L'innovation technologique, ennemie de l'emploi ?
Depuis le début des années 2000, la vague de transformations liées aux technologies numériques a un impact important sur un nombre croissant de métiers. Les emplois associés aux faibles qualifications ne sont plus les seuls menacés.
La notion de « chômage technologique » est née en 1930, sous la plume de John Maynard Keynes. Dans un essai intitulé Economic possibilities for our grandchildren, le célèbre économiste fait le constat que cette « nouvelle maladie » s'est abattue sur les économies développées. Et qu'il s'agit d'un problème d'ajustement entre progrès technique et évolution du monde du travail : les technologies qui permettent de remplacer le travail humain par la machine ont progressé plus vite que le développement de nouveaux métiers. Keynes se veut optimiste, mais il fait néanmoins le pari que le chômage technologique sera un défi majeur pour les générations à venir.
Les décennies suivantes semblaient lui avoir donné tort. Le progrès technique s'est développé de manière exponentielle au cours du XXe siècle, reconfigurant profondément le monde du travail. Il y eut des gagnants et des perdants à ces transformations. Mais globalement les gains de productivité associés ont considérablement accru les revenus et les standards de vie, nourrissant en retour une demande de nouveaux produits et services. Ce cercle vertueux, qui fut celui des Trente Glorieuses, reste aujourd'hui la pierre angulaire du raisonnement de nombreux économistes qui regardent sereinement les ruptures technologiques en cours et à venir. Car l'Histoire parle d'elle-même : le progrès technique et les gains de productivité associés ont toujours été, sur le long terme, créateurs d'emplois. Mais la situation pourrait être en train de changer.
Le spectre du « chômage technologique »
La seconde moitié du XXe siècle a été marquée par l'essor de l'automatisation industrielle, qui a profondément transformé les conditions de production des biens matériels. Le remplacement de l'homme par la machine est peu à peu devenu une réalité, dans des secteurs aussi variés que l'automobile, l'agroalimentaire, la pétrochimie ou l'industrie pharmaceutique. Les métiers industriels ont été les plus concernés par l'automatisation. Entre 1980 et 2012, 64 % des réductions d'emplois industriels, soit 1,4 million d'emplois, ont été liées aux gains de productivité. Loin devant les délocalisations ou le renforcement de la concurrence internationale. Ces pertes d'emplois industriels ont pour partie été compensées par le développement du secteur tertiaire. Mais économistes et politiques s'accordent maintenant pour dire que la désindustrialisation de nombreux pays européens, au premier rang desquels la France, a eu des conséquences socio-économiques désastreuses que nous peinons à gérer aujourd'hui.
Or, depuis le début des années 2000, une nouvelle vague de transformation est à l'oeuvre, qui a des impacts sur des métiers de plus en plus nombreux. Soutenue par les technologies numériques -informatique avancée, intelligence artificielle, « big data » -, l'automatisation s'étend aujourd'hui bien au-delà de la chaîne de production. Les robots deviennent utilisables dans des univers « aléatoires », comme les rayonnages d'un magasin, les couloirs d'un hôpital ou un chantier de construction. Et au-delà des robots à proprement parler, des logiciels sont aujourd'hui capables de prendre en charge des tâches intellectuelles : le logiciel Quill permet la rédaction de contenus factuels, avec des impacts prévisibles dans le champ administratif, le journalisme sportif ou financier. Les logiciels Lex Machina et LegaLife permettent d'automatiser la recherche de jurisprudence ou la rédaction d'actes juridiques basiques.
Le Roland Berger Institute a ainsi montré que 42 % des emplois français présentent une forte probabilité d'être automatisés à moyen terme 1. Si ne serait-ce que 20 % de ce volume étaient effectivement automatisés, cela représenterait 3 millions d'emplois d'ici 2025.
Si l'on se penche sur les métiers les plus exposés, on constate d'abord que la fragilisation des emplois industriels peu qualifiés se poursuivra. Les chaînes de production auront de moins en moins besoin de travail humain pour fonctionner. Un secteur tel que la construction verra également ses besoins de main-d'oeuvre diminuer sous l'effet de la robotique avancée.
