Christian HARBULOT

Directeur de l’École de guerre économique et directeur associé du cabinet Spin Partners.

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Apprendre à protéger son capital informationnel

Dans un cadre compétitif qui s'est beaucoup transformé, les entreprises doivent défendre les informations dont elles disposent et former leur personnel, en particulier les jeunes cadres, à savoir prendre des précautions indispensables pour les protéger.

La nouvelle génération de cadres qui arrive aujourd'hui sur le marché du travail doit se préparer à entrer dans un cadre compétitif très évolutif. Si la guerre froide avait gelé les frontières de la mondialisation des échanges, la chute du mur de Berlin annonçait l'émergence d'un village planétaire. Mais le début du XXIe siècle a démenti cette prédiction. L'émergence de la Chine a modifié l'architecture des anciennes menaces. Le monde occidental, qui dominait l'économie mondiale, a muté et doit s'affranchir d'un certain nombre d'obstacles particulièrement difficiles à surmonter. L'arrivée des nouveaux entrants dans nos prés carrés a révélé la faiblesse structurelle des pays développés, marqués par les effets de la désindustrialisation couplée aux mesures de délocalisation qui se sont amplifiées à la fin du siècle dernier. Des problématiques nationales compliquent aujourd'hui l'économie de marché, que l'on croyait définitivement émancipée des problématiques de puissance. La bascule des centres de gravité économiques vers l'Asie a accentué les tensions concurrentielles entre les États-Unis et l'Union européenne et à l'intérieur même de l'Europe.

Les limites du credo sur la croissance

Ce nouveau cadre compétitif a révélé l'usure de notre système fondé sur la croissance et qui s'est mal préparé à cette forme de guerre économique larvée. Les problèmes de ressources, les besoins en matières premières et les risques de saturation concurrentielle, liés à la multiplication de l'offre des pays industrialisés, ont élargi le champ des rapports de force économiques. Le contexte de crises internationales depuis 2008 (économique, financière, morale...) n'a fait qu'amplifier les retombées de ces nouveaux facteurs de risque. L'environnement des entreprises est fortement touché par l'intrusion de nouveaux acteurs (groupements de consommateurs, ONG et mouvements engagés dans la société civile). Et force est de constater que la société de l'information présente une inégalité de traitement moral en raison de la pression exercée par les parties prenantes sur les médias et sur les opinions publiques occidentales.
La compétition économique se répartit désormais entre le monde matériel, issu des révolutions industrielles, et le monde immatériel, généré par le Web et les technologies de l'information. La protection du capital informationnel s'inscrit dans cette double dimension que prend progressivement la compétition économique mondiale. Les jeunes diplômés qui prennent leur premier poste dans une entreprise sont concernés directement par cette place croissante que l'information acquiert dans le développement des activités économiques. Ils sont, comme nous, face à un double défi : maîtriser à la fois les problèmes du contenant, mis en lumière par l'affaire Snowden 1, et les questions du contenu, qui interfèrent à la fois sur l'image de l'entreprise et sur son positionnement par rapport aux différentes parties prenantes de la société de l'information.

La place de l'information dans la vie économique

Ce changement de paradigme est lié à l'évolution rapide et constante du monde immatériel. Notons à ce propos que l'augmentation croissante des formes de connexion et d'interconnexion pourrait doubler la surface informationnelle du Web chaque trimestre à l'horizon de la fin des années 2040. Autrement dit, la production de connaissances est devenue l'enjeu principal. Il est donc vital de prendre en considération la valeur du capital informationnel des entreprises (non plus en termes de secrets mais de sources ouvertes, payantes ou gratuites) ainsi que l'importance du marché privé de l'information 2. À la fin du XXe siècle, ce marché privé portait essentiellement sur le recouvrement de créances, l'évaluation de la respectabilité des parties prenantes et celle des risques encourus sur le plan assurantiel. Au XXIe siècle, son coeur de métier s'est élargi à de nombreux domaines d'activité de l'entreprise, aussi bien en termes de développement que de compétition. Les entreprises ont de plus en plus besoin d'informations pour innover, commercer et éviter les manoeuvres, les éventuelles pratiques déloyales ou les actes de prédation. L'information est au coeur de l'action sur les marchés :

  • Localisation et repérage (de concurrents, de partenaires, de marchés, de secteurs).
  • Vente (recherche de prospects et d'opportunités d'affaires).
  • Évaluation financière et sectorielle (ratios, ratings, benchmarks).
  • Édition et publication d'informations économiques, techniques et scientifiques.

