Les pratiques étrangères d’intelligence économique
Les professionnels de l’information
se posent souvent les questions suivantes : « Pourquoi les Français
sont-ils si en retard en intelligence économique ? Pourquoi ne
jouent-ils pas le jeu du partage collectif de l’information ? »
En tant que professionnel qui a vécu et pratiqué le métier
en France et à l’étranger, j’aimerais apporter
quelques éléments de réponse.
Vers 1600, Sully, ministre des
Finances du roi Henri IV, fait le choix d’une économie basée
sur l’agriculture et lance la formule « Labourage et pâturage
sont les deux mamelles dont la France est alimentée… »
Notre pays devient une nation de paysans. La richesse du sol favorise
l’autarcie, et n’incite pas à partager l’information.
A la même époque,
la reine d’Angleterre Elisabeth Ier, décide que « le
renseignement et le commerce seront les fondations du Royaume ».
Le philosophe Francis Bacon rédige pour elle le plan directeur
d’un service de renseignement technologique et commercial qui sera
publié sous le titre « The new Atlantis ». La
reine se fait représenter dans un portrait officiel (The Rainbow
Portrait) dans une robe brodée de signes allégoriques
du renseignement et de la prospérité. L’Angleterre
devient une nation d’explorateurs et de commerçants et organise
les réseaux de collecte et de partage de l’information.
Les Français auraient-ils
donc 400 ans de retard ? C’est vrai en partie, mais nous avons des
atouts et nous rattrapons vite le temps perdu.
Les enjeux des affaires sont les mêmes partout…
Quelles sont les pratiques étrangères en
intelligence économique ? Sont-elles si différentes des
nôtres ? Que pouvons-nous en tirer comme enseignements pour progresser ?
Notons tout d’abord que quel que soit le pays,
les décideurs d’entreprise ont tous les mêmes préoccupations : produire, financer, vendre, gérer l’environnement concurrentiel
et réglementaire, protéger l’image de marque. Cela
se traduit par les mêmes types de recherche d’information :
- Quels sont les processus et les coûts de production de mon concurrent ?
- Quelles sont les conditions que mes concurrents proposent à mes clients ?
- Quelles sont les marges de mes fournisseurs ? Puis-je trouver moins cher ailleurs ?
- Ce partenaire potentiel est-il fiable ?
- Où en est la réglementation et comment puis-je l’influencer ?
…mais la manière d’y répondre
n’est pas la même
Face à un besoin de recherche d’information,
l’Américain réagira très différemment
du Français. Si la recherche de l’information n’est pas
inscrite dans sa description de poste, l’Américain cherchera
à la sous-traiter, à des services internes à l’entreprise
d’abord, puis si ce n’est pas possible, à des consultants
externes. Il émettra un «Statement of Work»
où seront mis sur le même plan des questions faciles (quels
sont tous les sites Web de mon concurrent ?) et difficiles (quels sont
les coûts réels de production de tel produit ?).
Au contraire, le Français fera le maximum pour
se débrouiller par lui-même. Il demandera de l’aide
en interne, mais ce n’est que s’il n’a pas d’autre
choix qu’il finira par se résoudre à acheter l’information
à un cabinet extérieur, parfois un peu trop tard…
En gros, les Américains posent beaucoup de questions
dont 90 % des réponses sont faciles à trouver. Les Français
posent moins de questions, mais elles sont à 90 % très difficiles.
Cela a des conséquences sur les modes opératoires : les
cabinets américains tendent à pratiquer des approches par
interviews directes, un peu comme des études de marché,
alors que les cabinets français fonctionnent plus par des réseaux
d’informateurs.
