Geert DEMUIJNCK

est professeur d'éthique à l'EDHEC Business School. Il enseigne également à l'université de Louvain-la-Neuve (Belgique).

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Comment comprendre l'« éthique
d'entreprise » ?

L'application de la notion d'éthique à l'entreprise est loin de faire l'unanimité. Pourtant, l'analyse du fonctionnement du marché ouvre la voie à une conception limitée mais non vaine (ou non vide de sens) de l'éthique de l'entreprise.

La réflexion éthique ne fait rien d'autre qu'inlassablement analyser, de façon rationnelle et critique, les intuitions morales que nous avons tous, spontanément, en observant des décisions, des comportements, des arrangements institutionnels, etc. Une analyse rationnelle peut soit confirmer nos intuitions initiales, soit les invalider, ce qui nous oblige à conclure qu'il s'agissait de stupides préjugés.

Concernant le monde de l'entreprise, certaines personnes s'indignent, moralement, du fait que le cours en Bourse d'une entreprise monte quand elle annonce un plan social, ou des montants des primes des traders, ou de certaines pratiques commerciales, etc. L'éthique d'entreprise, en tant que réflexion philosophique, devrait en principe permettre de vérifier si ces indignations sont bien fondées ou erronées, et, de ce fait, être en mesure d'évaluer le comportement d'une entreprise ou de ses dirigeants du point de vue de l'éthique.

Un scepticisme général

Toutefois, celui ou celle qui utilise l'expression « éthique d'entreprise » rencontre souvent un sourire un peu méprisant et sceptique. À tel point que beaucoup préfèrent utiliser la variante plus pudique de « responsabilité sociale ». Néanmoins, il est évident que, dans la mesure où cette responsabilité sociale n'est pas identique à une responsabilité juridique, il s'agit nécessairement d'une responsabilité morale.

Le scepticisme à propos de l'éthique d'entreprise est nourri par au moins deux éléments. Premièrement, l'éthique, ou plutôt l'absence d'éthique dans les faits, est soulignée à l'occasion des « scandales », comme les magouilles de Jérôme Kerviel, la catastrophe de l'Erika, les bonus des traders, etc. À ces moments, le monde des affaires ressemble à une vaste jungle dans laquelle celui qui prononce le mot éthique doit forcément être un grand naïf.

Le deuxième élément qui alimente le scepticisme est la contradiction, inévitable aux yeux de beaucoup, entre un système d'échanges fondé sur la recherche du profit dans un environnement compétitif et l'exigence d'un comportement éthique. Les principes fondamentaux de l'éthique, par exemple la règle d'or « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse », ne sont pas transposables tels quels au monde des affaires. Le monde des affaires est un monde assez dur dans lequel on ne fait pas de cadeaux aux concurrents. L'entrepreneur cherche plutôt à faire à son concurrent ce qu'il ne souhaite pas que ce concurrent lui fasse, comme lui prendre des parts de marché.

Même si cette façon de présenter les choses est un peu simpliste - augmenter ses parts de marché se fait à travers des transactions volontaires avec des clients, sans qu'il soit question d'un quelconque « vol » -, elle suffit pour nous indiquer que la notion d'éthique d'entreprise, si elle a un sens, sera bien spécifique et devra prendre en compte la finalité de l'entreprise et les limites que celle-ci implique. Ainsi, les critères pour juger si une entreprise est « juste » ne sont pas ceux utilisés pour juger la société dans son ensemble. La finalité d'une entreprise n'est pas de se préoccuper des plus mal lotis de la société. Une entreprise qui embauche systématiquement ceux qui ont les chances les plus faibles sur le marché du travail aura une productivité inférieure à celle de ces concurrents et, à terme, disparaîtra. Il importe de souligner ici cette division du travail entre, d'un côté, la solidarité, c'est-à-dire la redistribution de la richesse, qui est un objectif politique, et la création de richesses de l'autre. Ce dernier travail est en soi une valeur morale : ce sont la créativité, la prise d'initiative et de risque de l'entrepreneur qui sont à l'origine des richesses. Cette division du travail implique aussi que, dans une économie de marché qui fonctionne normalement, il n'y a a priori rien d'immoral à ce qu'une entreprise en difficulté licencie, en respectant les réglementations en vigueur.

