Crise financière ou crise morale ?
La crise « systémique » qui a frappé le monde à partir de la mi-2007 peut être
attribuée non seulement à l’explosion d’une bulle, phase de réajustement
classique des cycles d’une économie capitaliste, mais encore davantage
au rejet croissant de toute une série de valeurs éthiques, notamment de
transparence et de modération, et à la perte du sens des responsabilités
de certaines entreprises.La crise « systémique » qui a frappé le monde à partir de la mi-2007 peut être attribuée non seulement à l’explosion d’une bulle, phase de réajustement classique des cycles d’une économie capitaliste, mais encore davantage au rejet croissant de toute une série de valeurs éthiques, notamment de transparence et de modération, et à la perte du sens des responsabilités de certaines entreprises.
La profonde crise financière puis économique
que notre monde a connue entre mi-2007 – avec
le début de la fuite devant les crédits subprime –
et fin 2009 a été, chacun le sait, la plus grave
depuis la Grande Dépression des années 1930.
Nous sommes passés près d’une faillite complète
du système bancaire, miné par des créances
douteuses et plus encore par une crise de
confiance sans précédent aboutissant à un gel
complet du marché monétaire. Il est donc légitime
de se poser la question de la crise morale,
qui est le fondement réel de la crise financière
et économique que nous avons vécue. Car
cette crise « systémique » peut en réalité être
attribuée non seulement à l’explosion d’une
bulle, phase de réajustement classique des
cycles d’une économie capitaliste, mais encore
davantage au rejet croissant de toute une série
de valeurs éthiques. Entendons-nous bien : je
ne parle pas ici des valeurs morales, religieuses
ou personnelles, mais des règles et de l’éthique
économiques nécessaires au bon fonctionnement
du marché.
Manque de transparence
La première de ces valeurs de plus en plus
bafouées est celle de la transparence. Dans
une économie de marché efficace, les acteurs
sont libres de leurs décisions, mais doivent
être pleinement informés des données qui
peuvent déterminer leurs choix. Cette hypothèse
de transparence de l’information est l’une
des bases mêmes de la théorie économique
libérale, qui suppose des acteurs rationnels et
Manque de transparence
La première de ces valeurs de plus en plus
bafouées est celle de la transparence. Dans
une économie de marché efficace, les acteurs
sont libres de leurs décisions, mais doivent
être pleinement informés des données qui
peuvent déterminer leurs choix. Cette hypothèse
de transparence de l’information est l’une
des bases mêmes de la théorie économique
libérale, qui suppose des acteurs rationnels et
Crise financière
ou crise morale ?
La crise « systémique » qui a frappé le monde à partir de la mi-2007 peut être
attribuée non seulement à l’explosion d’une bulle, phase de réajustement
classique des cycles d’une économie capitaliste, mais encore davantage
au rejet croissant de toute une série de valeurs éthiques, notamment de
transparence et de modération, et à la perte du sens des responsabilités
de certaines entreprises.
Il a publié notamment :
• L’économie verte :
comment sauver notre
planète, Odile Jacob,
2009 (prix du Livre
environnement de
la Fondation Veolia
environnement ; grand prix
de l’Académie des sciences
morales et politiques/
Fondation Édouard
Bonnefous)
• L’erreur de l’Occident
face à la mondialisation,
Odile Jacob, 2004
Philippe Jurgensen
est inspecteur général
des Finances, professeur à
l’Institut d’études politiques
de Paris et ancien président
de l’Autorité de contrôle
des assurances et des
mutuelles.
éclairés. Or, toute l’évolution récente aboutit à
accentuer les situations d’asymétrie d’information,
théorisées par des économistes comme
Joseph Stiglitz ou George Akerlof et Michael
Spence, entre ceux qui savent réellement ce qui
se passe dans l’entreprise et ceux auxquels une
information trop souvent déformée, voire mensongère,
est distillée parcimonieusement. C’est
vrai, bien entendu, du grand public, mais aussi
des actionnaires, propriétaires théoriques de
l’entreprise. Les tentatives pour perfectionner
la transparence à leur égard n’ont pas amélioré
la situation – qu’il s’agisse de la généralisation
de la publication de comptes trimestriels, des
engagements de bonnes pratiques et de gouvernance,
des mesures, malheureusement souvent
trop formelles, mises en place à la suite
de la loi Sarbanes-Oxley aux États-Unis ou, en
matière comptable, de la généralisation de
la fair value, c’est-à-dire de l’évaluation aux
valeurs de marché. Les conseils d’administration
eux-mêmes sont souvent mal informés, tenus à
l’écart par le management de la connaissance
des vrais problèmes de l’entreprise, voire complaisants
du fait de leur recrutement au sein
d’un cercle étroit où les échanges croisés sont
une pratique répandue.
