Directeur de l’École de guerre économique et directeur associé du cabinet Spin Partners.
L’émergence de l’intelligence économique en France
Apparue pour la première fois
au début des années 90, la notion d’intelligence économique est le fruit
d’une réflexion atypique, développée dans un premier temps en marge de
l’institution et du monde de l’entreprise.
L‘idée
d’un concept global visant à structurer la pensée théorique et pratique
sur l’utilité de l’information est venue d’une rencontre entre des membres
de la société civile et des politiques. En 1991, Edith Cresson, alors
ministre des Affaires européennes, prend connaissance d’une étude1
publiée par le ministère de la Recherche et me demande de développer cette
réflexion dans un cadre plus collectif. De cette rencontre est née l’idée
de créer un groupe de travail au Commissariat général du Plan, sur le
thème intelligence économique et stratégie des entreprises, qui se traduira
par la publication d’un rapport que nous appelons aujourd’hui le « rapport
Martre ». Cette démarche originale résulte de la volonté de dépasser les
blocages qui ont freiné en France l’évolution de la pensée dans un domaine
appelé à prendre une grande importance.
Approche défensive
La culture française de l’information est
à l’origine très individualiste, fortement ancrée
dans un contexte d’économie de subsistance, c’est-à-dire
dans une approche défensive de l’usage de l’information.
Dans un tel contexte, l’information de valeur a été
très vite assimilée à du renseignement sur le concurrent.
Cette théorie de la valeur de l’information, principalement
véhiculée par les chefs d’entreprise, a enfermé
l’information dans le monde du secret des directions générales.
L’administration a eu une approche similaire, renforcée
par le contexte de guerre froide qui a prévalu tout au long de
la seconde moitié du XXe siècle. Dans la plupart des ministères,
l’information était gérée de manière
verticale et cloisonnée. Sa diffusion vers les acteurs économiques
était limitée et peu adaptée à un usage opérationnel.
Celle qui était considérée comme la plus stratégique
restait enfermée dans le cadre de la protection du patrimoine industriel.
Un monde dispersé
L’université a abordé l’étude des flux informationnels par le biais
des sciences de l’information et de la communication. Les travaux
d’Henri Dou2 et Humbert Lesca3
ouvrirent la voie à une approche analytique de l’usage des
sources ouvertes. Dans le même temps, les spécialistes de
l’information scientifique et technique étaient sensibilisés
à l’émergence des technologies de l’information
et donnaient naissance à la veille technologique.
Ces nouvelles recherches s’ajoutaient à un
existant très hétéroclite. Le monde de l’information
économique était depuis des décennies dispersé
en plusieurs pôles distincts et assez hermétiques.
L’un des premiers a été celui du renseignement
commercial et du recouvrement de créances. Inventé au XIXe
siècle par Vidocq, un ancien bagnard devenu préfet de police,
le renseignement commercial est aujourd’hui une offre informationnelle
très lucrative proposée par des multinationales de type
Dun and Bradstreet ou SCRL.
Dans la foulée des révolutions industrielles,
les besoins en information se sont diversifiés. La collecte de
l’information scientifique et technique est devenue un besoin vital.
Sa gestion a été confiée progressivement aux services
de documentation qui ont vu le jour dans les grandes entreprises. Cette
montée en puissance de l’information dans le fonctionnement
de l’entreprise n’a pas été théorisée
comme ce fut le cas aux États-Unis à partir des années
50. Au contraire, la gestion de l’information est restée en
France un sujet dénué d’importance dans la mesure où
la valeur accordée aux sources ouvertes était diluée
dans le processus industriel.
La problématique de la sécurité
de l’information a suivi une évolution similaire. Pour faire
face aux pratiques d’espionnage industriel et de concurrence déloyale,
les chefs d’entreprise ont créé des postes de responsabilité
attribués le plus souvent à d’anciens cadres des services
d’État. Ce milieu très fermé de la protection
privée du patrimoine a renforcé naturellement la valorisation
du renseignement aux dépens des sources ouvertes. Les directions
générales ont accru cette tendance en n’accordant une
importance factuelle qu’au renseignement concurrentiel en cas d’affrontement
avec une entreprise particulièrement agressive. Seul le conseiller
du président, affecté au suivi des concurrents, avait une
vision globale des problématiques informationnelles.
Au début des années 80, la mondialisation
des échanges génère de nouveaux besoins. Comment
investir dans une économie émergente ? Quels sont les intermédiaires
fiables ? Par quels moyens trouver de bons partenaires ? Quels sont les
bouleversements politiques éventuels qui risquent de porter atteinte
aux intérêts de l’entreprise cherchant à se positionner
sur ces nouveaux marchés ? Autant de questions laissées
souvent sans réponse par absence de management interne et externe
de l’information.
Le traitement du risque pays
C’est à cette époque que prend forme
une profession spécialisée dans le traitement du risque
pays. Elle constitue une première tentative de décloisonnement
des sources ouvertes au niveau stratégique de l’entreprise.
Les spécialistes du risque pays cherchèrent à faire
converger un certain nombre de flux informationnels internes et externes
au niveau des directions. Mais cette tentative échouera par faute
de légitimité auprès de leurs interlocuteurs directs
dans les grands groupes. Un des obstacles les plus insurmontables fut
la méfiance des chefs de projet qui protégèrent instinctivement
leur territoire de compétence.
