Ubérisation : entre idées reçues et tendances de fond
Flexibilité, pluriactivité et individualisation sont les mots clés de la transformation de l'activité et des emplois. Et ce, à l'heure de la mondialisation, de la crise, des plateformes et de la nouvelle économie, en réponse aussi à de nouvelles aspirations des actifs. Ces tendances remettent en cause les modes traditionnels d'exercice du travail. L'enjeu est d'en maximiser les avantages et d'en réduire les inconvénients, pour les individus comme pour les entreprises.
Depuis le début des années 2000, la répartition des grandes composantes de l'emploi (emplois en CDI, emplois temporaires, emplois indépendants) est stable. En France comme ailleurs, le CDI demeure la forme ultradominante d'emploi : autour de 87 % de l'emploi salarié. L'explosion du CDD et de l'intérim est derrière nous.
Nous n'assistons pas non plus à une explosion du travail indépendant : il s'est stabilisé autour de 11 % de l'emploi total. Bien sûr, il connaît un regain récent, depuis 2008, tiré par la progression des indépendants sans salariés, notamment les autoentrepreneurs. Il est toutefois trop tôt pour estimer si ce regain constitue un infléchissement durable de tendance. Les derniers chiffres concernant des pays proches du plein emploi comme les États-Unis laissent entendre que la progression de l'emploi indépendant qui y avait été constatée est en reflux et correspondait avant tout à une situation de crise de l'emploi salarié. Une très forte progression des aspirations à plus de souplesse et d'indépendance dans le travail - qui peut conduire à la création d'entreprise - apparaît cependant clairement. Parallèlement, l'instabilité de certains besoins de compétences des entreprises les conduisent à envisager, probablement plus souvent qu'avant, le recours à des prestations effectuées par des indépendants.
Alors, c'est vrai, on assiste à une diversification des formes juridiques d'emploi aux confins du salariat et du travail d'indépendant, avec le portage salarial, les coopératives d'activité et d'emploi, ou lorsqu'un indépendant exerce son activité dans un cadre contraint (la franchise, l'agent commercial mandataire indépendant ou encore le gérant non salarié de succursales de commerce de détail). Mais ces formes d'emploi, récentes ou plus anciennes, sont ultraminoritaires. Et l'existence de formes d'emploi qui présentent certaines caractéristiques de l'emploi salarié et d'autres de l'emploi indépendant est aussi ancienne que ces catégories juridiques : le législateur est maintes fois intervenu, dans le passé, pour rattacher par exemple certaines activités à l'emploi salarié, ou encore pour définir des formes d'emploi ad hoc.
Bouleversement de la flexibilité
Mais alors, rien n'aurait changé ? Si, bien sûr. Et c'est même à un véritable bouleversement que nous assistons, avec une grande vague de flexibilisation et d'individualisation qui touche absolument toutes les conditions d'emploi.
À tout seigneur tout honneur, le premier concerné est le CDI : le fameux « CDI à temps plein avec des horaires stables et chez un seul employeur » est déjà minoritaire dans le salariat. Et ce avec le temps partiel, qui concerne un peu plus de quatre millions de salariés, en progression encore plus marquée pour les hommes que pour les femmes, et avec l'augmentation des horaires décalés et variables. Près d'un tiers des salariés travaillent habituellement ou occasionnellement le dimanche, contre un sur cinq il y a vingt ans. La part des horaires à la carte a aussi quasiment doublé et dépasse les 10 %. Selon l'Insee, sur une période de quatre semaines, deux personnes en emploi sur cinq ont travaillé au moins une fois le samedi, une sur cinq le dimanche, une sur quatre le soir et une sur dix la nuit.
L'unité de lieu du travail est également remise en cause avec l'essor du télétravail, qui concernerait près de 17 % des actifs. Mais si la fréquence du télétravail est difficile à estimer sur le plan statistique du fait du flou des définitions, des marges importantes de développement existent. Une étude du Centre d'analyse stratégique estimait ainsi en 2009, au regard des métiers pouvant être exercés en télétravail et de leur poids dans l'emploi total, à 50 % de la population active le potentiel de télétravailleurs.
La flexibilisation progresse aussi de façon fulgurante parmi les CDD : les contrats temporaires les plus courts se multiplient. Les flux d'emploi de moins de trois mois en CDD ou en intérim représentent neuf embauches sur dix. L'augmentation est encore plus forte pour les contrats de moins d'un mois. C'est d'ailleurs la principale raison pour laquelle l'emploi court est préoccupant en France : non seulement il se concentre beaucoup sur les personnes non qualifiées, et en particulier les jeunes, non seulement il constitue de moins en moins un tremplin vers l'emploi stable, mais la durée des CDD comme des missions d'intérim a raccourci à vue d'oeil au cours des quinze dernières années. Une portion du marché du travail constitue désormais une « grande lessiveuse » caractérisée par une précarité maximale et par de nouvelles situations d'intermittence.
