Michel ROUSSEAU

Président de la Fondation Concorde.

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Permettre un salariat du XXIe siècle

Le salariat tel que nous l'avons connu à la fin du XXe siècle - 88,5 % des personnes en emploi étaient salariées, avec une très large prédominance du CDI comme type de contrat et quatre à cinq employeurs différents en moyenne tout au long d'une carrière - n'existera plus. Mais le salariat ne disparaîtra pas pour autant si nous savons adapter le modèle fiscal et social français.

Le monde connaît une vague de ruptures technologiques qui semble dessiner la troisième révolution industrielle. Les nouveaux acteurs du numérique, notamment dans ce qu'on appelle l'économie collaborative, poussent à une augmentation du nombre de travailleurs indépendants. Uber pour les taxis et maintenant la livraison de plats à domicile, Amazon pour tous les services à domicile (aux États-Unis), Helpling pour le ménage, Airbnb pour l'hébergement touristique, BlaBlaCar pour le covoiturage : ces plateformes numériques transforment en profondeur le secteur des services avec, d'un côté, un nombre extrêmement réduit d'emplois très qualifiés, par exemple 200 salariés chez BlaBlaCar qui gèrent 2 millions de voyages par mois pour 10 millions de membres dans 18 pays et pour un chiffre d'affaires non communiqué et, de l'autre, une augmentation d'emplois en free-lance rémunérés à la tâche — autoentrepreneurs, sociétés unipersonnelles ou même sans statut.

Le marché mondial de cette nouvelle économie du partage en pleine expansion pourrait atteindre, selon PwC, 268 milliards d'euros en 2025 contre 20 milliards en 2014 il est fort probable que le nombre de travailleurs indépendants suive la même trajectoire. Au Royaume-Uni, les emplois indépendants représentent le tiers des 2,4 millions d'emplois privés créés depuis 2010 sous le gouvernement Cameron.

Les plateformes reconstruisent ainsi le secteur des services en assurant la fonction commerciale et clientèle et en transformant les emplois en tâches précises, réalisées à un moment précis, à un coût pouvant être déterminé en fonction de l'offre et de la demande.

Une opportunité pour les jeunes et les seniors

L'analyse réalisée par Forbes sur les 53 millions de free-lances aux États-Unis montre qu'ils sont davantage représentés chez les personnes retraitées qui veulent continuer à travailler et chez les jeunes qui ont trouvé ce moyen pour s'insérer dans un marché du travail en crise. Certains d'entre eux parviennent à un niveau de revenu satisfaisant : 1 700 000 ont un niveau d'activité supérieur à 100 000 dollars par an. Le tableau est moins rose en France, où la création du statut d'autoentrepreneur est un véritable succès populaire avec plus de 1 million de personnes qui l'ont adopté, mais avec un autoentrepreneur sur deux qui ne déclare aucun revenu.

Si le mouvement en marche conduira à une substitution partielle du travail à la tâche à l'emploi statutaire salarié, les effets sur l'emploi et sur les ressources fiscales sont contradictoires. Cela permet de mobiliser des ressources inemployées et d'insérer des jeunes dans une activité économique d'exploiter des micromarchés délaissés par les autres entreprises parfois d'officialiser un travail auparavant dissimulé — les plateformes tendant à faire rentrer dans la légalité des emplois de l'économie parallèle. Ce nouveau modèle concurrence celui de l'entreprise traditionnelle fondé sur le salariat. Il offre plus de flexibilité et coûte moins cher. Il est urgent de réviser notre droit social et le poids des charges sociales pour les adapter à cette réalité.

Assurer sa place au salariat

Si l'Organisation internationale du travail observe que le modèle de l'emploi classique est de moins en moins prédominant dans le monde, il n'est cependant pas forcément appelé à disparaître. En effet, une entreprise est mieux à même d'assurer un service en combinant plusieurs tâches ou plusieurs emplois. De plus, le fait de bénéficier de salariés diminue ses coûts de transaction et lui fait bénéficier des compétences dont elle a besoin à travers la formation qu'elle offre à son personnel. Elle peut ainsi davantage garantir une qualité de prestation sur le long terme. Elle a également besoin d'une certaine stabilité qu'offre le salariat et qui permet aux travailleurs d'être concentrés sur leur tâche sans avoir le souci de penser à leur prochain contrat. Pour preuve, même dans l'économie collaborative, le salariat trouve sa place. Il n'est en effet pas rare de rencontrer des chauffeurs de VTC salariés : ainsi l'employeur supporte les coûts fixes (achat du véhicule, frais d'essence et d'assurance) et le risque de fluctuation de l'activité et amortit son investissement en maximisant l'utilisation du véhicule.