Par définition, un expert du risque pays apporte un complément
d’analyse au chef de projet qui ne dispose pas toujours de tous les
éléments d’information pour évaluer les sources
de menaces locales ou régionales. Une fois de plus, la tradition
l’emporte sur la modernité. Cependant, quelques pionniers,
tels que François Jakobiak4 d’Atochem et
Bruno Martinet5 des Ciments Français, publièrent
les premiers ouvrages de référence sur la veille technologique
et concurrentielle. Jacques Villain, de la Société européenne
de propulsion sera le premier auteur à tenter une synthèse
sur les flux informationnels centrés à la fois sur l’innovation
et sur l’affrontement concurrentiel6.
Révolution internet
Cependant, à la fin des années 80, deux
mutations majeures bouleversent les habitudes prises au cours des révolutions
industrielles précédentes :
- l’essor de la société de l’information par internet,
- la primauté de l’économie dans la stratégie de puissance depuis la disparition des blocs.
Internet mondialise l’information et la fait entrer
dans l’univers du temps réel. Sans que les Français
s’en rendent bien compte, ce changement de système mine les
bases de leur culture de l’information. De la verticalité
et du secret des réseaux corporatistes, nous sommes passés
en quelques années à la transversalité et à
l’ouverture des réseaux sur le monde des multimédias.
La révolution des esprits, symbolisée par l’ouvrage des
Toffler7, bouscule les approches traditionnelles. Elle
ouvre la voie à la démarche d’intelligence économique
lancée en France, à partir d’une comparaison des cultures
nationales des puissances industrielles dominantes comme les États-Unis,
le Japon et l’Allemagne. Cette approche impulsée par les futurs
créateurs de l’école de guerre économique8
servira de base méthodologique au groupe de travail présidé
par Henri Martre entre 1992 et 1994. L’objectif fut de créer
un concept intégrant les différentes dimensions prises par
l’information dans les domaines géoéconomique, concurrentiel
et sociétal.
Enjeux de puissance
Il est encore difficile de faire comprendre les bouleversements
intervenus après la guerre froide : l’importance croissante
des affrontements géoéconomiques dans les rapports entre
pays alliés, la redécouverte de l’État stratège
comme cœur de décision de la politique d’accroissement
de puissance, le décalage patriotique entre le patronat américain
et le patronat français. Aujourd’hui, l’économie
française ne peut plus limiter son avenir à une relance
de croissance et à sa position acquise dans le sillage de l’économie
américaine. Les entreprises américaines ne viendront pas
nous aider pour faire face aux effets des recherches de puissance de la
Chine, de l’Inde ou d’autres puissances émergentes plus
modestes.
Dans cette prise de conscience à retardement,
les évènements du 11 septembre et la dernière guerre
en Irak donnent une image plus précise de la multipolarité
des enjeux stratégiques et de leur interaction. C’est une
évidence pour tout le monde : le pétrole ne se limite pas
à une compétition, ni à une affaire de concurrence
entre groupes. Il demeure un enjeu de puissance majeur. Rappelons que
cette vérité élémentaire n’était
plus politiquement correcte depuis des décennies. Hélas,
ce n’est pas la seule. Contrairement à ce que prétend
le Medef sur le caractère purement concurrentiel de l’OPA
de Sanofi contre Avantis, la concentration dans l’industrie pharmaceutique
est devenue un véritable enjeu de puissance, compte tenu de la
place qu’occupe la santé dans les pays industrialisés.
Après quinze ans de
cheminement théorique et pratique, le concept d’intelligence
économique gagne peu à peu du terrain. Le rapport Carayon9
publié en 2003 constitue un pas supplémentaire dans l’élaboration
d’une grille de lecture étatique des enjeux informationnels
des entreprises. D’autres étapes sont encore à définir.
Alain Juillet, nommé en 2004 Haut responsable à l’intelligence
économique a notamment reçu le mandat de pérenniser
cette discipline dans l’enseignement supérieur. La génération
à venir, formée aux technologies de l’information,
sera le véritable bénéficiaire de ce travail préparatoire,
quelque peu chaotique du fait de notre héritage culturel. à
elle d’en tirer le maximum de résultats.
- Christian Harbulot, Techniques offensives et guerre économique, Aditech, 1990.
- Henri Dou, Veille technologique et compétitivité (L’intelligence économique au service du développement industriel), Dunod, 1995.
- Humbert Lesca, Veille stratégique (l’intelligence de l’entreprise), Astier, 1994.
- François Jakobiak, Pratique de la veille technologique, Les éditions d’organisation, 1991.
- Bruno Martinet, La veille technologique, concurrentielle et commerciale, éditions d’organisation, 1989.
- Jacques Villain, L’entreprise aux aguets, éditions Masson, 1990.
- Alvin et Heidi Toffler, Guerre et contre-guerrre, Fayard, 1994.
- Général (cr) Jean Pichot-Duclos et Christian Harbulot.
- Benard Carayon, Intelligence économique et cohésion sociale, La Documentation française, 2003.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2004-5/l-emergence-de-l-intelligence-economique-en-france.html?item_id=2547
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