Jean-Yves NAUDET

est professeur à l’université Paul-Cézanne (Aix-Marseille III) et directeur du Centre de recherches en éthique économique et des affaires et déontologie professionnelle.

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Peut-on enseigner l'éthique économique ?

La moralisation du capitalisme passe par l'exemplarité des dirigeants d'entreprise eux-mêmes, mais aussi par l'éducation familiale et par l'enseignement, surtout au niveau supérieur, de l'éthique économique et des affaires.

Tout le monde est aujourd'hui d'accord sur la nécessité de « moraliser le capitalisme ». La crise que nous venons de vivre a indiscutablement une dimension éthique, notamment parce qu'elle est une crise de la facilité et de l'irresponsabilité : celle des banques centrales, qui forcent artificiellement la marche de l'économie, celle des banques, qui ont prêté sans s'assurer de la solvabilité des emprunteurs ou sans mesurer la fiabilité de leurs placements, celle des ménages, qui ont pensé qu'on pouvait toujours vivre à crédit, même sans moyens de rembourser. Il y a immoralité, car il y a mensonge sur la réalité. C'est aussi une crise de l'impatience : tout, tout de suite, sans effort, alors que l'économie nécessite de la patience, des risques calculés, une vision à long terme.

Une nécessaire morale des affaires

La crise a été aussi l'occasion de s'interroger sur des rémunérations, certes légales, puisque résultant d'un contrat, mais qui peuvent interpeller les consciences lorsqu'elles s'accompagnent d'un échec dans la gestion de l'entreprise. S'il est normal de bien rémunérer celui qui a conduit l'entreprise au succès, n'est-il pas logique de se poser la question de la légitimité morale d'une rémunération élevée lorsqu'une gestion a conduit l'entreprise au bord de la faillite ? Plus généralement, un certain nombre « d'affaires » ont montré la nécessité de l'éthique en entreprise, notamment dans des systèmes d'économie mixte où la tentation de la connivence entre hommes politiques et hommes d'entreprise est plus grande. Même si ces dérives sont minoritaires, elles jettent une suspicion - imméritée - sur l'ensemble des entrepreneurs, par leur ampleur médiatique.

L'éthique des affaires s'est donc développée, négativement, en réaction à certaines dérives, mais aussi positivement, parce que de nombreux chefs d'entreprise ont compris la nécessité d'une morale des affaires et ont voulu placer l'éthique au cœur de leur entreprise. Il ne peut y avoir de fonctionnement harmonieux du marché sans un minimum de règles morales, en commençant, comme le remarquait le Prix Nobel d'économie Friedrich Hayek, par l'honnêteté.

Les dirigeants politiques, en particulier dans les réunions du G20, ont aussi plaidé pour cette « moralisation du capitalisme ». Et les autorités morales elles-mêmes, à commencer par le pape Benoît XVI dans son encyclique sociale de 2009, Caritas in veritate, ont rappelé que rien, pas même la régulation, ne pouvait remplacer la morale et que, sans « hommes justes », il n'y avait pas d'économie humaine.

Pour toutes ces raisons, la formation des consciences, notamment de la jeunesse, l'éducation à la liberté responsable, la réflexion sur les enjeux éthiques des décisions économiques, même quotidiennes, sont devenues des priorités.

La moralisation du capitalisme passe par cette formation, cette éducation et cette réflexion. Elle suppose l'exemplarité des dirigeants d'entreprise eux-mêmes, car l'exemplarité est la meilleure forme d'éducation des consciences ; mais aussi l'éducation familiale, la famille étant le premier lieu où l'on découvre les notions de bien et de mal et le nécessaire souci des autres, et enfin, l'enseignement, surtout au niveau supérieur, de l'éthique économique et des affaires.

Un développement des enseignements

Aujourd'hui, comme cela existe depuis longtemps dans les pays anglo-saxons, l'éthique des affaires est enseignée dans la plupart des écoles de commerce et des écoles d'ingénieur. L'université, dans les IAE (instituts d'administration des entreprises), les facultés d'économie, de gestion ou de droit, rejoint progressivement le mouvement 1. Faut-il enseigner l'éthique ? Oui, pour montrer qu'elle n'est pas incompatible avec la réussite économique, qu'elle est indispensable au fonctionnement harmonieux de l'économie, mais aussi que les bonnes intentions ne suffisent pas : il faut faire découvrir aux étudiants que l'éthique passe par des techniques et qu'elle fait partie de la gestion responsable d'une entreprise.

