est docteur en science politique.
Les enjeux de l’évaluation
L’évaluation est
une composante à part entière de la mise en œuvre des
politiques publiques. S’assurer que les objectifs poursuivis ont
bien été atteints (ou qu’ils sont en passe de l’être),
proposer des corrections aux dispositifs prévus par une politique
publique, affiner les outils ou les procédures de mise en œuvre,
suggérer une redéfinition des objectifs en prenant acte
des difficultés d’application ou des effets pervers d’un
programme, tels sont les principaux éléments de ce que l’on
appelle couramment une évaluation.
L'évaluation peut être
confiée à une ou plusieurs personnes comprenant des praticiens
du secteur concerné, des universitaires ou encore des consultants
indépendants. Dans ce contexte, l’évaluation se présente
comme une activité politique à part entière : elle
est l’outil d’un examen, intermédiaire ou a posteriori,
de l’efficacité d’un programme (examen pour lequel sont
sollicités des experts et scientifiques) mais les conclusions ou
les retours d’information véhiculés par l’évaluation
sont également pris dans des enjeux qui dépassent de loin
le contenu stricto sensu de la politique publique et qui déterminent
l’efficacité d’une évaluation.
Ces enjeux renvoient schématiquement
à trois problèmes clés pour les acteurs d’une
politique publique :
- La qualification d’un
problème de société ou de secteur.
- L’évaluation comme
évaluation de savoir-faire.
- La transformation des capacités
d’action des différentes catégories d’acteurs.
L’évaluation intervient
rarement au terme d’une politique publique. Elle est souvent pratiquée
lors d’une phase intermédiaire. À ce titre, elle constitue
un moment clé qui voit ressurgir une controverse entre les différents
protagonistes ou intérêts liés à une politique
publique, ayant pour toile de fond les trois enjeux cités précédemment.
La conduite d’une évaluation s’inscrit dans ce type de
contexte imposant à l’évaluateur un ensemble de contraintes
méthodologiques et d’enjeux qui lui sont propres.
L’évaluation concerne
le plus souvent des programmes mis en œuvre par des structures délibérantes
soumises à la double contrainte de la décision collective
et de la confrontation d’intérêts. Les collectivités
locales, les organismes dotés de prérogatives de puissance
publique et, dans une certaine mesure, l’État figurent au
nombre de ces structures délibérantes. Dans ce cadre, une
politique publique résulte toujours de la confrontation et de la
médiation à un moment « t » entre les différents
types d’intérêts concernés (intérêts
associatifs, syndicaux, corporatistes, politiques et institutionnels),
processus qui se traduit ensuite par des jeux de tractations et des coalitions
permettant de constituer une majorité de décision dans les
instances délibérantes.
La définition des priorités d’intervention
Toute politique publique a donc une histoire avec ses
promoteurs, ses opposants, des intérêts satisfaits ou déçus,
la prise en compte plus ou moins complète des doléances
et des revendications, et surtout la constitution d’accords sur les
objectifs à privilégier et les priorités à
retenir. Cette caractéristique doit être soulignée
pour comprendre pourquoi rares sont les politiques publiques faisant l’unanimité
ou l’objet d’un consensus.
L’évaluation consiste généralement
à confronter un certain nombre d’indicateurs avec des critères
quantitatifs et qualitatifs. Toutefois, une place de plus en plus importante
est faite à l’analyse qualitative (par observation ou entretiens)
pour comprendre in situ les comportements d’acteurs qui déterminent
effectivement la mise en œuvre d’une politique publique. Dans
ce cadre, l’évaluation est souvent l’occasion d’un
débat sur les finalités et la pertinence d’un programme.
Pour essayer de comprendre les conditions de mise en œuvre d’une
politique publique – les comportements, les dysfonctionnements, les
effets pervers ou les résultats inattendus – l’évaluateur
est, en effet, fréquemment pris à témoin (à
travers ses observations ou les entretiens qu’il mène) dans
ce qui relève d’une controverse sur la qualification des problèmes
et la définition des priorités.