Le manque de transparence sévit aussi quant au
contenu même des actifs détenus par les entreprises,
notamment dans le secteur financier. On
sait qu’une des causes de la crise a été la fragmentation
d’actifs potentiellement « toxiques »
en de multiples lignes de crédit remixées plusieurs
fois pour former, par voie de titrisation,
des fonds de créances, et souvent des fonds de fonds de fonds, dont les détenteurs ne
connaissent plus du tout la composition (ce que
l’on appelle les « sous-jacents ») et ne sont donc
plus capables de mesurer les risques.
Ajoutons à cela l’absence complète de lisibilité
des critères dews ratings AAA, généreusement
accordés par ces agences à des fonds de
titrisation, correspondaient en réalité parfois à
des activités risquées dont la valeur s’est brusquement
effondrée. Les critères utilisés pour
obtenir ces notations ont toujours été obscurs et
l’on comprend aujourd’hui qu’ils étaient, hélas,
souvent biaisés.
Resserrer la supervision financière
Comment améliorer cette fâcheuse situation ?
D’abord, en resserrant la régulation et la supervision
financières. Il est clair que la crise a tenu
davantage à l’insuffisance du champ couvert
par les contrôles qu’aux défaillances supposées
des superviseurs. En effet, ce sont des secteurs
non régulés comme les hedge funds, les
places offshore, les agences de notation, que
sont venus les dérapages, et non des activités
régulées.
Il paraît très souhaitable que la communauté
internationale s’entende pour améliorer la
régulation en coordonnant mieux les contrôles,
et surtout en « bouchant les trous » du
système. Le programme d’action adopté par
le Groupe des 20 progresse en ce sens, mais
reste encore loin du but. Il ne prévoit en effet ni
de créer un superviseur financier unique mondial,
ni d’unifier les règles prudentielles. Les
mesures adoptées visent seulement à atténuer
le caractère procyclique (c’est-à-dire accélérateur
de crise) des règles en vigueur ; ce
n’est qu’à plus long terme qu’un « examen »
du champ d’application de la régulation et
une harmonisation de la définition des fonds
propres sont prévus. Sur la question essentielle
de la réintégration dans le système de
surveillance mondiale des « paradis fiscaux »,
depuis la Suisse jusqu’aux îles Caïmans, des
progrès réels ont été faits, avec l’acceptation
par la plupart de ces places des principes de
transparence et d’échanges bilatéraux d’information
posés par l’OCDE. Mais les ambitions
initiales se heurtent vite à la résistance farouche
des réseaux financiers, qui vivaient précisément
des lacunes du système de contrôle.
Clarifier et unifier les normes comptables
De même, la transparence supposerait une clarification
et une unification des normes comptables
au niveau mondial. Cet objectif avait
bien été retenu par le Groupe des 20 « pour
le moyen terme », mais si les obligations de
publication des entreprises ont été renforcées
et certaines améliorations apportées à la gouvernance
de l’IASB, émetteur autoproclamé
des normes comptables internationales IFRS qui
sont reconnues en Europe, celles-ci ne sont toujours
pas en vigueur aux États-Unis, qui conservent
leur propre système. Les efforts d’harmonisation
un moment entrepris entre les deux
systèmes semblent aujourd’hui plus loin que
jamais d’aboutir. Le système unifié européen luimême
ne s’applique d’ailleurs qu’aux comptes
consolidés des entreprises cotées, les normes
nationales conservant toute leur place pour les
comptes sociaux. On voit que la lisibilité et la
comparabilité sont loin d’être assurées !
Mieux contrôler la gouvernance des entreprises et leur mode de notation
Venons-en au troisième aspect de ce sujet de la
transparence : la gouvernance des entreprises.