Il faut d'abord faire comprendre que, contrairement à une idée reçue, ce ne sont pas les tricheurs qui gagnent à long terme. À court terme, on peut tromper son monde, voire tout le monde, faire des « coups », gagner beaucoup d'argent sur un mensonge. La crise actuelle nous en a donné quelques exemples. Mais une entreprise a besoin de la durée. Cette durée passe par la confiance des actionnaires, des salariés, des clients, des fournisseurs, des banquiers, de toutes les parties prenantes. Comment fidéliser les actionnaires, si on leur ment ? Comment fidéliser les salariés et éviter qu'ils partent, si on ne les respecte pas ? Comment fidéliser fournisseurs, clients, banquiers, si l'on ne respecte pas le contrat signé, la parole donnée ? Les Anglo-Saxons ont parfois une vision un peu instrumentaliste de l'éthique, qui choque les Européens, marqués par une tradition philosophique plus exigeante. Les Américains disent que « l'éthique paie », que « c'est bon pour les affaires ». Sans aller jusque-là, car la morale doit être choisie pour elle-même, il faut aussi montrer qu'un comportement éthique porte des fruits et que sur un marché, à long terme, on ne peut survivre que si toutes les parties prenantes vous respectent.

Le second message, c'est que, dans une économie de marché, tout se tient. Les futurs cadres d'entreprise, comme les futurs dirigeants, doivent découvrir l'importance de l'éthique. Mais elle concerne aussi tous les salariés, quelle que soit leur place, les financiers, les épargnants, les clients et donc les consommateurs : tout choix économique a aussi une dimension morale.

À qui l'enseigner ?

Certes, l'éducation morale commence dès l'enfance et les instituteurs de la Troisième République savaient faire passer les principes moraux à leurs élèves. Mais, ici, il s'agit d'une morale appliquée à l'économie. Elle concerne donc en priorité les étudiants du supérieur, à l'université comme en grande école. Certains organismes, comme le Rotary, organisent des concours d'éthique professionnelle pour étudiants. Mais cela doit passer avant tout par un enseignement académique. Il ne doit pas s'agir d'un cours de seconde zone.

Il y a une difficulté, qu'on rencontre en économie et en gestion comme ailleurs : pour enseigner une éthique appliquée, il faut maîtriser le domaine d'application. On ne peut réfléchir sur l'éthique médicale ou sur la bioéthique sans avoir de notions de médecine ou des sciences du vivant. Il en va de même dans le domaine économique. Aucune réflexion éthique ne partira sur de bonnes bases si l'on ne connaît pas le fonctionnement de l'économie et de l'entreprise. Voilà pourquoi les cours d'éthique économique doivent s'adresser en priorité à des étudiants avancés dans leur cursus (par exemple, à l'université, à partir de la licence 3, voire du master). Ces cours ne doivent pas s'adresser seulement à ceux qui, dans leur vie professionnelle, auront des fonctions en relation directe avec les questions éthiques : rédaction de chartes éthiques, direction du développement durable, comité de déontologie, etc. Tout étudiant en école de commerce ou d'ingénieur, ou à l'université, notamment en économie, en gestion et en droit, devrait recevoir des notions d'éthique des affaires.

Le secteur public aussi

En effet, les questions d'éthique se posent en permanence, à tous les niveaux et dans toutes les fonctions, pas seulement en entreprise, mais aussi dans les organisations publiques. Pour gérer au mieux les conflits auxquels ils seront confrontés dans la vie active, les étudiants doivent comprendre les enjeux, maîtriser les techniques et le langage, savoir ce qu'est un comité d'éthique, le développement durable, une charte éthique, les parties prenantes, la place des actionnaires dans les décisions (share holders) par rapport aux autres parties prenantes (stake holders). Tout cadre aura à gérer des conflits et à résoudre des problèmes d'ordre éthique. À la limite, tous les cours devraient comporter un volet éthique, mais il faut aussi un cours (ou à l'université un module, voire un diplôme complémentaire) en éthique économique et des affaires.

