Un marché bien tiède !
Anniversaire sans faste pour
les prestataires français de l’intelligence économique
: dix ans après l’invention de ce vocable par le rapport Martre,
le concept s’est relativement popularisé, mais les ventes
stagnent et les vrais succès sont absents.
Les chiffres sont là :
de la centaine de sociétés de services et d’indépendants
exerçant plus ou moins dans l’intelligence économique,
aucun n’a connu de vrai décollage. La croissance boude les
prestataires, qui restent des artisans, avec des facturations annuelles
se situant le plus souvent entre 150 000 et 500 000 euros. Au
faîte de sa gloire, en 1993, même la filiale française
de l’américain Kroll Associates, alors numéro un mondial
de la « business intelligence », ne dépassait
pas 2 millions d’euros de chiffre d’affaires. Quant à
la société de Philippe Legorjus, créée à
la même époque et désormais baptisée Atlantic
Intelligence, la part de l’intelligence économique dans un
chiffre d’affaires de 4,3 millions d’euros en 2002 est bien
mince à côté de ses audits de sécurité
« site et bâtiment »... ou du contrat de protection
physique du gazoduc birman.
Les prestataires n’aiment
pas l’admettre : quand ils parviennent à hisser leurs ventes
aux environs du million d’euros, c’est presque toujours en complétant
la recherche d’informations par d’autres prestations ; audits
de sécurité, conception d’intranet et vente de logiciels
de veille, édition de lettres spécialisées, sécurité
classique, communication d’influence ou influence tout court. Ou
encore en virant carrément vers le conseil en stratégie,
sans toujours en posséder les compétences.
Même ceux qui tentaient
de se développer dans le vrai « cœur de métier
» de l’intelligence économique – la recherche d’informations
sensibles ou non apparentes – ont stagné ou périclité.
Apparus au début des années 90, les trois ou quatre espoirs
français n’ont pas brillé par la qualité de
leur gestion.
Tel cabinet, en qui l’on
voyait l’amorce d’un Kroll français, s’écroule
au bout de dix ans par la conjonction d’une vanité risible
et d’un amour immodéré pour les frais généraux.
Créé en 1993, le niçois Circé, qui mit huit
ans à hisser ses ventes à 1,1 million d’euros avec
huit salariés, s’est résolu en 2003 à passer
la main à la filiale d’un assureur au sortir de deux ans de
pertes lourdes, avec moins de 500 000 euros de chiffre d’affaires.
Intelynx, constitué en 1997 par l’ancien directeur de la DST,
Bernard Gérard, et l’ex-patron de Kroll France, Jean Chalumeau,
est mis en liquidation judiciaire trois ans plus tard ; avec, dès
la première année, 202 000 euros de pertes pour 320 000
euros de chiffre d’affaires.
Les mariages ont tourné court
Les rares essais de mariage avec le
conseil et l’audit ont tourné court. Le grand cabinet Eurogroup
en fit la coûteuse expérience en tentant de discipliner Miallot
& Associés1. Les quelques tentatives de
rapprochement entre cabinets d’intelligence ont également
avorté. Qui se souvient encore des fiançailles Circé-Atlantic
Intelligence ou de la Compagnie française d’intelligence économique
du juge Thierry Jean-Pierre, qui visait à « fédérer
les indépendants » ?
D’autres, mieux armés, ont tenté
de reproduire le schéma américain qui continue de fasciner
maints dirigeants du secteur : une structure réellement multinationale
reposant sur le tripode lobbying-sécurité haut de gamme-renseignement
d’affaires. C’était, en 1998, le projet d’un ancien
dirigeant de L’Oréal, Guy Mayer, aujourd’hui disparu.
Avec le soutien initial de Paribas Luxembourg et pour base de départ
le contrôle de 50 % du capital d’un grand américain
du lobbying, Cincinatus tentait de rassembler une dizaine de cabinets
ouest-européens dans les trois spécialités et ambitionnait
d’essaimer dans une vingtaine de pays. Mais disparut en moins de
deux ans avec, là encore, un océan d’impayés...
