Pascal BRUCKNER

Écrivain et philosophe.

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Un prodige qui peut devenir poison

Internet a ses laudateurs et ses détracteurs. Dans l'article qui suit, Pascal Bruckner se positionne entre les deux, conscient des possibilités de ce formidable outil mais aussi des risques de sa « virtualité ». D'où son conseil de l'aborder « avec sagesse et d'enseigner aux jeunes générations le sens de la mesure ».

Les historiens des sciences nous rappellent que toute innovation technique connaît trois temps : celui des psychoses et des espérances démesurées, celui des mises en application, enfin, celui de la banalisation. Depuis le début de la modernité, il n’est pas d’invention qui ne naisse dans la peur et le ravissement, ce dont témoigne la science-fiction.

Chacune éveille une foi et une terreur démesurées : la machine à vapeur, le chemin de fer, le télégraphe ont, à leur époque, suscité panégyrique et réquisitoire jusqu’à ce qu’une nouvelle trouvaille mobilise les esprits, estompe peu à peu les vagues d’enthousiasme et d’épouvante laissées par la dernière. Internet n’a pas échappé à ce phénomène, même si, dans son cas, il y a eu accélération de l’engouement et de la désaffection. Les cycles se sont raccourcis mais n’en ont pas moins été intenses.

Pour ses laudateurs, internet c’est la certitude messianique de pouvoir sauver le monde, de mettre le patrimoine universel à la portée de chacun, de ressusciter l’utopie d’une agora planétaire où tous seraient reliés à tous et disposeraient des mêmes droits, de promouvoir une anarchie bienfaisante : l’Américain Jeremy Rifkin pense, par exemple, que la culture des réseaux devrait susciter chez les jeunes « un état d’esprit moins agressivement compétitif que celui de leurs prédécesseurs nourris d’un ethos marchand et propriétaire ». Et Jean-Marie Messier voyait il y a quelques années dans internet une révolution politique qui bouleverse les rapports de force et donne aux enfants les plus pauvres la possibilité d’accéder aux sciences réservées jusque-là aux élites.

Pour certains encore, internet périmerait à jamais les procédures archaïques des élections : grâce au vote électronique, chacun dicte à la communauté ses choix, ses envies ou ses aversions dans une démocratie instantanée qui ne connaît plus le temps de l’attente ou des résultats. Pour d’autres enfin, c’est l’école entière qui est à mettre au rencart puisque la Toile permettra à chacun d’apprendre en temps réel ce dont il a besoin et débarrassera le cerveau des élèves de tout le fatras des connaissances inutiles que nous accumulons durant notre éducation : coïncidence magique du besoin et de l’information. Finis les apprentissages laborieux, la mémorisation périlleuse.

Nouveau clavier mental

Comme l’expliquait un dossier du Time, notre savoir et nos perceptions cesseront d’être limités par les messages reçus ou les livres lus : c’est un nouveau clavier mental qui nous est alloué sur lequel nous pouvons jouer de toutes les touches, grâce notamment aux implants dans le cerveau : « Glissez une micropuce au contact de la matière grise et soudain vous parlez couramment une langue étrangère. » Quant aux plus visionnaires, ils imaginent déjà une nouvelle humanité de robots qui connaîtraient les émotions, l’amour, les larmes, la dépression, participeraient à des jeux olympiques, iraient jusqu’à se révolter contre les hommes : d’où l’intérêt pour les « cyborgs », ces hybrides de machines et d’organismes, de réalité matérielle et d’imagination.

« J’ai rencontré un jour un prêtre catholique qui voulait baptiser un ordinateur » (D. de Kerkhoove). Et pourtant, l’on n’a jamais vu une technique se substituer à l’action, renforcer le lien social, diminuer les inégalités ou répandre la démocratie de façon automatique. Pas plus que l’ordinateur dans les années 60 supposé, selon Jean-Jacques Servan-Schreiber, délivrer le tiers-monde en l’installant directement en phase post-industrielle, internet ne sortira les pays émergents de l’indigence ou ne conduira le monde vers la paix. Après tout, c’est sur le Net que les organisations terroristes dialoguent, publient leurs communiqués de victoire, désignent et menacent leurs prochaines cibles.

