contrôleur général de la Police nationale, est chargé de mission à l'intelligence économique au ministère de l'Intérieur. Il est aussi administrateur de l’Association française pour le développement de l’intelligence économique (Afdie).
Du renseignement à l’intelligence économique
La transformation de l’intelligence économique en politique nationale pose le problème des relations entre le renseignement d’état et l’intelligence économique d’entreprise
On sait
que le renseignement a tendance à se privatiser de manière
accélérée. Le phénomène n’est
pas nouveau. Aux États-Unis comme en France, les agences privées
de renseignement et de recherche existaient dès le XIXe siècle1.
L’intelligence économique d’entreprise en tant que donneur
d’ordres s’inscrit dans ce mouvement tout en le dépassant.
L’intelligence
économique d’entreprise diffère en effet du renseignement
d’État ou du renseignement privé sur plusieurs points.
Elle se doit d’être éthique et déontologique.
En tant que projet managérial elle ne peut échapper à
l’évaluation de ses performances, au diagnostic, voire à
l’audit2. En tant que système transversal
et activité quotidienne, elle correspond à un budget3.
Son efficacité repose sur une transparence et un partage des connaissances
incompatibles avec le cloisonnement et la culture du secret.
Un système licite
Pour l’entreprise, l’intelligence
économique est une manière de penser et d’agir organisée
en système cohérent totalement licite4.
Ce système fait appel au plus grand nombre possible de compétences
pour saisir des opportunités ou détecter des menaces avec
le maximum de rapidité. Ces exigences dressent une barrière
entre les pratiques de l’entreprise et celles du renseignement. De
moins en moins nombreux sont les chefs d’entreprise qui confondent
espionnage et intelligence économique.
De leur côté, les services de renseignement
vivent dans une culture de service public et de secret qui les éloigne
de l’entreprise lorsque les intérêts de celle-ci sont
distants des intérêts stratégiques de la nation.
Les sociétés de renseignement privées
et d’intelligence économique sont dans une position plus ambiguë.
L’intelligence économique d’entreprise leur ôte
des clients qui apprennent à produire seuls des connaissances ou
à conduire des actions d’influence sans le secours de cabinets
spécialisés.
On connaît en France l’étroitesse du
marché lié au renseignement privé et à l’intelligence
économique. La diffusion et l’enseignement de celle-ci sont
pourtant de nature à accroître la demande.
Jeu à quatre
Nous sommes en présence d’un jeu à
quatre où renseignement privé, cabinets d’intelligence
économique, renseignement public et intelligence économique
d’entreprise entretiennent des relations parfois difficiles.
Les cabinets d’intelligence économique se
prévalent de la même éthique et de la même déontologie
que les entreprises pratiquant cette discipline de façon organisée.
Certaines sociétés de renseignement privées réclament
une « reconnaissance officielle » dont les premières
se passent fort bien.
Le renseignement d’État voit dans les cabinets
spécialisés, qu’ils soient « d’intelligence
économique » ou de « renseignement », des concurrents
ou, pire, des agents potentiels de services étrangers. La méfiance
côtoie ici les liens personnels qui unissent parfois les acteurs
publics et privés du renseignement. Quel peut être dans ces
conditions le rôle de l’État et de ses services officiels
en appui d’une « grande et vraie politique publique d’intelligence
économique » ? Ceux-ci ont-ils vocation à concurrencer
le renseignement privé et les sociétés d’intelligence
économique ?
Comment mettre au service de l’intelligence économique
d’entreprise les informations et les connaissances acquises par les
services de renseignement sans contrevenir aux règles de l’égalité
et de la concurrence entre les acteurs économiques ?
Le débat n’est pas nouveau mais revêt
aujourd’hui un caractère qui frise la polémique. Il
convient de garder son sang-froid et de replacer les choses dans un contexte
plus large.
Ne pas se passer du renseignement d’État
Tous les gouvernements de la cinquième République
ont beaucoup fait en terme d’outils pour mettre à la disposition
des entreprises une somme considérable d’informations de toute
nature. Les sites gouvernementaux français sont parmi les meilleurs.
Les services de renseignement ne sont que l’un des aspects du problème.
On pourrait à la rigueur imaginer une politique publique d’intelligence
économique sans leur concours. Certains pays ou territoires se
passent fort bien de leur collaboration.
Il serait dommage cependant de les laisser de côté
car ces services disposent en France de réelles compétences
tant dans le domaine du renseignement que dans celui de l’intelligence
économique. Leur vision et leur compréhension du monde sont
des atouts qu’il serait stupide d’ignorer.
Tout le problème réside dans la forme de
cette collaboration. Les services de renseignement publics ne sont pas
des entreprises et n’ont pas vocation à le devenir. Ils ne
leur appartient pas de se substituer à des entreprises défaillantes
ou négligentes. Il leur appartient par contre de servir la France
et de répondre aux questions qu’on leur pose.