Le rôle du marché

Afin de mieux cerner la spécificité de l'éthique d'entreprise, il est utile de partir de l'argument souvent avancé selon lequel le domaine de l'économie et celui de l'éthique sont séparés, à condition que le marché fonctionne parfaitement. Le mécanisme de coordination de nos actions qu'est le marché combine de façon élégante la liberté individuelle (la liberté d'offrir et d'acheter des produits et des services), l'efficience économique (minimisation des gaspillages) et un résultat social optimal. En outre, ce merveilleux résultat ne présuppose pas un altruisme généralisé. Au contraire, le mécanisme de la « main invisible » s'appuie sur un présupposé moral minimaliste : il suffit que tous les agents économiques poursuivent leur intérêt.

Cette vision idéale du marché suffit, pour certains, comme David Gauthier (1986), à qualifier le marché de zone au-delà de la morale : la poursuite de l'intérêt individuel étant suffisant pour produire un optimum social, le marché parfait n'a tout simplement pas besoin de la morale. Dans le même sens, André Comte-Sponville (2004) a raison de souligner que le capitalisme n'est ni moral ni immoral.

Toutefois, nous devons nuancer cette vision. Le monde réel ne reflète que rarement le modèle théorique du marché parfait. Les marchés réels sont souvent caractérisés par des « défaillances de marché ». Par exemple, l'information dont disposent les agents économiques n'est que rarement parfaite et totalement symétrique. Ensuite, le marché parfait présuppose l'absence des « effets externes », c'est-à-dire des situations dans lesquelles une activité affecte l'utilité des personnes qui n'y sont pas impliquées. Les externalités peuvent être positives ou négatives. Dans ce dernier cas, le coût de l'activité est supporté par ceux qui subissent les externalités et non pas par ceux qui en bénéficient. Inversement, le coût supporté par celui qui produit ne reflète pas le vrai coût économique. Dès lors, le prix du marché dévie du prix auquel l'utilisation des ressources serait optimisée. En général, les imperfections du marché (externalités, asymétrie d'information, monopole, etc.) impliquent des allocations des ressources à la fois inefficientes et iniques.

Quelles régulations ?

Nous pouvons concevoir deux façons de faire face à ce problème : des régulations par les pouvoirs publics et des formes d'autorégulation des acteurs économiques comme les entreprises. La solution des régulations par l'État sous différentes formes (exigence de transparence, contrôles qui doivent limiter les asymétries d'information et veiller sur le respect des normes écologiques, etc.) semble a priori plus fiable. Cela présuppose que les instances de contrôle fonctionnent correctement, car si une entreprise est la seule dans son secteur qui respecte les normes imposées, elle risque d'être rapidement dépassée par des concurrents moins scrupuleux. Cette dernière remarque met le doigt sur le point faible des formes d'autorégulation : une entreprise qui veut respecter des normes « éthiques », au-delà de ce qui est imposé, perdra en compétitivité si ces normes plus exigeantes impliquent un coût supplémentaire, comme c'est généralement le cas.

Les auteurs qui défendent cette répartition des responsabilités entre les pouvoirs publics et les entreprises, comme Milton Friedman (1970), ont tendance à minimiser, voire à dénier, toute responsabilité sociale que l'on peut attribuer à une entreprise, à l'exception d'un devoir fiduciaire envers les actionnaires. Dans cette conception, une entreprise éthique est celle qui respecte le cadre législatif en vigueur en ces matières, et rien de plus.

Néanmoins, d'autres auteurs prétendent que la société peut légitimement imposer des devoirs moraux aux entreprises et à leurs dirigeants. Par exemple, Archie Carroll (1991) a présenté les obligations des entreprises sous forme d'une pyramide à quatre étages : le premier devoir est d'être profitable, condition nécessaire pour la survie de l'entreprise. Ensuite, l'entreprise doit respecter la loi. En troisième lieu, l'entreprise doit assumer ces responsabilités envers les « parties prenantes », au-delà de ce qui est exigé par la loi. Le quatrième étage de la pyramide, la cerise sur le gâteau en quelque sorte, contient la philanthropie. Une entreprise qui fait beaucoup de profit se doit de financer quelques œuvres sociales ou culturelles.