Pour qu’il y ait progrès, il faut des décisions collectives, des politiques volontaristes, une décision commune de s’engager dans un cercle vertueux, de s’emparer d’une découverte précise pour la mettre au service du plus grand nombre. Attendre du Net qu’il tricote une seule famille humaine par l’intermédiaire des réseaux, pour reprendre une  formule de Mac Luhan, est  d’une grande  naïveté. Pour certains apôtres de la « nation numérique », quiconque objecte à leurs projets est renvoyé à l’obscurantisme, traité de dinosaure. La moindre nuance s’apparente à un blasphème, seule l’exaltation est autorisée. L’hystérie du nouveau, la croyance dans les bienfaits automatiques de la science dont la tradition remonte au XIXe siècle atteint chez eux des sommets.

Culture de l’enfermement

En revanche, chez ses détracteurs se développe l’assurance non moins abrupte qu’avec cet outil, l’humanité creuse sa propre tombe, exacerbe la cupidité des capitalistes, abolit le temps et l’espace, cultive non pas l’ouverture mais l’enfermement puisque ses utilisateurs se regroupent par clans, par tribus autour d’affinités précises : internet ne serait rien d’autre que la poubelle de l’espèce où les pires instincts de l’homme trouveraient à s’exprimer, des sites pédophiles aux divers extrémismes politiques. Sans oublier le triomphe du narcissisme puisque n’importe qui peut, grâce aux blogs, mettre ses gribouillis en ligne et trouver preneur.

Nouvelle rédemption contre nouveau totalitarisme : le combat des Anciens contre les Modernes est porté à son apogée. Puis, de cette crête particulière où se tiennent les deux armées, la passion se convertit doucement en satiété. Alors que les thuriféraires célèbrent la nouvelle Terre promise, un futur high-tech enchanteur, et que les Cassandre brandissent toujours les foudres du Jugement dernier, d’autres déjà se détachent. La nouveauté prend tout doucement le visage du poncif. Comme on s’est emballé, on déchante, l’objet tant attendu s’est intégré dans la panoplie des choses usuelles. Après l’ivresse et l’effroi, se multiplient les habitués tranquilles du paradis électronique. La meilleure preuve ? Nul n’imaginerait plus de vivre désormais sans world wide web, sans courriel ou traitement de texte. Que l’on sache et pour l’instant du moins, l’hypertexte n’a pas détruit le livre de papier, le commerce en ligne le commerce normal, pas plus que les communautés d’internautes n’ont mis fin au problème de la solitude.

Outil d’émancipation

Reste que le Net a littéralement démultiplié nos moyens de communication et demeure le plus formidable outil d’émancipation et de recherche inventé ces dernières années. Il est d’abord un agrandissement de nous-mêmes : voilà que nous disposons grâce aux ordinateurs d’un nouvel instrument avec sa densité, sa plasticité, ses règles nouvelles, qui projette notre système nerveux hors de nous. Il semble un décor mental extériorisé, une autre scène où la conscience procède à l’augmentation de soi. De l’armée où il simule des combats virtuels à la médecine où il offre la possibilité d’explorer le corps humain sans douleur, de réaliser des interventions sur écran jusqu’aux artefacts numériques greffés sur les connexions nerveuses des aveugles, des paraplégiques, sans oublier la constitution d’encyclopédies gratuites rédigées par des bénévoles, il constitue une utopie vivante, un nouveau medium hybride qui ne s’oppose pas au réel mais aide à l’améliorer, à le développer. Avec lui, la simulation devient stimulation, élargissement de nos capacités d’action et d’intelligence.