Des philosophies différentes des réseaux
Il y a quelques années, ma femme avait été
invitée à une soirée « networking »
de femmes d’affaires aux états-Unis. à peine entrés,
nous étions accostés par d’autres personnes dont l’objectif
semblait être de collecter le maximum de cartes de visite. Leur
conversation se résumait à : « Que faites-vous
dans la vie ? Voici ce que je fais. Voici ma carte ! »
Pour les Américains, le réseau c’est
du business, et comme tout est éphémère, il faut
faire vite. L’outil qui s’y prête le mieux est le club
ou le forum de discussion sur internet : vite construit, et vite passé
de mode.
A l’opposé, les Italiens pratiquent le réseau
« Pasta Ciuta ». Dès que deux Italiens se retrouvent
n’importe où dans le monde, ils organisent une soirée
pâtes le vendredi soir. C’est l’occasion d’échanger
les potins et les rumeurs, en particulier sur les ouvertures et changements
de postes dont on pourra faire profiter les cousins au pays…
On sera vite accepté dans un réseau américain
si on apporte quelque chose de positif à la communauté.
On sera vite accepté dans un réseau italien si on est présenté
comme étant quelqu’un de la famille.
Les hommes d’affaires allemands se rendent plus
facilement service lorsqu’ils se rencontrent fortuitement dans des
pays étrangers. Les Italiens et Irlandais bénéficient
depuis toujours de sociétés d’entraide dans leurs pays
d’émigration. Les diasporas indiennes, chinoises, libanaises
et arméniennes ont toujours été des systèmes
d’information remarquables pour qui peut et sait les utiliser. Nous
avons pu aussi constater la grande efficacité des réseaux
de banquiers suisses, souvent les premiers au courant de négociations
de fusion ou d’acquisition.
Par contre, les réseaux que construisent traditionnellement
les Français nous semblent plus réservés, plus exclusifs,
plus divisés en clans. Depuis l’ère internet, on note
cependant un changement très significatif : les réseaux
thématiques se sont multipliés sur internet avec l’entraide
et le partage d’informations comme objectif : club des expatriés
dans les pays asiatiques, club des thésards en Amérique
du Nord, etc.
Les pratiquants de l’intelligence économique
français doivent utiliser les atouts que leur donnent leurs racines
européennes. Nous devons apprendre à utiliser les réseaux
des Espagnols en Amérique du Sud, des Irlandais aux états-Unis,
des Hollandais au Japon, des Anglais en Inde et des Allemands en Europe
de l’Est !
Le sens du secret mal partagé
Avec les années, nous avons constaté que
les Français en particulier, mais aussi les Latins en général
ont du mal à garder les secrets. Les Portugais sont une exception
majeure : ils avaient découvert l’Amérique bien avant
Christophe Colomb, mais Henri le Navigateur imposa à ses marins
le secret (sigilo) pour protéger la technologie de navigation
(la double volta).
Le sens du secret est beaucoup plus fort en Israël
et en Suisse. Pourquoi ? Tout d’abord à cause de l’impératif
de sécurité : tous les citoyens savent que leur petit pays
est entouré de puissants voisins. Ensuite, le long service militaire
et les fréquentes périodes de service de réserve
créent un maillage qui fait que les curieux externes sont vite
repérés.
Dans les pays anglo-saxons l’argent est roi, et
tout se vend si on y met les formes légales. Cela ne les empêchera
pas de vous dénoncer ensuite s’ils pensent que vous n’avez
pas respecté les règles. Dans tous les pays hispaniques,
celui qui a accès aux réseaux familiaux peut obtenir toutes
les informations qu’il désire.
Beaucoup de pays de l’Est de l’Europe ont hérité
d’une mentalité de KGB : faire parler les gens est souvent
très difficile, mais beaucoup sont prêts à vendre
n’importe quoi à tous ceux qui « imitent le cri d’une
liasse de billets de 100 dollars ». Les Chinois parlent plus facilement,
mais pour avoir la bonne information et le bon décodage il est
vital d’avoir des sources au plus haut niveau politique possible.