Du côté des entreprises clientes, la communication
vante l’intérêt de l’intelligence économique,
mais dans les faits la prudence prévaut. Pour ce qui est de la
veille classique, les grands groupes ont désormais leurs propres
systèmes, bâtis avec des moyens bien supérieurs à
ceux des cabinets de « net-watching » qui fleurissaient
il y a quelques années.
Donneurs d’ordres plus sélectifs
Pour le reste – les affaires délicates, le
renseignement sur la concurrence – entreprises et cabinets d’avocats
d’affaires sont loin de l’engouement des années 1990-1996.
« Nous sommes revenus, dit un dirigeant d’un équipementier
de l’automobile, de ces pseudo-grands cabinets qui nous facturaient
fort cher ce qu’un bon investigateur nous fournit souvent pour un
prix trois fois moindre. Les recherches prospectives sur notre métier,
sur l’évolution de nos marchés à moyen terme,
nous les menons nous-mêmes. C’est à court terme, pour
répondre à des questions ciblées, dans des cas qui
nous exposeraient trop directement, qu’il nous arrive de missionner
une petite structure qui sera efficace pour tel type de mission, et seulement
pour cela. C’est moins coûteux, généralement
aussi fiable, et tellement plus discret ! » Jugement dont l’auteur
de ces lignes peut sans fierté confirmer la justesse : dans ces
années où le concept brillait de tous les feux de la nouveauté,
nous étions chers, c’est vrai, excessivement chers...
La rareté des « messieurs intelligence »
dans les groupes et leur position dans les hiérarchies sont également
éloquentes : chez Renault, un seul ; chez Vivendi, deux jeunes
cadres – et plus aucun aujourd’hui ; un chez Dassault Aviation...
Pauvres en budgets, tenus à l’écart des comités
exécutifs, ils jouent surtout le rôle d’orienteurs,
non sans brio parfois. Le pouvoir d’engager des études d’un
certain poids reste l’apanage de dirigeants qui – l’étude
d’Indigo Publications le souligne – coiffent l’intelligence
en exerçant par ailleurs des responsabilités à la
tête du développement, de la stratégie ou du marketing.
Pour les prestataires, ce sont eux les vrais donneurs d’ordres, de
plus en plus sélectifs, d’ailleurs. Mais, pour les cadres,
la fonction « intelligence économique » stricto
sensu n’est pas encore un accélérateur de carrière.
Jeunes diplômés déçus
D’où la déception des jeunes diplômés
en intelligence économique lorsqu’ils frappent à la
porte des groupes : des stages, à la rigueur, des emplois, presque
jamais. « On nous préfère des diplômés
en marketing sensibilisés à l’intelligence économique.
» Une évolution qui paraît pourtant porteuse d’avenir
: les directions opérationnelles étant plus à même
qu’un veilleur unique de définir leurs objectifs de recherche,
les entreprises commencent à y implanter des profils classiques
de commerciaux et de juristes familiarisés avec l’intelligence
et ses outils. Si ce schéma se généralise et fonctionne
correctement, les prestataires extérieurs devraient idéalement
ne plus se voir confier que les recherches urgentes ou sensibles, dans
des pays opaques ou des situations à risque.
Restent les PMI. Depuis des années, l’État
et ses relais insistent à juste titre sur la nécessité
d’y développer des comportements « d’intelligence
». Mais peuvent-elles constituer un vrai marché de croissance
pour un prestataire, surtout en région ? Quand une PME a consacré
40 000 euros en un an à sous-traiter des recherches, elle
fait vite le rapport avec un demi-salaire.