Leur rôle n’a de sens que dans le cadre d’une
politique soigneusement élaborée qui mette en rapport les
questions des entreprises avec les réponses ramenées par
la DGSE, les Renseignements Généraux ou la DST. Hormis les
cas très spécifiques liés aux intérêts
stratégiques du pays, cette « mise en rapport » relève
d’un projet politique.
Cette politique suppose un partenariat « intelligent
» entre les administrations et les entreprises. Dans une économie
libérale et mondialisée ce partenariat ne peut être
qu’évolutif et calqué sur les réalités
de la compétition internationale. Le service de renseignement officiel
ne peut en effet intervenir dans une affaire économique franco-française
au risque de provoquer un scandale.
L’exemple qui suit est
tiré de la réalité vécue par une PME du Bâtiment
et des travaux publics5. Il illustre la manière
dont le renseignement d’État et l’intelligence économique
d’entreprise peuvent cohabiter sans contrevenir à l’éthique
et aux lois de la concurrence.
Un exemple « vertueux » : la technologie
des bétons à prise rapide
Cette technologie nous permet d’appréhender
l’interaction des différents acteurs évoqués
plus haut.
Notre PME, soucieuse de s’informer des avantages
et des inconvénients de cette technologie, consulte dans un premier
temps la « mémoire » de son propre système d’intelligence
économique.
Celle-ci lui ressort toute les informations préalablement
archivées parce que contenant les mots clés « béton
à prise rapide ». Nous sommes dans une entreprise de construction
et personne ne s’étonnera du nombre important de documents
de toute nature conservés en mémoire à cause de ce
vocable qui correspond au cœur de métier de notre entreprise.
Notre PME redécouvre de manière organisée
ce qu’elle savait déjà. Cette technologie est utilisée
dans plusieurs endroits de la planète par des acteurs très
différents.
Des questions surgissent et des réponses seront
apportées par les propres «réseaux» de l’intelligence
économique d’entreprise. D’autres questions, plus difficiles,
resteront sans réponse. C’est alors que notre PME se tournera
vers le marché.
Les cabinets d’intelligence économique lui
brosseront « l’avenir » des normes et réglementations
qui encadrent ou encadreront cette technologie. Les sociétés
de renseignement commercial lui permettront de retrouver adresses ou numéros
de téléphone d’opérateurs concurrents ou futurs
partenaires dont il conviendra d’évaluer les performances
et la solvabilité.
L’utilisation des bétons à prise rapide
à des fins militaires pour réparer des pistes d’aviation
sabotées ou bombardées intrigue à juste titre notre
entreprise. La mise à l’épreuve de cette technologie
dans des conditions paroxysmiques est une donnée importante. Seuls
les services officiels de renseignement sont en mesure d’apporter
des réponses à certaines de ces questions parce qu’ils
sont les témoins privilégiés de ce genre de circonstances.
Ils aideront donc cette PME à connaître la résistance
de ces bétons aux projectiles militaires...
Ces réponses n’ont été délivrées
que parce que les questions ont été effectivement posées
et ont transité par des canaux et des procédures correspondant
aux exigences de confidentialité et de neutralité des uns
et aux exigences de performance et d’innovation des autres.
Une politique nationale d’intelligence économique
n’est pas autre chose. Ici comme ailleurs, elle est l’art du
possible. Elle seule permettra le passage du renseignement à l’intelligence
économique au profit d’un nombre croissant d’entreprises.
Une telle politique suppose un langage commun entre acteurs privés
et publics. Elle appelle la création de liens entre des organisations
qui s’ignoraient plutôt que la mise en place de bureaucraties
ou d’usines à gaz.
- Conan Doyle, La Vallée de la peur.
- Bernard Besson et Jean-Claude Possin, L’Audit d’intelligence économique : mettre en place et optimiser un dispositif coordonné d’intelligence collective, Dunod, 2e édition, 2002.
- Bernard Besson et Jean-Claude Possin, Le budget de l’intelligence économique, Regards sur l’IE n° 3, mai-juin 2004.
- Manifeste pour l’intelligence économique d’entreprise du Cercle d’intelligence économique du Medef, Paris, 31 mars 2004.
- La technologie des bétons à prise rapide : créer un
réseau pour chaque question. Bernard Besson et Jean-Claude Possin,
Du Renseignement à l’Intelligence économique. Cybercriminalité,
contrefaçon, veilles stratégiques : détecter les menaces
et les opportunités pour l’entreprise, pages 57 et suivantes,
Dunod, 2e édition, 2001.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2004-5/du-renseignement-a-l-intelligence-economique.html?item_id=2565
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