En réalité, si la France s'obstine à maintenir un Code du travail aussi rigide qu'il l'est actuellement, il est probable que la définition de salarié se transformera en « travailleur indépendant qui n'a qu'un seul client » les entreprises contourneront le salariat en exigeant l'exclusivité auprès de leur travailleur indépendant.

Dans le même temps, cela entraîne une concurrence inéquitable entre les travailleurs free-lance et les entreprises qui supportent des charges sociales parmi les plus élevées au monde. Le phénomène de transformation du marché de l'emploi pose clairement la question du financement du système de protection sociale français, assis sur les salaires, et particulièrement vulnérable à ces évolutions.

Plutôt que de vouloir endiguer cette mutation par des lois et des règlements, car il deviendra de plus en plus difficile de maintenir coûte que coûte le modèle de l'emploi classique pour la majorité des travailleurs, la France doit saisir cette opportunité pour transformer son système de protection sociale en le déconnectant de la situation salariale.

Le processus est du reste déjà largement amorcé : l'autoentrepreneur ne paie pas moins de charges que le salarié au smic (du fait des nombreux allégements de charges qui existent sur les bas salaires), mais l'écart se réduit dès lors que les salaires sont plus élevés. En contrepartie, l'autoentrepreneur ne bénéficie par des mêmes prestations qu'un salarié : pas d'indemnités chômage par exemple. Une réflexion autour d'une assurance-chômage ou de baisse d'activité pour les travailleurs indépendants doit être ouverte.

Une réforme fiscale en profondeur

Dans cette phase d'incertitude sur l'économie et l'emploi, il faut une politique sociale et fiscale qui incite à l'activité pour éviter que des poches d'inactivité s'ancrent dans la société, avec des conséquences sociales et politiques particulièrement difficiles à gérer. Or, à l'heure actuelle, l'interaction entre l'impôt sur le revenu et les prestations sociales multiples conditionnées à des plafonds de ressources découragent l'activité mais aussi la progression professionnelle via le travail et la qualification. Ainsi, d'après un rapport parlementaire 1, pour un célibataire travaillant au smic à mi-temps, une hausse de 100 euros du revenu net se traduit par un taux de prélèvement de 81 %. On se rend compte à travers cet exemple que l'impôt, lorsque l'on prend en compte certaines prestations sociales, est fortement progressif sur les plus bas salaires or, c'est à ces niveaux de salaire qu'on a le plus besoin d'augmenter son revenu disponible.

La combinaison de taux de prélèvement élevés avec la diminution du versement de prestations a un effet de désincitation à l'activité déclarée. Pis, entre 0,5 et 0,75 smic (soit entre 758,50 et 1 092,75 euros bruts), on peut qualifier les prélèvements de confiscatoires. L'impôt progressif combiné au système actuel de prestations sociales étant trop pénalisant pour l'activité, nous proposons la mise en place d'un nouveau modèle d'imposition plus juste et adapté au XXIe siècle, intégrant pleinement l'intermittence grandissante du travail.

La fiscalité française doit être reconstruite autour de l'incitation à l'activité économique et à l'investissement. Un impôt proportionnel se substituant à l'impôt sur le revenu et aux cotisations sociales, assorti d'un impôt négatif sous forme d'une allocation unique remplaçant la majorité des prestations sociales, est susceptible de corriger la plupart des biais de notre système social-fiscal.

En résumé, l'explosion du nombre de travailleurs indépendants, même s'il ne remplacera pas le besoin de salariés et donc de stabilité et de confiance dans une entreprise, doit conduire à réviser en profondeur le financement de notre système de protection sociale, d'impôt sur le revenu et de redistribution sociale. Afin de ne pas avoir un système qui concurrence de manière inéquitable l'autre, cela doit s'accompagner d'un assouplissement du Code du travail. Adapté au XXIe siècle, notre pays pourra tirer pleinement parti des évolutions des modes de travail.

  1. Dominique Lefebvre (député du Val-d'Oise) et François Auvigne, « Rapport sur la fiscalité des ménages », avril 2014.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2016-6/permettre-un-salariat-du-xxie-siecle.html?item_id=3535
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