est chargé de mission au Conseil général des ponts et chaussées.
Les lents progrès de l’évaluation de l’action publique
Conçue le plus souvent
comme rétrospective et interne à l’administration,
la pratique de l’évaluation des politiques publiques reste
toutefois très en retard par rapport aux pratiques américaines…
Dans les dictionnaires, le mot
évaluation renvoie aux notions de « jugement » et de
« mesure approximative ». Dans cette acception large, l’évaluation
est une dimension constitutive de l’action rationnelle en contexte
d’incertitude. Il n’y a donc pas à s’étonner
de voir le mot employé sans souci de précision sémantique
pour qualifier toutes sortes de pratiques de connaissance, de compte rendu
et de management. .
On ne traitera pas ici de l’évaluation
des hommes, bien qu’il s’agisse d’un aspect essentiel de
la gestion des ressources humaines. L’évaluation des structures
et celle des actions constituent deux champs distincts, quoique
fortement imbriqués. Pour clarifier la terminologie, il est préférable
de parler d’audit pour désigner les différentes formes
d’analyse du fonctionnement et des performances des structures (organismes,
services…) et de réserver le terme évaluation à
l’examen des actions. Celles-ci ne peuvent en effet être jugées
qu’à l’aune de leurs effets réels sur la société,
ce qui pose des problèmes méthodologiques et politiques
assez différents de ceux rencontrés au cours d’un audit.
Un processus social impliquant divers acteurs
On pourrait légitimement s’interroger sur
la nouveauté de l’évaluation par rapport aux pratiques
banales de contrôle, de compte rendu et d’aide à la
décision. Tout acteur rationnel n’est-il pas naturellement
conduit à s’informer sur les conséquences de ses choix
? La nouveauté réside dans le caractère méthodique
et institutionnel des démarches d’évaluation, à
savoir notamment leur inscription dans une scène et un moment
évaluatifs.
L’évaluation est produite par un système
d’acteurs aux rôles différenciés dont le jeu
contribue à la pertinence et à l’efficacité
pratique du jugement évaluatif. Loin d’être l’affaire
d’un corps de spécialistes, c’est un processus social
impliquant plusieurs protagonistes : commanditaires politiques, fonctionnaires
assurant des fonctions de maîtrise d’ouvrage, membres des instances
d’évaluation, « méthodologues » et, enfin,
« évaluateurs » et chargés d’études.
Quant à la notion de
moment évaluatif, elle renvoie au projet de faire de l’évaluation
un élément constitutif du cycle de vie des politiques publiques.
Ainsi inscrite dans la vie des organisations, l’évaluation
se distingue de la recherche évaluative1
dont elle utilise les résultats.
Dans l’administration
française, le processus d’institutionnalisation de l’évaluation
concerne essentiellement l’évaluation ex-post2,
fondée sur l’analyse rétrospective des effets d’une
action. Pour préparer de nouvelles mesures, l’examen rétrospectif
complète utilement l’éclairage de la prospective :
avant de se projeter dans l’avenir, il est sain d’observer les
effets des décisions passées pour essayer de comprendre
« ce qui marche » – et ce qui ne marche pas – parmi
les multiples « théories d’action » qui germent
dans l’esprit des décideurs. Cet effort de lucidité
est d’autant plus utile qu’il débouche sur un diagnostic
partagé au sein du système d’acteurs qui coproduit
l’action publique. En ce sens, l’évaluation participe
d’un processus d’apprentissage organisationnel.
L’évaluation institutionnalisée existe
depuis plus de cinquante ans États-Unis. Sa première figure
fut celle de l’expérimentation sociale. L’idée
est apparue que tout nouveau programme public pouvait être considéré
comme un traitement appliqué au corps social dont le caractère
bénéfique (eu égard notamment à son coût)
devait être expérimentalement prouvé. Il en est résulté
un important développement des études avec échantillon
témoin, notamment dans les domaines sociaux et éducatifs.
à partir des années 60, l’évaluation s’est
répandue dans le monde anglo-saxon et en Europe du Nord. Ses objets
et modèles méthodologiques se sont diversifiés, donnant
progressivement plus d’importance aux démarches pluralistes
et participatives, aux études qualitatives et à la compréhension
des processus, sans négliger pour autant la mesure des impacts.
Malgré les progrès récents de l’évaluation
en Europe, l’avance américaine demeure nette, tant au plan
qualitatif que quantitatif. Plusieurs facteurs propres aux États-Unis
expliquent ce dynamisme. Le plus décisif est sans doute la faible
légitimité des interventions publiques, d’où
découle l’exigence pour les décideurs d’apporter
la preuve de leur efficacité. Sur un tout autre plan, l’orientation
empiriste et « behaviouriste » des sciences sociales constitue
un facteur favorable au développement de la recherche évaluative.
Persistance du retard français
En France, il faut attendre la fin des années
80 pour que l’évaluation ex-post soit identifiée comme
une activité spécifique et que l’on prenne la mesure
de son rôle potentiel dans l’optimisation des dépenses
publiques et la modernisation de l’État. On peut résumer
les tentatives d’institutionnalisation de l’évaluation
en France par quelques étapes clés :
- La Rationalisation des choix budgétaires (RCB, 1970-1984). La RCB
a représenté une première tentative pour instituer
l’évaluation (principalement ex-ante) comme un rouage de la
décision publique. Elle n’a pas eu l’impact escompté
sur la décision budgétaire mais n’en a pas moins permis
d’amorcer le développement d’une culture de l’évaluation
dans l’administration française.