On a tendance en France à mettre du secret là
où il ne devrait pas y en avoir (mauvaises grâces de l’Administration
face aux demandes de renseignements des citoyens, opacité sur des
informations fiscales de sociétés pourtant cotées,
etc.). Par exemple, au Canada, les lobbyistes qui approchent les députés
doivent enregistrer leurs contacts, dont l’historique est consultable
sur internet.
Et on ne met pas assez de secret là où
il devrait y en avoir : il est par exemple illogique d’exiger en
France le dépôt au greffe des comptes d’une entreprise
familiale non cotée alors que ce n’est pas le cas dans la
majorité des pays étrangers
Les Français et les Italiens, rois
de l’analyse
Pour une fois, le côté intellectuel des
Français est bien utile. Les spécialistes du renseignement
les plus avertis reconnaissent notre sens de l’analyse et de la synthèse,
qu’à mon avis nous partageons avec les Italiens.
Cela peut avoir un côté un peu pathétique
lorsque les Anglo-Saxons publient des livres de recettes d’analyse
stratégique (« lorsque les conditions sont A, appliquez
le système de décodage B »), sans se rendre compte
qu’ils ne font que redire en moins bien ce qu’on trouve déjà
dans les écrits de Machiavel ou de Mazarin. Cela peut avoir un
côté sympathique lorsque la CIA invite des intellectuels
français à des colloques sur l’analyse du renseignement.
En France, nous devons cette base à notre éducation
nationale qui inscrit le commentaire de textes au programme du collège
et la philosophie au programme du lycée. En Italie, c’est
l’analyse dès le plus jeune âge de chefs-d’œuvre
structurés tels que l’Enfer de Dante, qui apporte cette
capacité à décoder.
On le voit dans la manière dont les décideurs
consomment l’information. Les Italiens et les Français «
pigent » tout très vite, alors que pour les Nordiques et
les Anglo-Saxons, il est nécessaire d’avoir beaucoup plus
de faits concrets.
A l’extrême, on constate une pauvreté
de la pensée chez certains : la culture «Powerpoint»
a fait des ravages et beaucoup ne savent plus penser autrement qu’en
transparents de présentation.
Les Japonais semblent fonctionner sur un mode plus inductif
que déductif. Il leur faut absolument avoir une quantité
incroyable de détails sur un objet avant de pouvoir accepter d’en
comprendre les grandes lignes.
Prenons un exemple dans la chimie. Alors qu’un Français
pourra se contenter d’une synthèse du type « le nouveau
processus de fabrication révolutionnaire du concurrent repose sur
un réacteur micronique où les composants sont mélangés
en phase gazeuse à haute pression, la composition étant
contrôlée par ordinateur et ne produisant pas de déchets
», le Japonais aura besoin d’accumuler une quantité
impressionnante d’informations sur les conditions opératoires,
les horaires des ouvriers, le taux de pannes, les extincteurs, les procédures
d’assurance qualité, etc., avant d’être satisfait.
Démocratiser le soutien de l’état
Les Nord-Américains fournissent à leurs
entrepreneurs une énorme quantité d’informations en
ligne. Allez donc par exemple faire un tour sur le site http://strategis.ic.gc.ca,
du gouvernement canadien. Beaucoup de Français non anglophones
y trouvent leur salut !
Avec les Anglais et les Allemands, on a un véritable
soutien, efficace et professionnel, aux hommes et femmes d’affaires
dans les réseaux d’ambassades.
En France, les ambassades savent se mobiliser pour les
grosses entreprises telles que Thalès, Danone ou Michelin. On constate
malheureusement trop souvent un manque de motivation, ou même du
mépris pour les PME.
La diversité culturelle de l’Europe peut
être une grande force dans le renseignement. Par exemple, une de
mes consultantes a su utiliser les réseaux et ressources historiques
de la Hollande sur le Japon pour avoir des informations clés sur
l’industrie médicale et pharmaceutique.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2004-5/les-pratiques-etrangeres-d-intelligence-economique.html?item_id=2567
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