est sociologue au Centre d’études sur les réseaux, les transports et l’urbanisme (Certu).
De l’institutionnalisation à la professionnalisation
Depuis 1990, la loi française
mentionne « un devoir d’évaluation des politiques publiques
», ce qui a conduit à un développement des pratiques.
Qui n’associent pas encore les citoyens.
Les premières manifestations
de l’évaluation dans le système politico-administratif
français peuvent être repérées dans les années
70, lorsque le ministère des Finances met en place la rationalisation
des choix budgétaires (RCB) en s’inspirant des pratiques américaines.
Mais on datera de 1986 l’intérêt en France pour l’évaluation,
avec le rapport fait pour le Commissariat général au Plan
par M. Deleau, puis lorsqu’en 1989 Michel Rocard confie à
Patrick Viveret une mission exploratoire.
Le véritable début
de l’institutionnalisation de l’évaluation va s’effectuer
par le biais de la loi sur la rénovation du service public (1990),
qui désigne comme un pilier de la rénovation du service
public. Cette loi mentionne « un devoir d’évaluation
des politiques publiques ». Un premier décret crée
les organes d’un dispositif d’évaluation : un Conseil
scientifique de l’évaluation (CSE) et le Comité interministériel
de l’évaluation (CIME).
Même si Philippe Corcuff
a pu qualifier l’évaluation « d’Ovni dans le
paysage administratif français » – c’est dire
si elle surprend encore parmi les pratiques administratives françaises
–, ce dispositif interministériel a néanmoins eu le
mérite de donner une visibilité à l’évaluation
et a conduit différents ministères à mener des actions
dans leurs domaines respectifs au cours des dix dernières années.
Faire évoluer les modes d’action de l’administration ?
L’évaluation « à la française
», totalement pilotée et mise en œuvre par les institutions
publiques, s’inscrit dans un cadre très formalisé et
est durablement marquée par la culture administrative.
Largement inspirée du modèle anglo-saxon
d’évaluation de programme, dans un contexte de raréfaction
des ressources publiques, elle est vue comme une démarche susceptible
de faire évoluer les pratiques administratives et un moyen pour
apprécier les effets des politiques publiques.
En effet, si le marché permet de juger de l’efficacité
de l’action privée, il reste beaucoup plus difficile d’apprécier
les résultats de l’action publique. Une carrière de
fonctionnaire n’est que peu influencée par les résultats
des actions qu’il conduit, et les choix effectués par les
élus ne sont sanctionnés que très globalement lors
de consultations électorales.
Quel impact pour la loi organique ?
Mais pour mettre en pratique l’évaluation,
il convient, ainsi que le disait déjà le rapport Deleau,
« de rendre les politiques publiques évaluables ».
Or les politiques publiques françaises se révèlent
plus difficilement évaluables que les programmes américains.
En effet, ainsi que nous l’indique Peter Knoepfel, on peut distinguer
« les programmes substantiels des pays anglo-saxons (qui énoncent
clairement les objectifs à atteindre, mais sont souvent muets sur
l’organisation et les procédures administratives) et les programmes
organisationnels « des pays de tradition administrative »
(où les objectifs sont vagues mais qui décrivent minutieusement
les règles du jeu organisationnelles et procédurales). »
Pour pouvoir apprécier la pertinence et les résultats
des politiques publiques, elles doivent faire état d’objectifs
et d’échéances. De surcroît, les politiques publiques
restent une « création » des politologues, car ni les
hommes politiques ni les fonctionnaires ne raisonnent en ces termes !
Toutefois, cet état de fait devrait se trouver
sensiblement modifié par la mise en place de la loi organique relative
aux lois de finances (LOLF) du 1er août 2001, qui va réformer
profondément la procédure budgétaire de l’État
et par-là même fournir un cadre plus formalisé à
l’évaluation.
Les modalités de l’action publique se transforment
Depuis une vingtaine d’années, avec la décentralisation
et la montée en puissance des pouvoirs locaux, les politiques publiques
se sont profondément transformées. Les politiques verticales
impulsées par le niveau national ont cédé la place
à des politiques locales contractuelles et partenariales.
Désormais, dans nombre de domaines, l’État
se contente de fixer un cadre de procédure et d’organisation
et laisse les acteurs locaux concernés déterminer les priorités
locales et le contenu des actions. En témoignent la mise en place
des Pays ou encore l’élaboration des projets d’agglomération.
Ces politiques sont contractuelles, c’est-à-dire que les différents
partenaires s’engagent par contrat pour une durée déterminée
en vue d’atteindre certains objectifs communs. Ce système
du contrat rend l’évaluation possible.
La mise en œuvre de ces politiques repose sur la
mobilisation et la participation de multiples acteurs. Dans un système
décisionnel complexe, où les responsabilités ne sont
pas clairement réparties, l’évaluation peut permettre
de partager l’information sur les actions réalisées
et sur leurs effets. Ceci implique qu’elle devienne, elle aussi,
partenariale qu’elle permette de confronter des points de vue particuliers.
Multiplication et diversification des pratiques
Cette transformation des politiques publi-ques conduit
à la multiplication des dispositifs et à une diversification
des pratiques.
- Des dispositifs se mettent en place à différentes échelles.
Au niveau national le dispositif initial a été
sensiblement remanié. Il existe désormais une seule instance
: le Comité national d’évaluation.
La Commission européenne s’attache à
développer l’évaluation des programmes qu’elle
impulse, ceux-ci font l’objet d’évaluations avant leur
entrée en vigueur, à mi-parcours et a posteriori. Elle se
crée ainsi une connaissance directe des résultats de terrain.
L’élaboration de batteries d’indicateurs peut permettre
la comparaison entre projets, entre territoires et entre pays.