- Les initiatives du gouvernement Rocard : rapport
Viveret (1989), circulaire de février 1989 sur le renouveau du
service public, évaluation du RMI par une commission indépendante
(1989-1992), création du comité national d’évaluation
de la recherche, décret de janvier 1990 créant le conseil
scientifique de l’évaluation (CSE). Ce dernier dispositif
a été réformé par le décret de novembre
1998 par lequel le CSE a été remplacé par le Conseil
national de l’évaluation (CNE), lequel a cessé de facto
de fonctionner depuis 20013.
- Le développement de l’évaluation régionale et
locale à partir de 1990, suite aux circulaires sur l’évaluation
des contrats de Plan et des contrats de ville (1993-1998) et à
la directive européenne sur l’évaluation des programmes
financés par les fonds structurels (1993).
- Les avatars successifs de l’évaluation parlementaire et budgétaire
: Office parlementaire d’évaluation (loi de juin 1996, restée
lettre morte), Mission d’évaluation et de contrôle (MEC)
à l’Assemblée nationale en 1997 et, enfin, loi organique
sur les lois de finances (LOLF) d’août 2001. La LOLF vise à
réformer en profondeur la pratique budgétaire française
en imposant une présentation par programmes des dépenses
de l’État. Il est prévu d’associer à chaque
programme un certain nombre d’indicateurs de résultats, censés
permettre aux parlementaires d’évaluer l’efficacité
de la dépense publique.
- Enfin, la nouvelle étape de la décentralisation
devrait se traduire par la création d’un dispositif spécifique
pour évaluer les politiques menées par les collectivités
locales4.
En dépit de l’évolution
chaotique de son cadre institutionnel, l’évaluation connaît
un réel développement en France5. La
plupart des grandes administrations se sont dotées de structures
et de moyens spécifiques pour évaluer leurs actions. Au
total, l’évaluation est cependant loin d’avoir trouvé
sa place. Son impact demeure faible sur la décision publique, particulièrement
au niveau national. Malgré la réalisation d’une quinzaine
de grandes évaluations, le dispositif institutionnel mis en place
en 1990 et réformé en 1998 n’a pas permis de donner
à l’évaluation une place reconnue dans le fonctionnement
de l’État.
La comparaison avec le monde
anglo-saxon est toujours nettement en défaveur de la France. Non
seulement les pratiques d’évaluation y sont moins développées,
mais elles sont surtout moins bien reconnues comme éléments
clés de la régulation du système et ne jouent qu’un
rôle mineur dans la mise sur agenda des politiques. L’évaluation
reste une activité interne à l’administration dont
les résultats diffusent peu à l’extérieur. Son
impact, lorsqu’il existe, est généralement indirect
et différé, à travers la constitution progressive
du savoir commun qui sous-tend les politiques6.
Des obstacles à surmonter
Où sont les obstacles ? Les compétences
techniques existent, même si l’expérimentation et les
méthodes quantitatives restent notoirement moins développées
qu’aux États-Unis. Quelles que soient les faiblesses de l’offre
d’évaluation, elles pèsent peu au regard de l’atonie
de la demande : ce dont l’évaluation manque le plus, c’est
de responsables politiques et de citoyens réellement soucieux de
comprendre ce qui est fait de l’argent des contribuables et convaincus
de la nécessité d’inscrire l’action publique dans
une logique d’apprentissage collectif.
Le gouvernement prépare actuellement une relance
de l’évaluation interministérielle. Cette initiative
connaîtra-t-elle un meilleur destin que les précédentes
? Les signaux émis par les pouvoirs publics suscitent la perplexité,
à commencer par la volonté affichée par le Commissariat
au Plan de ne plus s’occuper d’évaluation. Les grands
chantiers en cours, LOLF et décentralisation, qui interfèrent
de manière complexe avec la question de l’évaluation,
expliquent pour partie cet attentisme. Beaucoup affectent de penser que
la LOLF fera progresser de manière décisive la culture du
résultat dans l’administration française. Cet espoir
est fondé, à condition toutefois de ne pas confondre les
batteries d’indicateurs et les évaluations approfondies. Des
articulations devront être définies entre l’exercice
annuel de préparation du budget et des études plus lourdes,
menées en partenariat avec les administrations et associant des
acteurs de la société civile, permettant d’éclairer
en profondeur les enjeux de l’action publique et de réorienter
structurellement les dépenses.
- En ce sens, l’évaluation peut être définie comme une
« activité d’étude et d’analyse concernant
la mise en œuvre et les résultats d’une action, menée
dans un cadre méthodologique et institutionnel formalisé dans
le but de former des jugements empiriquement et normativement fondés
sur la pertinence, la cohérence, l’efficience ou l’efficacité
de cette action » (B. Perret). Cette définition est plus précise
que celle du décret du 18/11/1998 : « évaluer une politique
c’est apprécier son efficacité en comparant ses résultats
aux objectifs assignés et aux moyens mis en œuvre », qui
n’indique pas clairement en quoi l’évaluation diffère
du contrôle de gestion et de la recherche en sciences sociales.
- Contrairement, par exemple, aux programmes européens d’aide au développement
régional qui font l’objet d’un cycle complet d’évaluation institutionnalisée : ex-ante, à mi-parcours et ex-post.
- Le mandat de son président et ses membres n’ayant pas été renouvelés à l’échéance prévue par le décret.
- Le projet de loi sur les libertés locales prévoit la création d’un conseil des politiques décentralisées qui aura pour
mission principale de coordonner l’évaluation des politiques menées par les collectivités.
- En témoigne la création d’une société française de l’évaluation en 1999.
- On pourrait développer ici l’exemple de mesures visant a réduire le coût du travail peu qualifié, dont le bien-fondé n’est plus guère contesté.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2004-5/les-lents-progres-de-l-evaluation-de-l-action-publique.html?item_id=2546
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