On peut penser que les scandales qui ont secoué
le Crédit agricole/Crédit lyonnais à l’été 2007, puis
la Société générale avec l’affaire Kerviel, puis,
tout récemment, les Caisses d’épargne, dus à
chaque fois au non-respect des normes par des
traders, ont fait progresser la clarté du contrôle
interne et la vigilance des superviseurs. Par
ailleurs, la crise a conduit au départ d’un grand
nombre de dirigeants et à leur remplacement
par de nouvelles équipes qui promettent une
transparence plus complète. Il ne semble pas,
pourtant, que l’on progresse réellement beaucoup
vers la diversification souhaitable du recrutement
des administrateurs et le confortement
de la place des administrateurs indépendants.
Un dernier aspect est étroitement lié à ces
objectifs de transparence : le rôle des agences
de notation. Il serait évidemment impératif
de soumettre ces agences de notation à une
supervision sérieuse, d’imposer une séparation
totale entre leurs activités de notation et leurs
activités de conseil, enfin de les rémunérer
autrement que par des versements des entreprises
notées.
La modération oubliée dans la recherche de rentabilité...
Une deuxième valeur, dont l’oubli me paraît
être intimement lié à la crise financière, est tout
simplement la modération – qu’on pourrait
appeler, selon le terme anglo-saxon, rule of
reason.
Modération dans la recherche de rentabilité,
d’abord. On l’a souvent dit, aucune économie
ne peut dégager durablement un rendement
réel des activités supérieur à environ 5 % dans
le monde occidental. Or, une course absurde
et destructrice à la maximisation du retour sur
investissement a abouti à l’exigence d’un ROE
(return on equity, « retour sur fonds propres »)
au moins égal à 15 %, quand ce n’était pas
20 à 25 %, voire plus. Ces taux de rendement
très élevés ont pu être atteints pendant quelques
années par des institutions financières ou
même des entreprises, mais au prix d’une prise
de risque dont on s’aperçoit aujourd’hui qu’elle
était insupportable.
La crise a obligé les acteurs des marchés, bon
gré mal gré, à réhabiliter les valeurs de modération.
En effet, les entreprises du secteur financier
ont été gravement fragilisées par les politiques
agressives menées pour tirer le maximum de
rendement d’une base de fonds propres trop
réduite et conclure le maximum d’opérations
– de deals comme le disent les financiers,
rappelant fâcheusement les termes du milieu
des toxicomanes. Elles ont presque toutes dû,
ces derniers mois, recourir plus ou moins en
catastrophe à une reconstitution de leurs fonds
propres.
En outre, le resserrement des règles prudentielles
internationales (Bâle 2 pour les banques,
norme que les États-Unis ont promis d’adopter…
plus tard, et Solvabilité II pour les assurances) va
obliger à augmenter provisions et réserves ;
et une taxation est à l’étude pour couvrir le
risque systémique des établissements too big
to fail (le sujet devrait être tranché, fin juin, par
le G20).
Aujourd’hui, les annonces de retours toujours
plus élevés sur fonds propres sont donc plus
difficiles ; elles ne répondraient d’ailleurs plus à
l’esprit du temps. Quant à l’abus des montages
financiers complexes et des produits structurés aussi peu compréhensibles que peu contrôlables,
il a lui aussi reçu un coup de frein. Mais
ce type de montage n’a pas disparu ; l’activité
des fonds spéculatifs non plus ; au contraire, son
développement semble redevenir flamboyant
en ces premiers mois de 2010.
… et dans le niveau de rémunération
des dirigeants
Notre époque a aussi, clairement, manqué de
modération dans le niveau de rémunération
des dirigeants. Si compétent que soit un chef
d’entreprise, peut-il gagner, comme on l’a vu,
plus en un an que mille de ses salariés en dix
ans ? Si doué que soit un trader, doit-il recevoir
des bonus atteignant parfois des dizaines de
millions de dollars ? Le Prix Nobel d’économie
Joseph Stilgitz stigmatise, dans un livre
récent, le « triomphe de la cupidité1 », expression
reprise récemment sur son blog par Alain
Juppé, qui y voit un « comportement aberrant »
diffusant un « sentiment d’injustice ».
Voici des chiffres précis : la City de Londres a
distribué 8,5 milliards de livres en 2008 à ses
petits génies de la finance ; près de 12 milliards
d’euros, soit huit fois le coût de la mise en place
du RSA (revenu social d’activité), au bénéfice
de 600 000 personnes en France. En 2009,
Wall Street a attribué à ses traders moitié plus :
non moins de 25 milliards de dollars, environ
18 milliards d’euros ! Certains dirigeants de
hedge funds ont touché plus d’un milliard de
dollars de rémunération personnelle.
