Bruno DUCOUDRÉ

Économiste au département Analyse et prévision de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).

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Essor de la pluriactivité : quelles limites ?

Si la tendance à la flexibilisation du marché du travail se confirme à l'avenir, elle pourrait s'accompagner d'une poursuite du développement de la pluriactivité subie. Mais divers facteurs freineront le phénomène.

Depuis les années 1970, l'économie française a été frappée par une montée du chômage face à laquelle les politiques macroéconomiques menées se sont révélées insuffisantes, voir inefficaces. Compte tenu des gains tendanciels de productivité et de la hausse de la population active, la croissance économique s'est ainsi révélée insuffisante pour permettre les créations d'emploi nécessaires à la baisse du chômage. Cette montée du chômage s'est aussi accompagnée d'un changement dans la composition des formes d'emplois, avec un développement important du travail intérimaire, une multiplication des embauches en contrat à durée déterminée (CDD), la montée du travail à temps partiel, l'accès à l'emploi stable en contrat à durée indéterminée (CDI) étant sans cesse retardé pour les jeunes.

Face à cette raréfaction de l'emploi stable, la pluriactivité est souvent présentée comme la forme d'emploi de demain, en réponse à la flexibilisation accrue de l'appareil productif. Elle offrirait aux individus la capacité de s'affranchir des contraintes de l'employeur unique ou de la spécialisation dans un métier. En d'autres termes, elle permettrait de sortir de la dépendance économique et de multiplier les trajectoires d'emploi possibles, tandis que le modèle monoactif-monoemployeur porterait, à long terme, le risque de l'obsolescence, donc de la disparition de l'emploi et des difficultés liées à la reconversion professionnelle.

Avec la grande récession commencée en 2008 et dont les effets se font encore sentir aujourd'hui, la recherche de solutions alternatives à l'emploi traditionnel s'est faite plus pressante encore. Dans ce contexte, quelle évolution de la pluriactivité peut-on observer ces dernières années ? Quelles sont ses formes ? Quels secteurs économiques sont-ils concernés par son développement ? On doit aussi s'interroger sur les limites actuelles inhérentes à cette forme d'organisation de la vie professionnelle qui constituent une contrainte forte à sa généralisation.

Les différentes formes de pluriactivité

La pluriactivité peut être définie 1 comme « la pratique par un individu de plusieurs activités ou emplois, exercés de façon partielle ou simultanée, impliquant parfois plusieurs statuts professionnels ». Elle prend différentes formes, qui peuvent impliquer des statuts différents. Elle s'est ainsi beaucoup développée en milieu rural, sous la forme de cumul d'une activité d'exploitant agricole (statut non salarié) et d'une activité salariée procurant un complément de revenu. Plus récente, la création du statut d'autoentrepreneur permet désormais de cumuler un revenu principal et un revenu complémentaire issu de l'autoentrepreneuriat. Son développement est aussi marqué dans les régions touristiques, où la forte saisonnalité de l'activité économique implique le cumul de différentes activités professionnelles au cours de l'année. De façon similaire, le domaine culturel et artistique est également marqué par la pluriactivité, l'activité professionnelle y étant souvent constituée d'une succession de contrats courts mêlant différentes activités professionnelles (artiste musicien - professeur de musique cameraman - monteur...). La pluriactivité inclut, enfin, les personnes exerçant une même activité professionnelle mais ayant plusieurs employeurs (assistantes maternelles, aides à domicile...).

La mesure de la pluriactivité sur longue période constitue un problème en soi, de par la nature même de la constitution des droits sociaux. En France, les droits sont attachés à l'activité professionnelle, et non à la personne. La mesure de la pluriactivité nécessite dès lors le croisement de fichiers administratifs issus des différents régimes (régime général, Mutualité sociale agricole, fonction publique d'État...). Ce travail est effectué par l'Insee pour la réalisation de ses « Estimations d'emploi localisées 2 ». L'institut estime ainsi à 1 % la proportion de salariés exerçant une activité non salariée en 2010 (contre 0,5 % fin 2007), et à 6,8 % la part des non-salariés exerçant une activité salariée (contre 4,9 % fin 2007). Enfin, 8,4 % des salariés seraient concernés par la pluriactivité exclusivement salariée.

Une progression de 30 % entre 2003 et 2012

L'enquête « Emploi en continu » de l'Insee, menée trimestriellement auprès d'un échantillon de ménages, permet de mesurer la pluriactivité, de manière imparfaite 3 mais cohérente sur une décennie (2003-2012). D'après cette enquête, 1,34 million de personnes sont concernées par la pluriactivité en 2012, dont 73 % de femmes. Si la pluriactivité mesurée dans l'enquête paraît sous-estimée au regard de celle mesurée par l'Insee pour ses estimations d'emploi, ces résultats traduisent bien une progression de la pluriactivité depuis le début des années 2000, qui passe de 1,04 à 1,34 million de personnes concernées sur la période, la proportion hommes-femmes restant constante. La pluriactivité se concentre à 82 % sur les actifs âgés de 30 à 59 ans en 2012, mais la part des 50 ans et plus progresse de 8,5 points entre 2003 et 2012.