Plus largement, les métiers associés aux faibles niveaux de qualification sont les plus exposés, dans l'industrie comme dans le secteur tertiaire. Mais des emplois intermédiaires, voire supérieurs, sont également à risque. Il s'agit notamment des fonctions administratives, dans le public ou en entreprise, de métiers juridiques ou de nombreuses fonctions d'encadrement intermédiaire.
PART DES MÉTIERS TRÈS AUTOMATISABLES (> 70 %) AU SEIN DE CHAQUE GROUPE DE MÉTIERS
Sources : Insee ; Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne, « The future of employment », Oxford Martin School ; analyses Roland Berger.
Un processus de « destruction créatrice »
Jusqu'à aujourd'hui, le mécanisme de partage de la valeur dans les économies développées était fondé sur une transformation des gains de productivité industriels en pouvoir d'achat et en emplois dans les services. Mais la vague de transformation numérique en cours pourrait mettre fin à ce mécanisme, avec des effets déstabilisateurs sur notre modèle économique et social. Car les métiers automatisables ne se limitent plus aux faibles qualifications, les effets de l'automatisation étant compensés sur le long terme par la montée en compétence de la population. Des pans entiers de la classe moyenne, dont le développement des métiers administratifs et intermédiaires avait assuré l'ascension sociale, se trouvent menacés.
Les effets de la transformation numérique sont en effet déjà visibles sur un plan macroéconomique. Pour la première fois, les gains de productivité ne se transforment plus en niveau de vie. Et ces gains de productivité eux-mêmes sont bien moins importants que ceux qu'ont générés les ruptures technologiques précédentes, qu'il s'agisse de la machine à vapeur ou de l'électricité. Plus encore, de nombreuses économies matures sont exposées à une montée préoccupante des inégalités. Les États-Unis sont notamment confrontés à une érosion visible des revenus intermédiaires. La part de richesse nationale du premier quintile est passée de 44 % à 51 % - et de 17 % à 22 % pour les 5 % les plus riches. À l'autre extrémité, la part du dernier quintile a peu évolué (de 4,2 % à 3,2 %). Ce sont les quintiles intermédiaires, qui constituent les classes moyennes, qui ont fait les frais de cette concentration de la richesse. L'économie numérique crée de la valeur — la start-up WhatsApp représente 19 milliards de dollars de capitalisation —, mais cette valeur ne se transforme pas en revenus ni en emplois. WhatsApp emploie... 55 salariés.
Comme tout processus de destruction créatrice, la numérisation de l'économie, tout en fragilisant certaines catégories d'emplois, en fait émerger de nouvelles. Quatre grands domaines se développent particulièrement et profitent pleinement de la révolution numérique : les domaines de l'environnement, de la performance des entreprises, de la relation client et, bien sûr, des nouvelles technologies elles-mêmes, qui portent ces transformations. Mais les emplois créés ne se substitueront pas aux emplois détruits. Ils nécessiteront pour l'essentiel des qualifications plus importantes, seront concentrés en amont et en aval de la chaîne de valeur (et moins au coeur, sur la production), et ils seront davantage localisés dans les grandes métropoles. Il en résulte des phénomènes de polarisation économique, sociale et territoriale déjà visibles.
Faut-il pour autant prédire l'effondrement de la classe moyenne et un chômage technologique atteignant des niveaux records ?
Sources : OCDE ; Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, Race against the machine, MIT ; analyses Roland Berger.
Une reconfiguration exigeante
Le processus d'innovation technique ne se limite pas à un jeu de substitution entre travail humain et machine. À chaque fois, il reconfigure profondément tant le contenu que l'organisation du travail. Les historiens nous rappellent ainsi que l'entrée dans l'ère industrielle, qui remonte à la seconde moitié du XVIIe siècle, a marqué le début d'un long processus de transformation du travail lui-même. Tandis que les artisans et les agriculteurs étaient de moins en moins nombreux, de nouvelles formes de travail apparaissaient, spécifiquement conçues pour être complémentaires avec la machine. La décomposition des gestes et des tâches, le taylorisme puis le fordisme ont ainsi formaté de nombreux métiers.