Les collectivités locales mettent en place leurs
propres dispositifs. La plupart des Régions se sont dotées
d’un comité d’experts ou d’un conseil scientifique.
Enfin, certaines villes aussi instaurent des procédures d’évaluation.
- Des démarches proches de l’évaluation se développent.
De nombreux observatoires ont été montés
ces dernières années. Ces démarches d’acquisition
systématique d’informations et de données, sans constituer
en elles-mêmes des évaluations, offrent des bases solides
pour celles-ci.
Nombre d’études d’impact, qu’elles
soient préalables ou postérieures à l’intervention,
s’apparentent à des démarches d’évaluation.
L’analyse de la valeur est mise en œuvre pour estimer l’intérêt
et les retombées de certaines infrastructures.
Alors cette institutionnalisation de l’évaluation
à différents niveaux et la diversification des pratiques
sont-elles susceptibles d’entraîner une professionnalisation
de l’évaluation ?
Vers une professionnalisation de l’évaluation ?
En 1999, la Société française d’évaluation
(SFE) a été créée. Elle constitue un lieu
de rencontre entre les commanditaires et les prestataires de services.
Peut-elle constituer un milieu d’évaluateurs professionnels,
à même de définir des standards, des normes et une
déontologie des évaluations, à l’image de ce
que l’on peut constater au Canada, par exemple ? C’est aussi
ce que cherche à faire la Commission européenne, afin de
disposer d’un vivier de professionnels de l’évaluation.
Quels sont les acteurs potentiels de cette professionnalisation ?
Les fonctionnaires apparaissent comme des commanditaires
potentiels. L’institutionnalisation de l’évaluation va
conduire certains d’entre eux à s’impliquer pour piloter,
suivre ou participer à des évaluations. Il s’agit plus
dans ce cas d’une spécialisation – parfois temporaire
– que d’une professionnalisation.
Les grands corps de contrôle et d’inspection
: la Cour des comptes, les conseillers d’État ont toujours
été attentifs au développement de l’évaluation.
L’éducation nationale a redéfini la mission de ses
inspecteurs les ingénieurs généraux du Conseil
des ponts se sont posés en promoteurs de l’évaluation.
Mais un contrôleur peut-il aussi être un évaluateur
?
En France, les chercheurs se sont, les premiers, intéressés
à l’évaluation. Ils sont désormais moins présents,
et l’on assiste ces dernières années à une arrivée
en force des consultants et bureaux d’études dans ce marché
en expansion. Rappelons que l’évaluation ne mobilise pas de
méthodes ou de techniques spécifiques elle suppose plutôt
l’agencement nouveau d’outils anciens que maîtrisent en
général les bureaux d’études.
Les compétences des chargés d’évaluation
Au final, il paraît difficile de repérer
une profession d’évaluateur en voie d’émergence,
dans notre conception française de l’évaluation tout
au plus peut-on dire que l’évaluation réactive et renouvelle
l’offre d’études que l’administration commandite.
C’est pourquoi plutôt que d’évaluateur
il paraît plus juste de parler de chargé d’évaluation.
Et, en fonction du type d’évaluation, deux
conceptions du chargé d’évaluation peuvent être
distinguées :
- L’une accorde une grande place aux méthodes quantitatives et aux analyses statistiques : il se positionne alors comme un expert des méthodes de recueil et traitement des données.
- Dans l’autre, il se place comme animateur susceptible de créer une dynamique au sein de l’instance d’évaluation afin de l’aider à produire un jugement de valeur.
Eric Monnier résume ainsi les compétences
requises du chargé d’évaluation :
Maïeuticien : il doit être capable
de dialoguer avec les membres de l’instance d’évaluation
de manière à leur faire préciser leur projet et notamment
de clarifier ses objectifs.
Médiateur : il est le seul à ne
pas avoir d’enjeu dans le programme et, de ce fait, se trouve en
position d’intercéder auprès des différents
protagonistes en vue de leur demander d’effectuer les compromis nécessaires.
Méthodologue: il doit être au fait
des différentes méthodes des sciences sociales de recueil
des données et avoir la capacité d’analyser les phénomènes
observés.
Il serait dommage que l’évaluation deviennent
la seule affaire de technocrates ou d’experts, alors qu’il s’agit
là d’une démarche éminemment politique dont
la société civile a été largement tenue à
l’écart.
L’évaluation peut former des critères
de jugement de l’action publique, fournir des repères au débat
public. Il est temps désormais de penser aux modalités pratiques
à mettre en œuvre pour associer les citoyens à ces
démarches.
Bibliographie
- M. Deleau (Dir.), Évaluer les politiques publiques : méthodes, déontologie, organisations, Commissariat général au Plan, Paris, La Documentation française
- Patrick Viveret, L’évaluation des politiques et des actions publiques, La Documentation française, 1989, p. 15
- Philippe Corcuff, Un Ovni dans le paysage français ? Éléments de réflexion sur l’évaluation des politiques publiques en France, Politix, n° 24, 1993
- Peter Knoepfel, (1990), Objets de l’évaluation : essai d’identification à l’aide du concept de politique publique, in Katia Horber-Papazian (dir.), Évaluation des politiques publiques en Suisse. Pourquoi ? Pour qui ? Comment ?, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, pp. 27-46
- Jean-Yves Bion, L’étude préparatoire d’évaluation, une nouvelle manière de formuler la commande publique d’étude ? in revue Politique et Management Public, volume 17, n° 1, mars 1999
- Eric Monnier, L’évaluation de l’action des pouvoirs publics, Economica, Paris, 1987, 316 pages.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2004-5/de-l-institutionnalisation-a-la-professionnalisation.html?item_id=2549
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