L'univers informationnel à surveiller ou à contrôler sur le plan technique est considérable. Le marché privé global recouvre l'information sur les entreprises, l'information financière et de crédit, la formation professionnelle, l'information juridique et fiscale, les journaux et magazines économiques, les moteurs de recherche, les plates-formes d'agrégation, de syndication, les annuaires et bases de données nominatives, les magazines de consommation, l'édition et les livres spécialisés.
Selon le magazine britannique The Economist, une quantité d'information numérique de près de 8 000 exabits 3 (largement sous la forme de vidéos et d'images) sera générée en 2015. Le cabinet PWC estimait dans une étude le marché américain (États-Unis) de l'information B to B 4 à 75 milliards de dollars en 2009 et tablait sur une valeur globale de 80,3 milliards en 2014.

L'utilité de l'intelligence économique

Pour cerner les intentions des concurrents et devancer leurs initiatives, les entreprises sont amenées progressivement à prendre une posture plus combative si elles veulent préserver leurs chances sur le marché mondial. Internet les oblige à investir dans les technologies de l'information mais aussi à professionnaliser leur personnel sur de nouvelles règles de conduite en termes de management individuel et collectif de l'information. L'approche empirique, l'accumulation d'expérience et le système D ne sont plus des conditions suffisantes pour garantir des résultats performants dans la recherche, l'analyse et le traitement de l'information.
Les entreprises innovantes ont compris que l'appropriation la plus large possible des techniques de recherche et de partage de l'information est une garantie pour assurer leur développement dans un monde de plus en plus instable. Les méthodes de l'intelligence économique 5 permettent d'avoir cette approche complémentaire de la complexité des situations de marché, comme l'indique cette série de recommandations destinées aux entreprises qui se déploient sur des marchés extérieurs :

  • Adopter une grille de lecture amis/ennemis.
  • Comprendre les environnements politiques, culturels et financiers locaux et s'y intégrer.
  • Connaître tous les acteurs localement présents.
  • Identifier les probabilités d'opérations déloyales de déstabilisation par l'information.
  • Former les expatriés à la prise en compte de leurs vulnérabilités, au respect des règles culturelles locales, aux risques de vol d'informations, mais aussi aux mesures éventuelles d'évacuation et aux risques physiques.

Les défis du quotidien

Dans ce nouveau paysage compétitif, il n'y a pas que l'information secrète qui ait une forte valeur ajoutée. Les entreprises doivent apprendre à sécuriser leur environnement et évaluer les risques par les méthodes appropriées de due diligence 6 :

  • Risque pays : résurgence des nationalismes et des mouvements ethniques, intégrisme religieux, développement des trafics, circulations financières illégales, terrorisme.
  • Risque marché : déséquilibres macroéconomiques, faiblesses du système financier, les facteurs de crises.
  • Risque de change : attaque spéculative sur les monnaies faibles et problèmes de convertibilité.
  • Risque commercial.

Mais il existe aussi des risques moins visibles qui peuvent impacter très fortement les résultats commerciaux et financiers d'une entreprise. La mutation de l'environnement informationnel des entreprises est devenue en quelques décennies une des clés de la mondialisation des échanges. Des États, des groupes industriels, des groupements d'intérêts privés ou de nature sociétale cherchent à prendre des positions prédominantes par le biais de stratégies d'influence normatives 7, financières 8, juridiques 9 et informationnelles 10.
L'identification des risques directs et indirects n'est pas la seule réponse aux défis quotidiens soulevés par le rôle croissant de l'information dans les différentes formes d'affrontement concurrentiel auxquelles sont confrontées les entreprises. Avant Internet, la menace la plus pénalisante était le vol des informations sensibles de l'entreprise. Aujourd'hui, les acteurs offensifs du marché cherchent surtout à occuper le terrain et se positionnent plus dans une logique d'offre légale d'informations, plutôt que dans une démarche de captation illégale des connaissances.