Que faut-il enseigner ?

La grande faiblesse des enseignements en éthique des affaires - faiblesse qui se retrouve dans l'entreprise, par exemple dans le contenu des chartes éthiques -, c'est l'absence de réflexion sur l'arrière-plan de l'éthique, c'est-à-dire sur ses fondements philosophiques et anthropologiques. Il faut savoir ce qu'est l'homme, sa dignité, ses droits fondamentaux et ses devoirs pour comprendre les enjeux éthiques. Il faut aussi avoir quelques notions de la façon dont les économistes ont intégré l'éthique dans leurs réflexions, en se souvenant par exemple que le père de l'économie politique, Adam Smith, était au départ professeur de philosophie morale. Il faut y ajouter quelques notions sur les fondements religieux de l'éthique, parce que nos morales contemporaines, largement laïcisées, ont souvent un fondement religieux, notamment le décalogue (ne pas voler, ne pas désirer le bien d'autrui, ne pas tuer...), qui rejoint largement la morale naturelle, inscrite dans le cœur de chacun. En outre, le développement de l'islam en France renouvelle l'importance des questions liées à la morale religieuse, même au sein des entreprises.

Une fois ces fondements posés, il faut passer aux enseignements pratiques, ce qui nécessite des économistes, des gestionnaires, des juristes (même si l'éthique est ce qui va plus loin que le droit, une démarche éthique peut avoir des conséquences juridiques : par exemple, quelle est la portée juridique d'une charte éthique ?). Mais cela nécessite aussi l'intervention de professionnels, d'hommes d'entreprise, pour permettre des études de cas et examiner des applications concrètes. Ces enseignements peuvent porter, entre autres, sur les liens entre éthique et droit des affaires, la responsabilité sociale de l'entreprise, l'éthique financière, l'éthique de l'entrepreneur et du dirigeant de société, les questions d'environnement et de développement durable, l'éthique des échanges, l'éthique du syndicalisme, les liens entre éthique et propriété, les outils tels que le mécénat, etc. Plus généralement, comment intégrer l'éthique à la gestion de l'entreprise, à tous les niveaux de décision ?

Le monde évolue très vite. Ces outils changent en permanence. Seuls sauront s'adapter ceux qui auront reçu des outils de discernement, donc un enseignement sur les fondements de l'éthique. En effet, en matière éthique, aucun cas concret n'est semblable à un autre ; aucune réponse n'est automatique. Rien n'est tout blanc ou tout noir. Tout est affaire d'équilibre. Ce qui est donc primordial, c'est l'apprentissage de la liberté responsable. C'est pour cela que la question de l'éthique de l'entrepreneur est si importante : par son exemplarité, mais aussi parce qu'il est le premier responsable de l'entreprise. Il doit prendre les décisions stratégiques qui ont le plus de conséquences et donc la plus grande portée éthique. Il sera d'ailleurs sanctionné le premier, par le marché ou par les actionnaires.

Faut-il enseigner l'éthique et est-ce possible ? La question est complexe, car on ne peut enseigner des solutions toutes prêtes. On peut faire connaître les techniques traduisant les choix éthiques, faire comprendre l'importance des enjeux, apprendre à se poser les bonnes questions et à bien les formuler. Mais personne ne se substituera à la conscience du décideur, à sa prise en compte du bien commun de l'entreprise. La liberté sera ici toujours première. Ce que peut l'enseignement de l'éthique, c'est faire comprendre que toute décision économique a une dimension éthique, ce qui veut dire que cette liberté doit être utilisée de manière responsable. Si les étudiants ont compris cela, c'est l'essentiel, car, le jour venu, ce sera à eux de prendre les décisions. En conscience, mais avec une conscience éclairée.

  1. C'est ce que fera la faculté de droit de l'université Paul-Cézanne, où, à la rentrée de septembre 2010, s'ouvrira, à Aix-en-Provence, un diplôme d'université (DU) d'éthique économique et des affaires, diplôme complémentaire (en cours du soir) d'une licence 3 ou d'un master 1 et 2, ouvert également aux professionnels. Renseignements sur le site www.centre-ethique.univ-cezanne.fr ou par mail à centre.ethique@univ-cezanne.fr  
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