Toute évaluation sérieuse se situe donc
toujours sur une ligne de crête : entre, d’une part, la prise
en compte des récits et témoignages (partiels et partiaux)
dans la mesure où ceux-ci aident à comprendre le comportement
réel des acteurs et, d’autre part, la nécessité
pour l’évaluateur de prendre ces récits et témoignages
pour ce qu’ils sont, à savoir motivés par une représentation
non neutre dudit problème. Ainsi, l’évaluation met
souvent en lumière des phénomènes de désintérêt,
de contestation, de résistance et d’évitement des objectifs
officiels qui s’expliquent par la remise en cause des objectifs d’un
programme.
On ne saurait trop le répéter : qualifier
un problème (au sens de le caractériser), c’est déjà
circonscrire l’éventail des priorités dignes d’intérêt
et des solutions envisageables. Dans ce contexte, où les politiques
publiques sont déterminées dans un souci de concertation
et de pluralisme, toute évaluation alimente donc une concurrence
autour de la définition légitime d’un problème
et des mesures d’intervention nécessaires. Le développement
d’expertises autonomes au sein de la société civile
(milieux associatifs, intérêts organisés, etc.) contribue
par ailleurs à poser la qualification d’un problème
comme un enjeu disputé par les différents intérêts
concernés par une politique publique. L’ensemble de ces éléments
place l’évaluateur face à deux enjeux qui lui sont
propres : les conditions d’acceptabilité par les instances
décisionnelles de ses conclusions et recommandations, d’une
part ; l’instrumentation de ces mêmes conclusions lors des
nouvelles délibérations, d’autre part.
L’évaluation comme évaluation de savoir-faire
Un autre enjeu de l’évaluation, pour les
acteurs et les intérêts en présence, concerne l’impact
sur les pratiques professionnelles dans la mesure où l’évaluation
peut consacrer ou bien menacer des savoir-faire et des prérogatives
dans un domaine donné.
L’évaluation introduit, quant à elle,
la contrainte d’une justification ou d’une explication des pratiques
en soumettant les savoir-faire et autres habitudes à un examen
critique. C’est pourquoi l’évaluation est généralement
associée, chez les acteurs évalués, à l’idée
de contrôle.
On l’aura compris, l’enjeu de l’évaluation
réside dans la confrontation des pratiques et des savoir-faire
à des critères de jugement censés distinguer les
bonnes procédures de celles qui ne le seraient pas. Tout le problème
est alors de savoir comment ces critères sont construits... Les
effets sont en revanche plus aisément observables : une légitimation
des pratiques considérées comme adéquates car jugées
efficaces par les commanditaires, par évaluateurs interposés.
Dans ce contexte, de nouveaux savoir-faire et compétences
peuvent émerger comme outils pertinents, fragilisant ou déstabilisant
des pratiques professionnelles. C’est pourquoi l’évaluation
est aussi perçue par les acteurs et les intérêts concernés
comme une phase préalable (souhaitée ou redoutée)
à une réorganisation des pratiques et des prérogatives
qui leurs sont liées.
Enfin, l’évaluation mobilise de plus en plus
les outils de la comparaison internationale. Cette tendance contribue
elle aussi à la légitimation de nouveaux critères
d’évaluation et, par conséquent, au développement
de nouvelles normes concernant les pratiques et savoir-faire. Cependant
– et c’est là un point capital – l’évaluation
par la comparaison internationale trouve très vite ses limites
car elle prend pour objet des contextes sectoriels ou nationaux différents
(en termes de traditions culturelles ou juridiques mais aussi de système
légal) en se focalisant ainsi sur un dispositif ou une situation
enviée et en occultant la question de savoir si tel dispositif
ou telle situation est reproductible.
Un exemple d’évaluation : le cas
de la politique de sécurité routière*
Longtemps, les politiques de sécurité
routière se sont caractérisées par la
diversité des objectifs privilégiés et
des moyens mis en œuvre. Depuis quelques années,
le regard sur le problème de la sécurité
routière a changé : les mauvais comportements
des conducteurs sont considérés comme la principale
source des accidents de la route.