Explosion de la pluriactivité
L'emploi indépendant s'individualise également de plus en plus : c'est, en son sein, l'emploi indépendant sans aucun salarié qui progresse, avec notamment un million d'autoentrepreneurs.
Mais le phénomène le plus marquant de ces dernières années est l'individualisation de l'activité elle-même, avec l'explosion de la pluriactivité — le fait d'avoir plusieurs emplois salariés, ou un emploi salarié et un emploi indépendant. Elle concerne aujourd'hui plus de deux millions trois cent mille actifs, contre un million il y a dix ans.
Dans la pluriactivité on peut distinguer deux cas.
Dans le premier, un salarié exerce une activité secondaire non salariée, ou bien un non-salarié exerce une activité secondaire salariée. Un tiers des autoentrepreneurs le sont ainsi à titre d'activité secondaire, en complément d'un emploi salarié. Le développement de ces situations contribue à atténuer la dichotomie entre salariat et emploi indépendant.
Dans le second, une personne exerce simultanément plusieurs emplois salariés. On parle alors d'« emploi multiemployeur ». Cela concerne plus de deux millions de personnes. Dans ce cas, la personne a clairement le statut de salarié, mais le fait d'avoir plusieurs employeurs dilue le critère de subordination propre au salariat. Cet emploi multiemployeur peut être exercé de façon spontanée ou être organisé, et cela se fait selon l'une des deux manières suivantes : soit sans tiers employeur, dans le cadre d'associations de travail à temps partagé, soit avec tiers employeur (le salarié travaille avec plusieurs entreprises mais n'a qu'un contrat de travail avec le tiers employeur), dans le cadre de groupements d'employeurs ou d'entreprises de travail à temps partagé.
Développement des plateformes
Enfin, et bien sûr, l'essor des nouvelles technologies donne un formidable élan à toutes les formes d'activité, à temps plein ou non, s'ajoutant ou non à un autre emploi, dans lesquelles le travail ne s'exerce pas dans l'entreprise qui embauche. Et ce avec les plateformes de services, les sites de free-lance et les plateformes dites de crowdsourcing.
Les plateformes de services peuvent être définies comme des sites ou des applications qui mettent en relation des professionnels assurant des services dans un domaine particulier et des clients. Les plateformes de services de véhicule de tourisme avec chauffeurs (VTC) constituent sans doute l'illustration la plus connue de ce modèle de plateformes. Apparues à la fin des années 2000 avec la généralisation des smartphones, elles permettent, via des applications mobiles, la mise en relation entre, d'un côté, des personnes qui ont besoin de se déplacer et, de l'autre, des conducteurs professionnels réalisant des services de transport. Parmi les plateformes qui se sont développées en France, on peut citer par exemple Uber, SnapCar, Chauffeur-privé ou LeCab. Si le secteur du transport a été un des premiers concernés, d'autres secteurs des services commencent à faire l'objet de plateformes de mise en relation.
Les sites de free-lance sont des plateformes de mise en relation entre des porteurs de projet et des personnes qui travaillent en free-lance 1. Les premiers sites de ce type sont apparus dès le début des années 2000 aux États-Unis. Il s'agit des plateformes Rent a Coder, Elance ou oDesk 2, sur lesquels des porteurs de projets du monde entier peuvent publier des annonces dans de nombreux domaines (technologies de l'information, data science, design et multimédia, écriture, traduction, etc.).
Outre la mise en relation entre un client et un individu travaillant en free-lance n'importe où dans le monde, ces plateformes permettent également le suivi à distance de l'exécution de la tâche. Les free-lances sont sélectionnés par les donneurs d'ordre en fonction de divers critères comme le coût de la prestation proposée, mais aussi les prestations réalisées auparavant ou encore les références des prestataires. En permettant aux donneurs d'ordre d'accéder à des free-lances de pays émergents proposant des tarifs pouvant être très réduits, ces plateformes sont parfois accusées de favoriser une externalisation du travail à bas coût, notamment pour les tâches très peu qualifiées qui ne nécessitent pas de rencontre entre le donneur d'ordre et le free-lance.
Des sites permettant une mise en relation entre des porteurs de projet et des free-lances sont apparus plus tardivement sur le marché du travail français et se développent depuis quelques années. On peut citer, par exemple, le site de niche TextMaster, pour la rédaction de contenus, lancé en 2011. Ou également des sites de free-lance plus généralistes, comme le site allemand Twago, arrivé en France en 2012, ou encore le français Hopwork, lancé en 2013. Contrairement à la plupart des sites de free-lance où le porteur de projet publie son annonce et attend les propositions des travailleurs en free-lance pour choisir celle qui lui convient le mieux, Hopwork leur donne accès à un moteur de recherche de profils de free-lances.