Depuis la crise, un certain nombre de mesures
ont cependant été prises ou annoncées pour
limiter le niveau des avantages consentis sur
les rémunérations d’entrée et de départ. Par
exemple, en France, il est désormais prévu que
les plans d’attribution de stock-options ou d’actions
gratuites devront bénéficier à l’ensemble
du personnel, et non pas à une poignée de
dirigeants ; les indemnités de départ de chefs
d’entreprise en difficulté ont été réduites ou
supprimées, et la loi prévoit désormais une
taxation partielle des indemnités de départ ou
des « retraites chapeau » dépassant certains
montants. Dans le reste du monde, les législateurs
ont imposé des limites à la rémunération
des dirigeants, notamment en Allemagne et aux États-Unis. Cependant, les mesures prises
n’ont pas permis de mettre un terme aux écarts
de rémunération excessifs entre le sommet et
la base ; et elles n’ont réussi que partiellement
à mieux lier la rémunération aux risques et aux
résultats obtenus par les dirigeants.
Une perte du sens des responsabilités
Le troisième aspect de cette crise morale est,
plus largement, la perte du sens des responsabilités
des entreprises à l’égard de leurs salariés
et de la communauté dans laquelle elles
vivent. Cette perte est sensible lorsqu’on voit
des firmes, pour améliorer leur rentabilité financière,
procéder à des licenciements massifs et
à des délocalisations. Il est tout à fait normal et
souhaitable qu’une entreprise cherche à être
profitable, mais elle doit tenir compte aussi des
intérêts de la communauté dans laquelle elle vit
et de ses salariés, sans lesquels elle ne pourrait
continuer à exister. C’est ce qu’on appelle souvent
l’intérêt des stakeholders (ceux qui ont un
enjeu dans l’entreprise) par rapport à celui des
shareholders, les actionnaires.
La crise a conduit à mettre davantage en avant
la notion de responsabilité sociale des firmes
et à faire progresser l’idée d’« entreprises
citoyennes ». Néanmoins, elle se traduit surtout
aujourd’hui par des licenciements et des pertes
d’activité. Il est normal que des entreprises tiennent
compte du ralentissement économique,
qui diminue les perspectives de vente de nombre
d’entres elles. Il est moins normal d’ajouter
la crise à la crise en comprimant systématiquement
les investissements, porteurs d’avenir,
même lorsque la firme n’a aucun problème de
trésorerie et est bénéficiaire – ou, du côté des
financiers, en coupant les crédits à des entreprises
qui en ont besoin. Il faut donc souhaiter
que les appels publics à davantage de sens des
responsabilités soient entendus.
Quel intérêt pour l'actionnaire ?
Quant à l’intérêt des propriétaires de l’entreprise,
depuis des années, on a justifié toutes les
politiques qui pouvaient paraître critiquables du
point de vue de l’intérêt général ou de l’intérêt
des salariés par un objectif économique qui
rachetait tout le reste : « créer de la valeur »
pour l’actionnaire. Le système a paru marcher
pendant longtemps ; les cours montaient, les
dividendes augmentaient. En 2008-2009, l’actionnaire
s’est trouvé brusquement face à la baisse
de moitié de la valeur de son portefeuille, aux
réductions ou suspensions annoncées de dividendes,
voire, en cas de faillite, à la perte totale
de ses avoirs. De même, les fonds de pension,
qui devaient protéger les intérêts des retraités,
ont perdu beaucoup d’argent sur des placements
trop spéculatifs ; la conséquence est que
les retraités ou futurs pensionnés de Californie
ou des Midlands ont vu s’évanouir une partie
des retraites qu’ils attendaient. Une partie seulement
de ces pertes ont été récupérées, grâce
à la remontée des Bourses depuis mi-2009.
La question se pose dès lors à l’évidence : au
nom de quoi a-t-on échafaudé un système qui
aboutit à un tel cataclysme ? L’intérêt de l’actionnaire
ne pouvait pas être la seule valeur du
système libéral et il n’est même plus préservé.
Il faudrait désormais reconstruire un système
financier et économique qui donne davantage
de place à l’intérêt public, à la réflexion et à la
raison par rapport aux frénésies spéculatives.
- Joseph E. Stiglitz, Le triomphe de la cupidité, éd. Les liens qui libèrent, 2010.
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