Les précautions à prendre dans l'usage de l'information

On attend beaucoup des technologies de l'information à cause de leur caractère innovant exponentiel. Mais cette opportunité de plus en plus accessible aux utilisateurs potentiels ne doit pas nous faire oublier le bon sens nécessaire pour être à la fois efficient et efficace. Une confiance trop forte dans un outil de veille automatisé peut aboutir à une rentabilité très réduite des efforts pour collecter des informations. Dans le même ordre d'idées, l'avalanche d'informations n'a pas une grande utilité si la composante d'analyse n'est pas intégrée à son traitement. Beaucoup d'entreprises souffrent d'un manque de personnel formé à l'analyse des informations et des connaissances pertinentes. Les cellules spécialisées dans ce type d'activités sont souvent cantonnées à un rôle d'aiguilleur d'informations sans réelle valeur ajoutée au sein de l'entreprise. Une approche rentable du management de l'information s'énonce à partir de principes simples qui débouchent sur des solutions s'ils sont appliqués par des individus responsables et motivés :

  • Optimiser le temps (se préparer, s'informer, agir en mode alternatif).
  • Dynamiser l'équipe, éviter les « pertes en ligne », concentrer l'effort.
  • Rechercher constamment de l'information.
  • Faire jouer les réseaux.
  • Valider et protéger ses informations.

Mais il demeure un défi bien difficile à relever. Les Français sont réputés pour leur manque de prise en considération des problèmes liés à la protection de l'information. L'information n'est pas encore perçue comme une source de menace. Dans beaucoup de grandes entreprises, les salariés se croient protégés par la taille du groupe et ne se sentent pas toujours concernés par les menaces générées par la société de l'information.
La prise en compte du problème ne doit pas être ressentie comme une contrainte mais comme une nécessité. La démarche doit être simple et se décline en questions élémentaires du type :

  • Quelle est l'information intéressante que je détiens ?
  • Quelles maladresses dois-je éviter pour ne pas en faire une menace pour l'entreprise ?
  • Qui aurait intérêt à la manipuler ?

Les jeunes diplômés qui prennent un poste dans une entreprise sont tenus de porter un minimum d'attention à des mesures de précaution élémentaires :

  • Détruire après usage les documents non archivés contenant de l'information sensible.
  • Ne pas laisser traîner ce type de document sur son bureau ou dans sa corbeille à papier.
  • Respecter les règles de sécurité informatique fixées par l'entreprise.
  • Éviter les discussions sur des sujets sensibles dans les lieux publics (restaurants, moyens de transports).
  • Aborder avec prudence les médias sociaux du Web 2.0 et les réseaux sociaux comme Facebook qui sont devenus de très bons instruments d'identification de cibles. La vantardise, la mise en ligne d'informations personnelles ou le fait de donner des précisions sur votre vie (coordonnées personnelles comme la date de naissance) peuvent engendrer des manipulations de la part d'individus malveillants.

La protection du capital informationnel de l'entreprise est désormais l'affaire de tous les salariés. Plus ce voeu deviendra une évidence, plus l'entreprise aura de chance de pérenniser son activité.

  1. Révélations de l'ancien consultant de la NSA sur les pratiques d'espionnage à l'échelle internationale de l'agence de renseignement américaine.
  2. http://www.ege.fr/index.php/actualites/la-revue-de-presse/item/publication-le-marche-prive-de-l-information-enjeux-et-perspectives.html.
  3. 1 exabit = 1018 bits.
  4. Le B to B publishing market est le marché de vente d'une information formatée sur des supports papier ou Web aux professionnels et aux entreprises. Il inclut aussi la publicité sur ces supports et toutes les publications spécialisées.
  5. Manuel d'intelligence économique, Christian Harbulot (dir.), PUF, 2012.
  6. Ensemble des vérifications à faire par études ciblées avant une transaction ou une ouverture d'activités, notamment à l'étranger.
  7. Les directives de l'Union européenne sont une cible de choix pour imposer de manière indirecte une norme technique qui va privilégier des intérêts des plus proactifs en amont des projets. En 2013, Schneider et Renault ont perdu la bataille du standard sur la prise de rechargement des véhicules électriques, faute de ne pas avoir su contrecarrer la stratégie d'influence allemande dans ce domaine.
  8. Polémique autour des normes IFRS imposées par les États-Unis à l'Union européenne (http://www.infoguerre.fr/edito/edito-convergence-ifrs-une-guerre-economique-toujours-active).
  9. La législation sur les OPA est beaucoup plus protectionniste aux États-Unis qu'en France.
  10. Internet est aujourd'hui dominé de manière quasi monopolistique par les grandes firmes américaines Google, Apple, Facebook et Amazon.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2014-7/apprendre-a-proteger-son-capital-informationnel.html?item_id=3432
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