Par grands secteurs d'activité (tableau 1), la pluriactivité est plus forte dans le secteur tertiaire non marchand (enseignement, action sociale), le tertiaire marchand (particuliers-employeurs, service aux entreprises), et, dans une moindre mesure, l'agriculture. Ce dernier secteur se distingue par une proportion de pluriactifs non-salariés dominante. Entre 2003 et 2012, la pluriactivité progresse dans tous les secteurs d'activité, mais plus rapidement dans le secteur tertiaire non marchand et le secteur agricole.

La part des pluriactifs parmi les non-salariés a augmenté de 0,4 % entre 2003 et 2012 (tableau 2). Cette hausse s'observe entre 2003 et 2008 et concerne exclusivement les non-salariés déclarant exercer plusieurs activités professionnelles non salariées. Parmi les personnes exerçant une activité principale salariée, la part des pluriactifs a augmenté de 1 % entre 2003 et 2012. Entre 2003 et 2008, elle concerne principalement les salariés ne déclarant qu'un unique employeur mais déclarant avoir exercé plusieurs activités professionnelles (sans pour autant que celles-ci relèvent du non-salariat). Par contre, entre 2008 et 2012, la progression est plus forte pour les salariés monoactifs ayant plusieurs employeurs (aides à domicile, gardes d'enfants, services auprès des personnes âgées dépendantes).

Pluriactivité et précarité

La progression passée et à venir de la pluriactivité doit être mise en regard des différents motifs qui y conduisent 4. Le recours à la pluriactivité peut intervenir en premier lieu lorsque les professions s'y prêtent (pluriactivité « naturelle »). C'est le cas par exemple d'un avocat donnant des cours, ou d'un chercheur exerçant en parallèle des activités de conseil. Une deuxième forme de pluriactivité concerne les personnes en transition entre une activité salariée et une activité non salariée. Enfin, la troisième forme de pluriactivité est subie. Elle concerne les personnes à faibles revenus, en emploi précaire et cherchant une source complémentaire de revenus. L'enquête « Emploi en continu » ne nous permet pas de distinguer entre ces types de recours. Par contre, la distribution des salaires mensuels nets des personnes salariées montre une distinction marquée entre salariés monoactifs et pluriactifs (graphique). En 2012, le salaire net médian se situe autour de 1 000 euros pour les pluriactifs alors qu'il est proche de 1 500 euros pour les monoactifs. Par ailleurs, les pluriactifs sont généralement moins diplômés que les monoactifs (57 % ont obtenu un CAP, BEP ou diplôme équivalent comme diplôme le plus élevé, contre 45 % pour les monoactifs). Si cette proportion a baissé depuis 2003 (- 9,6 points), elle a baissé davantage chez les monoactifs (- 11,5 points).

Ces évolutions doivent être mises en regard du chômage, qui touche massivement les personnes peu ou pas diplômées. Elles suggèrent que le développement de la pluriactivité subie est allé de pair avec la montée du chômage et de la précarité. Si la tendance à la flexibilisation accrue du marché du travail se confirme à l'avenir, elle pourrait donc s'accompagner d'une poursuite du développement de la pluriactivité subie, que seule une amélioration durable de l'activité économique et une baisse du chômage pourraient contrecarrer.

Distribution des salaires nets mensuels

Source : Insee, enquête « Emploi en continu », calculs de l’auteur.

Les freins au développement

Des contraintes fortes subsistent qui freineront durablement la montée de la pluriactivité. Ces contraintes sont d'ordre administratif (affiliation à plusieurs caisses de sécurité sociale...) et ne pourraient être levées sans un changement radical d'organisation de la protection sociale (rattacher les droits à la personne plutôt qu'au statut). Le développement de l'autoentrepreneuriat, s'il peut permettre aux entreprises de recourir de façon plus intense à la sous-traitance, fait aussi peser un risque juridique accru sur les entreprises en cas de trop forte dépendance économique du sous-traitant. La pluriactivité se heurte enfin aux contraintes d'organisation du travail : absence de coordination entre employeurs, problèmes de concurrence et de confidentialité pour les salariés ayant plusieurs employeurs, fuite des compétences.

  1. Françoise Gerbaux, Pouvoirs locaux, décembre 1991, citée dans les avis et rapports du Conseil économique et social, 1997.
  2. On ne dispose pas de données sur longue période détaillées sur la pluriactivité à partir de cette source. Voir Insee, « Emploi et salaires », édition 2014.
  3. La pluriactivité mesurée dans l'enquête « Emploi en continu » porte sur l'exercice d'une activité professionnelle secondaire (ou plus) la semaine précédant l'interrogation (ce qui en limite la dimension temporelle), ainsi que sur le nombre d'employeurs.
  4. Voir Marie-Françoise Mouriaux, « La pluriactivité entre l'utopie et la contrainte », in Centre d'études de l'emploi, La Lettre, n° 51, février 1998.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2016-6/essor-de-la-pluriactivite-quelles-limites.html?item_id=3537
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