Toute l’ambiguïté de l’internet vient du statut même du virtuel. Inventé par le philosophe grec Aristote, virtuel s’oppose à actuel, c’est l’acte en puissance par rapport à l’acte réalisé. Mais matérialisé dans une technologie qui lui donne une dimension inédite, le virtuel en vient à signifier la reconstruction du réel à l’aide d’images et de sons de synthèse. Il n’a pas besoin de se réaliser puisqu’il est déjà quasi-réalité, ni vrai ni faux : il se suffit à lui-même, on peut l’habiter, l’arpenter. Bref, le risque existe toujours que l’outil cesse d’être un moyen, devienne sa propre finalité et dévore ses utilisateurs. Selon un schéma connu, la créature s’empare de son créateur et lui ôte ses pouvoirs. Car le Net fait partie de ces machines étourdissantes qui dépassent de beaucoup leurs concepteurs : nul ne peut épuiser le nombre de connexions permises par un simple Mac ou PC. Nous ne sommes pas maîtres de nos instruments et pour un profane, il n’y a pas moins de mystère dans un téléviseur ou un i-pod que dans la formule d’un envoûteur qui vous jette un sort.

Un auxiliaire impénétrable

La complexité des opérations mentales nécessaires à la fabrication d’une simple puce rend ces auxiliaires du cerveau humain impénétrables. D’où les pathologies qui guettent les usagers du Net : puisque toute chose désormais, du voyage jusqu’à la sexualité, peut être effectuée sous forme de substitut en agitant sa souris devant un écran, l’expérience réelle est rendue inutile. Tout peut se vivre par procuration, l’amour comme la découverte d’autres pays, le corps lui-même se révèle superflu, à l’exception des yeux et des doigts. Voir et penser deviennent l’équivalent d’agir. Triomphe de l’idée infantile de la toute-puissance de l’esprit qui va de pair avec un idéal de désincarnation, de désengagement. Nouvelle mystique du virtuel où, dans la Cosmopolis de la Toile, nous élargissons notre psyché aux dimensions du globe, passons de l’étroitesse individuelle au vertige planétaire. D’où l’étrange jubilation que suscitent nos ordinateurs : jouir du don d’ubiquité, n’être avec personne tout en étant avec n’importe qui, pouvoir embrasser la totalité des choses existantes. Disproportion  entre les forces  réelles d’un homme  et les possibilités de ces appareils : l’abondance voire la surabondance de l’offre donne le vertige. À quoi bon bouger, apprendre, aimer, se déplacer puisque l’univers entier arrive chez moi et que la Toile donne une véritable image de l’infini ? Avec elle le monde devient un menu, un jouet sans limites, maniable à volonté.

Tous les désirs, les délires de grandeur, agir sur les choses, vaincre les distances et la pesanteur, peuvent être satisfaits en cliquant sur une touche. Mais c’est au prix de ne jamais connaître les beautés d’une vraie vie, d’une confrontation authentique avec les autres. Un philosophe des sciences, Dominique Lecourt, a forgé le néologisme de « cybérie » pour désigner ces accros du Web qui viennent se prendre au grand filet, y passent leurs jours et leurs nuits afin d’échapper au contact physique avec leurs prochains. Curieusement, cette liberté totale ressemble à une nouvelle incarcération. Car ces existences plus ardentes que nous promet la machine, je les effleure, je ne les vis pas vraiment, je ne les caresse toutes que parce que je ne m’expose à aucune. Bref, ceux qui rêvent de se débarrasser de leur corps en téléchargeant leur esprit dans les réseaux, ceux qui ont fait du Net un style de vie, les toxicos de l’écran croient céder au vertige de l’illimité : ils n’embrassent que du vent, s’adonnent à des expériences aseptisées, fades. Misérable miracle en fin de compte que leur pianotement compulsif.

Avec internet, l’humanité (à l’exception malheureuse de l’Afrique) s’est engagée dans un gigantesque dialogue avec elle-même. En rendant potentiellement toute chose accessible à tous et chaque être humain joignable par n’importe quel autre, la Toile dessine un singulier miroir de l’esprit humain. Elle offre donc, comme la langue selon Esope, le pire et le meilleur. Caniveau mental, ruisseau de l’abjection mais aussi sublime machine, merveille de poésie et d’ingéniosité. Ordure et diamant. Il importe de l’aborder avec sagesse et d’enseigner aux jeunes générations le sens de la mesure au-delà duquel le prodige devient poison.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2005-10/un-prodige-qui-peut-devenir-poison.html?item_id=2650
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