A qui donc la responsabilité de cette stagnation,
s’il en faut une ? à une surabondance de prestataires attirés
par l’apparente facilité des moyens de recherche électronique,
et qui « gâtent le marché » comme on l’entend
dire ? Pas sûr, car d’autres métiers – la qualité,
par exemple – ont traversé sans mal ce cycle bien connu :
des précurseurs percent, l’intérêt grandit, les
contrats se multiplient, l’effet de mode attire suiveurs et sous-produits
médiocres ; puis le tri se fait, les valeurs sûres grandissent,
essaiment, et le marché trouve sa maturité. Or, rien de
tel sur celui de l’intelligence économique, qui en est encore
à se chercher.
Peut-être alors faut-il invoquer la nature même
du métier, ses contours flous. Ni science ni technique, et tout
juste discipline, l’intelligence économique est une notion
attrape-tout. Son génie propre est d’emprunter savoir et comportements
à quantité de vrais métiers : le conseil en propriété
industrielle, la psychologie, la communication, les techniques documentaires,
l’enquête journalistique, l’analyse du risque-pays...
Foisonnement qui a servi sa diffusion, mais non sa stratégie commerciale.
Ce qui peut aussi expliquer l’absence d’instances professionnelles
reconnues.
Faut-il labelliser les prestataires ?
Quelques associations existent
bien, mais plus proches du groupement amical que de l’organisation
normatrice2. Franchissant difficilement le cap de la
quarantaine d’adhérents, leur pouvoir d’encadrement et
leur audience auprès des pouvoirs publics restent très faibles.
L’État, justement,
après huit ans de quasi-sommeil3, semble s’alarmer
de l’atonie du « dispositif national d’intelligence économique
». Et, entre autres mesures, décide de placer sous le contrôle
des préfets et des hauts fonctionnaires de défense une base
de données labellisant les prestataires privés, que les
PMI « stratégiques » seraient habilitées à
consulter. Initiative qui ne changera rien à la faiblesse intrinsèque
du milieu et paraît de plus discutable. S’il est du devoir
de l’État de veiller à ce que l’intelligence économique
s’exerce dans le respect des intérêts essentiels du
pays, est-ce bien à lui d’organiser cette poussière
d’autonomes ? De la « labelliser », surtout ? Cette simili-habilitation
ne serait pas non plus sans risques, car qui peut garantir que certains
prestataires n’en profiteraient pas pour se présenter en détenteurs
d’une parcelle de l’autorité de l’État ?
Cette « labellisation », c’est précisément
ce que les détectives réclament depuis des années,
pour des motifs diversement avouables... éclaté, limité
bien que riche en talents, tel apparaît aujourd’hui le petit
monde des prestataires en intelligence économique. Qu’on n’y
voie pas d’amertume : qui en tire son pain quotidien depuis quatorze
ans peut témoigner qu’il est possible d’en vivre, et
même d’en vivre fort bien.
Dans la redistribution des cartes qui semble s’esquisser
au sein de leur clientèle, les prestataires peuvent parfaitement
conserver leur utilité, s’ils renoncent à songer stratégie,
grands systèmes et compilations généralistes pour
se concentrer sur la recherche ardue, besogneuse même, de l’information
difficile d’accès. En ne s’imaginant plus sur le siège
du copilote, quand leur vraie place est celle du souffleur en coulisses.
Ce qui, après tout, est peut-être préférable
à tous égards !
- Après deux ans de cohabitation difficile, une cessation des paiements intervenue dès 2001 et un divorce houleux, ce dernier, repeint en
Cairn Executive, était placé en liquidation judiciaire en avril 2003 avec près d’un million et demi d’euros de dettes sociales et fiscales.
- Par exemple, la branche française de SCIP (Society of Competitive Intelligence
Professionnals), le SYNAPI (Syndicat national des professionnels de l’information), d’autres encore.
- Depuis la consitution en 1995, par un décret d’édouard Balladur,
d’un « haut comité pour la compétitivité et la sécurité économiques » qui confiait à neuf grands présidents de sociétés le soin d’orienter
l’effort national de recherche. Ce comité ne semble pas s’être réuni une seule fois.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2004-5/un-marche-bien-tiede.html?item_id=2561
© Constructif
Imprimer
Envoyer par mail
Réagir à l'article