est directeur du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R).
Une nouvelle démarche clé de la compétition commerciale
L’intelligence économique
n’est plus l’apanage de quelques grands groupes car beaucoup
d’entreprises constatent, dans l’environnement instable actuel,
qu’il leur faut trouver de nouveaux modes d’action, y compris
pour sortir d’une logique de domination imposée par la concurrence.
A partir de la fin des années
50,les grandes entreprises anglo-saxonnes – britanniques et surtout
américaines – créèrent des départements
de marketing, influencés par les méthodes de raisonnement
tactique militaires issues de la Seconde Guerre mondiale. Un des premiers
exemples de transfert des savoirs du domaine militaire vers le domaine
commercial fut le « marketing de combat », une pratique du
marketing qui s’inspirait des principes d’affrontement, de motivation
des troupes, d’infiltration du territoire de l’adversaire, en
montrant l’analogie qui pouvait être faite entre un environnement
concurrentiel et un champ de bataille.
Le marketing fut ainsi défini
comme l’ensemble des activités couvrant l’appréhension
la plus scientifique possible du marché et la définition
des actions nécessaires à sa conquête. Les entreprises
prirent progressivement l’habitude de réaliser des études
de marché afin de suivre l’évolution des attentes des
consommateurs, le positionnement de leurs produits, les innovations techniques
applicables à leurs activités et les actions des concurrents.
Mais les entreprises étaient
prises au dépourvu si un événement important se produisait
entre deux études de marché. Elles ressentirent alors le
besoin de suivre en continu les concurrents et l’évolution
de la consommation. Ainsi se développèrent les activités
de veille concurrentielle et commerciale. Parallèlement, les scientifiques
apprirent à suivre l’avancement des travaux de leurs confrères
et néanmoins concurrents. Ils donnèrent naissance aux pratiques
de veille technologique, au départ centrées sur les publications
scientifiques et techniques, les brevets, la consultation de banques de
données et la participation à des colloques.
Puis, au début des années
60, en raison du contexte d’affrontement concurrentiel croissant
entre les grandes entreprises américaines sur leur propre marché
intérieur, est apparue l’intelligence économique –
désignée, outre-Atlantique, sous les vocables de Business,
Competitive ou Corporate Intelligence – directement issue des
pratiques de renseignement développées à l’occasion
de la guerre froide. Elle n’a cessé de se développer,
notamment dans les années 70 et 80, au sein d’entreprises
telles que Motorola et IBM, pour s’imposer au début des années
90. Depuis, elle est largement pratiquée et enseignée.
Six fonctions au service de l’entreprise
L’intelligence économique n’est donc
pas fondamentalement une nouvelle discipline. Elle a toujours existé.
Dès le début des années 60, le service d’information
de General Motors disposait d’un budget équivalent à
celui des services secrets français. Au Japon, le Worldwide
Information Network de Mitsui est aujourd’hui un réseau
centralisé aussi important, par sa taille et ses effectifs, que
celui de la CIA. Mais cette discipline est restée longtemps cantonnée
au sein de quelques grands groupes. Elle se généralise aujourd’hui
en raison du nouveau contexte auquel doivent faire face les acteurs économiques
: globalisation et multilatéralisation, accroissement de l’intensité
concurrentielle et instabilité des marchés.
Il n’existe pas, en France, de définition
unique ou partagée par tous de l’intelligence économique.
C’est pourquoi il est plus aisé d’appréhender
cette discipline à travers ses pratiques.
L’intelligence économique, dans son sens
le plus large, remplit six fonctions au profit de l’entreprise :
- elle fournit une nouvelle grille de lecture de l’environnement concurrentiel
qui permet de décrypter les rapports de force, de percevoir et
de comprendre les stratégies cachées de la compétition
économique et de se mouvoir en fonction de cette dynamique ;
- elle offre une nouvelle méthodologie
d’acquisition et de gestion de l’information fondée sur
le « cycle du renseignement », qui permet à l’entreprise
de mieux surveiller son environnement et de détecter les opportunités
comme les menaces. « L’intelligence économique ne viole
pas les secrets mais tente de les précéder, notamment avant
que ceux-ci ne soient formalisés et protégés par
le droit1 » ;
- elle assure la protection de la stratégie, des savoirs et savoir-faire
de l’entreprise : dissimulation des intentions, protection du patrimoine
scientifique et technologique, gestion des connaissances, mesures de sécurité
physique, etc.