C'est sans doute à une transformation d'une ampleur comparable que nous mène le développement des technologies numériques. Si l'on s'en tient au secteur industriel, les concepts d'« usine du futur », d'« industrie 4.0 » ou de « smart manufacturing » reposent tous sur un changement radical du mode de production, et des emplois qui vont avec. Il s'agit de créer un système productif flexible, fondé sur la personnalisation du produit, une plus grande proximité avec les clients et une plus grande efficacité, utilisant moins d'énergie et de travail humain. Les opérateurs sont « augmentés » et travaillent de façon collaborative avec des robots, la maintenance utilise le « big data » et le plan de production est adapté de façon dynamique en fonction des commandes des clients, avec une « supply chain » (chaîne logistique) automatisée. Dans cette vision — largement idéalisée —, l'usine du futur fonctionne grâce à des cols blancs. Parce qu'elle est automatisée, elle est peu sensible au coût du travail, et donc potentiellement relocalisée. Il y a moins d'ouvriers sur les lignes de production, mais plus d'employés (souvent peu qualifiés) dans les services associés, en amont et en aval de la chaîne de valeur industrielle.
Cette vision positive du « smart manufacturing » ne correspond pas, loin s'en faut, à la réalité industrielle française. Mais elle n'est pas pour autant fantasmatique. Certains de nos voisins, dont l'Allemagne, ont compris très tôt que la robotisation de l'industrie permettrait seule, dans un contexte de concurrence mondialisée, de faire croître la valeur ajoutée industrielle et de conserver des emplois qualifiés dans ce secteur. À l'inverse, sans valeur ajoutée, aucun emploi ne se crée, et même, bien au contraire, beaucoup sont détruits. La France a 3 millions d'emplois dans son industrie. Mais elle en détruit 600 000 chaque décennie depuis trente ans. L'Allemagne, qui possède deux fois plus de robots que la France, a 6 millions d'emplois industriels. Autrement dit, le robot n'est pas l'ennemi de l'emploi... à la condition que l'industrie soit compétitive et positionnée sur des produits à forte valeur ajoutée.
C'est là que réside l'enjeu majeur de la transformation numérique en cours, notamment pour la France. Car notre pays a déjà connu un précédent douloureux en matière d'adaptation de l'emploi au progrès technique dans le secteur industriel. L'insuffisant investissement dans l'automatisation dans le secteur manufacturier (visible aujourd'hui à travers le faible taux de robotisation du parc français, de 1,25 robot pour 1 000 salariés contre 1,49 aux États-Unis, 1,55 en Italie et 2,70 en Allemagne) n'a pas permis à la France de protéger son appareil productif et ses emplois industriels, bien au contraire. La perte de compétitivité liée au retard français a détruit beaucoup d'emplois. Le soutien public à des activités déclinantes, qui ponctionne les acteurs économiques les plus performants pour soutenir les secteurs en perte de vitesse, et l'absence de formation qui aurait permis aux travailleurs concernés de gagner en qualification n'ont pas permis de conserver en France les bénéfices liés aux gains de productivité. L'Histoire pourrait se répéter avec la rupture technologique que constitue le numérique. De destruction créatrice, il ne resterait que la destruction.
Des réformes indispensables
On connaît pourtant les réformes clés à mettre en oeuvre pour accompagner une mutation positive de l'appareil productif français, et que redémarre rapidement le cercle vertueux qui lie progrès technique et emploi : soutien à la R & D et accélération du rythme de mise sur le marché de l'innovation renforcement de la mobilité de la main-d'oeuvre, à la fois sur le plan de l'employabilité (accès à de nouvelles compétences, formation tout au long de la vie...) et sur le plan géographique (réduction des incitations à l'accès à la propriété, aide à la mobilité géographique) investissement dans les infrastructures numériques soutien à l'investissement des entreprises et montée en gamme du positionnement de celles-ci et, surtout, adaptation du système de formation initiale et continue, en particulier en assurant une montée en compétences générale et une meilleure adéquation avec les besoins des entreprises. On sait aussi que ces réformes représentent des défis culturels majeurs pour notre pays, qui a de grandes difficultés à les engager.
Il le faudra pourtant, car la mobilisation des pouvoirs publics pour accompagner les mutations technologiques a toujours été d'une importance capitale.
Dans un essai intitulé The race between education and technology, Claudia Goldin et Lawrence F. Katz montrent comment les XIXe et XXe siècles ont été des moments de mobilisation intense des États pour éduquer, former, soigner des populations qu'il fallait adapter aux nouvelles exigences du système productif. Et ce, en vue d'un plus grand bien-être collectif. Le défi est aujourd'hui au moins aussi grand.
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