Les plateformes dites de crowdsourcing (qui peut être traduit par « externalisation à grande échelle » ou « production participative ») constituent un dernier type de plateforme de travail à la tâche. Le crowdsourcing consiste en la mise à contribution d'un nombre important de personnes, rémunérées ou non, pour la réalisation d'un projet, divisé en microtâches. Le développement de ce type de plateformes est indissociable du développement d'Internet qui permet d'accéder à un grand nombre d'internautes, de manière quasi instantanée, partout dans le monde 3. Un exemple emblématique est le Turc mécanique d'Amazon. Créé en 2005 aux États-Unis, il s'agit d'un site sur lequel s'inscrivent des entreprises qui proposent des microtâches à des particuliers, auxquelles sont associées une microrémunération et un temps alloué. Parmi les tâches proposées, on distingue celles qui demandent une qualification minimale (essentiellement de la traduction de fragments de texte) ou peu ou pas de qualification (transcription de son en texte, classements d'image de différentes catégories, etc.). La répartition du travail est mondiale et organisée par des algorithmes qui découpent, distribuent et réassemblent les tâches. D'autres plateformes dites de crowdsourcing relèvent d'une logique beaucoup plus collaborative et sociale et ont pour objectif de faire avancer la recherche scientifique ou de produire de l'information d'utilité collective. On peut citer par exemple OpenStreetMap, FactCheckEU ou encore Safecast.
On le voit, c'est l'activité elle-même, qu'elle s'exerce dans un cadre salarié — en CDI ou en CDD — ou sur un mode indépendant, qui est en proie à un profond mouvement de flexibilisation : celui-ci englobe toutes les catégories juridiques et ne saurait se résumer à l'irruption des plateformes sur Internet.
À l'origine de ces évolutions, il y a des facteurs économiques. La crise, la financiarisation et la mondialisation de l'économie, qui conduisent toutes les entreprises à réduire leurs coûts. L'essor du secteur tertiaire. Le développement fulgurant des possibilités offertes par la numérisation. L'installation d'un chômage de masse, aussi, qui réduit les capacités de négociation des actifs. Mais des facteurs sociologiques puissants sont également à l'oeuvre, avec des aspirations croissantes à davantage d'autonomie dans le travail et de liberté dans la gestion de son temps.
Risques et avantages
Pour les entreprises, les avantages vont de soi. Mais énormément d'actifs y trouvent également leur compte, et davantage encore le pourraient : meilleur accès à l'emploi, revenus supplémentaires parfois très significatifs liés à la pluriactivité, diminution du risque de tout perdre en multipliant les employeurs ou donneurs d'ordre, souplesse plus importante dans l'organisation de son temps, plus grand intérêt d'un travail autonome et varié, acquisition de nouvelles compétences, possibilités accrues de reconversion, envie de faire autre chose en plus ou à la place de l'activité habituelle.
Les risques sont tout aussi clairs : stress, partage entre vie professionnelle et personnelle beaucoup plus flou, risque d'enfermement dans la précarité et difficulté d'accès aux prêts et au logement pour les CDD très courts ou les petits jobs salariés et indépendants, déplacement du partage du risque économique, perte de chances d'accéder à la formation, perte de ressources pour les finances sociales, avec des revenus d'activité qui ne contribuent pas à la Sécurité sociale, difficulté de contrôle de la législation du travail, notamment pour la rémunération minimale, la durée maximale du travail et la santé au travail, nécessité d'inventer d'autres formes de dialogue social, national et international.
Il n'y a pas l'ancienne économie d'un côté et la nouvelle économie de l'autre, les salariés et les « anciens indépendants » vs les « ubérisés » : la nouvelle économie est partout. L'enjeu n'est pas d'inventer de nouvelles formes juridiques d'activité. C'est de maximiser les avantages de la flexibilisation et de l'individualisation de toutes les formes d'emploi, et d'en minimiser les risques, pour tous.
- Le terme de free-lance est généralement appliqué à des travailleurs indépendants qui exercent leur métier en mode « projet ». On trouve par exemple parmi les métiers exercés en free-lance des métiers du Web et de l'informatique, du graphisme et du design, les journalistes, les traducteurs ou encore certaines professions administratives.
- Elance et oDesk ont fusionné en décembre 2013.
- Benoît Sagot et al., « Un turc mécanique pour les ressources linguistiques : critique de la myriadisation du travail parcellisé », actes de la conférence TALN, juillet 2011.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2016-6/uberisation-entre-idees-recues-et-tendances-de-fond.html?item_id=3538
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