salle de marché. Cette apologie de la cupidité a sa part de responsabilité dans la crise que nous traversons. Mais la justification morale du capitalisme par une dialectique de l'égoïsme et du bien commun a vécu. Elle a implosé, parce que les faits ont montré que l'attention exclusive portée à son intérêt privé provoque le contraire de ce que prévoyait Mandeville. Comme on a cessé de croire, en contemplant la faillite du communisme, à la dialectique léniniste de la violence et du progrès historique, on n'adhère plus à cette dialectique capitaliste.
La vraie leçon éthique que l'on peut tirer de la dernière crise est la suivante : la promotion de l'avidité mène à la catastrophe. L'éthique a donc son rôle à jouer pour inspirer les réformes politiques indispensables à une véritable sortie de crise. Elle ne doit pas se contenter d'être un refrain creux ni un discours musclé, mais doit représenter un outil d'analyse et de transformation du monde.
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