Carroll appelle les obligations du troisième niveau les obligations éthiques. C'est là que se situe la « responsabilité sociale de l'entreprise » telle qu'elle a été définie par l'Union européenne, comme une démarche volontaire : « Une entreprise est considérée comme socialement responsable lorsqu'elle choisit de se fixer et de réaliser, dans le cadre de ses activités quotidiennes, des objectifs sociaux et environnementaux plus ambitieux que ceux prévus par la loi 1. »

Les arguments mentionnés plus haut suggèrent plutôt que cet étage est, de fait, vide. Soit les décisions prises au nom de l'éthique s'avèrent profitables, auquel cas elles appartiennent à la bonne gestion au nom du profit et, par conséquent, on peut les ranger par la suite au premier étage, celui de la rentabilité économique ; soit elles sont coûteuses et donc suicidaires.

Beaucoup de chefs d'entreprise défendent la vision optimiste (et réductrice) selon laquelle « l'éthique paie ». Mais il n'y a aucune raison de croire, a priori, qu'une entreprise qui souhaite s'imposer des contraintes supérieures comme des hauts standards éthiques générera sur le long terme plus de profit. À titre d'exemple, les fonds d'investissement socialement responsables ne nous montrent pas des résultats spectaculaires. Tout au plus, on arrive à démontrer qu'une démarche éthique n'est pas forcément pénalisante. Cela dit, si un business case en faveur d'une démarche particulièrement louable peut être fait de façon convaincante, qui s'en plaindra ?

Un consensus contre la discrimination

Mais je pense qu'il existe également d'autres cas de figure où la notion d'éthique d'entreprise est sensée. Dans un article récent, j'ai essayé de préciser dans quelle mesure les grandes entreprises peuvent légitimement être tenues en partie responsables de la persistance de certaines formes de discrimination, même si elles respectent du reste parfaitement la loi. Sans entrer dans les détails, je mentionne brièvement la trame de l'argument : du point de vue éthique, un large consensus condamne la discrimination ethnique sur le marché de travail. La législation est claire, mais difficile à faire respecter, notamment parce qu'il est difficile de prouver qu'on a été victime de discrimination. Que le phénomène persiste est expliqué par des mécanismes intentionnels et non intentionnels. Une politique de lutte contre la discrimination n'est pas pénalisante pour une grande entreprise, ni bénéficiaire. En tant que grand acteur économique, la grande entreprise peut contribuer à une prise de conscience et à un changement des mentalités. Cette démarche est un peu coûteuse, mais ce coût n'est absolument pas prohibitif. Dès lors, nous pouvons blâmer, du point de vue éthique, des entreprises qui omettent de mettre en place une telle politique.

La non-discrimination est un exemple, mais on peut imaginer d'autres situations dans lesquelles l'entreprise peut avoir un effet salutaire sur une des parties prenantes ou sur la société en général, sans que cela implique un coût suicidaire. Dans ce domaine, il ne faut surtout pas sous-estimer l'inventivité, l'énergie et l'efficacité que peuvent déployer les responsables des entreprises 2.

Bibliographie

  • Archie B. Carroll, « The Pyramid of Corporate Social Responsibility : Toward the Moral Management of Organizational Stakeholders », Business Horizons, n° 34, 1991, p. 39-48.
  • André Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ?, Albin Michel, 2004.
  • Geert Demuijnck, « Non-Discrimination in Human Resources Management as a Moral Obligation », Journal of Business Ethics, n° 88, 2009, p. 83-101.
  • David Gauthier, Morals by Agreement, Oxford, Clarendon Press, 1986.
  • Milton Friedman, « The Social Responsibility of Business Is to Increase Its Profits », The New York Times, 13 septembre 1970.
  1. http://ec.europa.eu/social/main.jsp?catId=331%26amp;langId=fr
  2. Le Lille World Forum réunit chaque année des entreprises du monde entier qui viennent expliquer leurs « bonnes pratiques » en termes de RSE. Voir www.worldforum-lille.org.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2010-6/comment-comprendre-l-«-ethique-br-d-entreprise-».html?item_id=3043
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