Dans ce contexte, la mission d’évaluation
de la politique de sécurité routière,
lancée le 12 octobre 2000, avait pour objectif d’analyser
les conditions de fonctionnement des dispositifs locaux de
contrôle-sanction mis en œuvre dans le droit
fil de cette nouvelle conception de l’insécurité
routière. Confiée à un groupe comprenant
des experts, praticiens et universitaires provenant d’horizons
variés, cette évaluation avait pour objectif
de mieux coordonner les rapports entre échelon national
(définissant le cadre juridique et les moyens) et l’échelon
local en charge de l’action opérationnelle, et
ce, pour améliorer l’efficacité de ces
dispositifs. L’évaluation a permis d’analyser
la façon dont les acteurs du dispositif de contrôle-sanction
perçoivent et jugent les conditions de leur action
et, plus généralement, l’efficacité
du dispositif dans lequel ils évoluent.
Sur le plan pratique, l’évaluation
a consisté en une série d’entretiens qualitatifs
complétés, d’une part, par des observations
relatives aux pratiques de ces acteurs locaux et, d’autre
part, par une analyse statistique concernant le traitement
des infractions prévu par le dispositif contrôle-sanction.
En faisant remonter les principales carences ou obstacles,
cette évaluation a permis de faire un certain nombre
de propositions pour renforcer, notamment, la procédure
de sanction automatisée avec, entre autres, l’extension
pour un certain nombre de contraventions, de l’usage
de procédures simples et automatisées, et le
développement d’unités de police et de
gendarmerie spécialisées.
* Cf. Conseil national de l’évaluation,
Commissariat général du Plan, La politique de
sécurité routière. Les systèmes
locaux de contrôle-sanction, Rapport de l’instance
d’évaluation présidée par Michel
Ternier, septembre 2003.
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La transformation des capacités d’action des acteurs
Un dernier enjeu de l’évaluation concerne
les répercussions possibles des conclusions et suggestions sur
l’organisation d’un secteur donné en termes de capacités
d’action et de moyens privilégiés. Les propositions
de correction ou d’aménagement d’un dispositif de politique
publique mettent en jeu, ipso facto, l’organisation des prérogatives
(dit autrement, la question du « qui fait quoi, avec quels moyens
et quels pouvoirs ? ») et renvoient par conséquent aux jeux
de pouvoir entre les acteurs concernés. Cet enjeu parasite le déroulement
d’une évaluation en amenant les personnes « évaluées
» ou auditionnées à anticiper sur une redistribution
(attendue ou rejetée) des pouvoirs et des prérogatives.
La difficulté pour l’évaluateur est alors de distinguer,
dans le propos de ses interlocuteurs, entre ce qui relève du point
de vue normatif (ce que doit être, ou ne pas être, l’organisation
du dispositif) et ce qui relève du témoignage sur des faits.
Ce point confirme une fonction non négligeable de l’évaluation
: en tant qu’outil d’aide à la décision, elle
est aussi un vecteur de changement institutionnel. Cela est d’autant
plus important que la gestion de la société ne répond
plus au dirigisme de l’État central qui se présentait
encore dans les années 50 et 60 comme principal acteur du modernisme
social et économique. Nombre de procédures et dispositifs
de politiques publiques (en matière de gestion urbaine, de politiques
environnementales notamment) tendent à répondre aux règles
d’une gestion partenariale. Se prévalant de la concertation,
les politiques publiques posent l’enjeu de leur coproduction tant
sur le plan des objectifs que des moyens. C’est dans ce contexte
que l’évaluation prend tout son sens, et son poids, comme
vecteur de changement.
Dans ce cadre, la mise en œuvre des conclusions
d’une évaluation reste soumise aux conditions de l’accord
ou du consentement politique. L’efficacité (et l’utilité)
d’une évaluation dépend donc toujours de la disposition
des instances décisionnelles à traduire dans les faits les
recommandations. Les conclusions d’une évaluation sont rarement
mises en œuvre fidèlement et intégralement. Les aménagements
ou les corrections apportés à une politique publique le
sont avec le souci d’une mise en compatibilité des différents
intérêts sociaux en présence. La tentation serait
grande d’y voir les effets des résistances de toutes sortes.
Voyons-y plutôt la reprise en main de la décision par le
politique avec des choix de société concernant le «
vivre ensemble ».
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2004-5/les-enjeux-de-l-evaluation.html?item_id=2555
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