- elle apprend à utiliser les NTIC comme un levier de création
de valeur, comme un nouveau mode d’organisation, mais aussi comme
un moyen d’action original, en les employant comme une arme au service
du développement de l’entreprise. En la matière, les
modalités peuvent varier : utilisation orientée de l’information,
lobbying, désinformation, etc.
- elle conduit également à coordonner des jeux d’acteurs,
à mettre en place des partenariats ou des stratégies d’alliance,
pour des buts ponctuels ou durables. Car, aujourd’hui, une organisation,
quelle que soit sa nature, ne peut plus résoudre seule les problèmes
auxquels elle est confrontée.
L’intelligence économique
intervient pour construire des liens en réseau : réseaux
matériels de communication, réseaux classiques de connaissances,
mais aussi pensée en réseau, diffusion transversale de l’information,
analyse par critères de diverses natures, mise en œuvre d’actions
multi- terrains, etc.2 Ce développement des
réseaux répond ainsi au besoin d’échange de
savoirs, de technologies et d’informations relatives aux marchés
et à leur environnement.
La coordination des jeux d’acteurs débouche
sur des stratégies d’actions concertées (actions collectives
d’acteurs, firme-réseau ou réseaux de firmes), sur
la mise en œuvre de stratégies d’influence (organisation
de maillages stratégiques d’acteurs, à la fois offensifs
et défensifs) et sur la mutualisation des démarches de veille
(création de bases de données générales et
spécialisées et extension des réseaux à l’international).
Au niveau d’une nation, l’intelligence économique
identifie et active systématiquement les potentiels de complémentarité
des acteurs en vue de l’accroissement de la prospérité
nationale et de la projection de leur influence sur les marchés
mondiaux. L’intelligence économique débouche donc sur
une démarche d’échange et de partage collectif de l’information
dans l’entreprise, entre les entreprises, mais aussi entre l’État
et l’ensemble des acteurs économiques ;
- elle permet, enfin, de modifier l’environnement et de changer les
règles du jeu. En effet, s’adapter, c’est se conformer
aux rapports de forces du moment ; c’est limiter l’action à
l’approche défensive. La stratégie des acteurs se résume
alors au changement permanent et se réduit à la construction
d’une structure agile. C’est déboucher sur des comportements
de résignation. Pour sortir de cette logique, une seule modalité
d’action existe : modifier l’environnement en changeant les
règles du jeu. Cette finalité est un des aspects essentiels
de l’intelligence économique : sortir d’une logique de
domination imposée par la concurrence.
Comment changer les règles du jeu ?
Il s’agit de déplacer la compétition
économique sur des terrains où l’entreprise dispose
d’atouts ou d’avantages, en établissant d’autres
facteurs clés de succès. Il s’agit non pas de s’adapter
à l’environnement, mais de l’infléchir. Est-il
aujourd’hui encore possible d’être compétitif sans
changer les règles du jeu ? Cela s’avère de plus en
plus difficile.
Mais s’affranchir des règles du jeu ne signifie
pas pour autant que l’on soit libre de toute contrainte. Il faut
se donner les moyens d’une nouvelle stratégie dans un nouvel
environnement. L’intelligence économique a donc pour but de
préparer le marché à l’action de l’entreprise
(pénétration des milieux d’affaires, opérations
d’influence, conditionnement de centres de décision) et cherche
à utiliser à son avantage les règles du jeu. Elle
met en place des réseaux pour appuyer par l’information et
par l’influence des opérations de prise de contrôle
de marchés, grâce à l’utilisation offensive de
l’information. Elle va au-delà d’une simple logique commerciale
pour appréhender et influer sur les multiples ressorts des choix,
car il ne suffit plus d’être le plus compétitif sur
ses segments pour gagner. Il faut désormais être le plus
innovant en matière de stratégie globale et savoir développer
des actions d’influence ciblées.
Une combinaison d’actions variées
L’intelligence économique a pour finalité
de créer les conditions favorables à l’action de l’entreprise,
dans une société mondialisée de l’information
et des échanges fortement conflictuelle. Elle se fonde sur une
combinaison d’actions variées et originales, visant à
déceler, provoquer et exploiter des opportunités, ou à
anticiper et neutraliser des menaces.
L’intelligence
économique est la discipline qui révèle l’information
à la fois comme un facteur de production et comme une arme. Elle
est un levier qui permet aux entreprises et aux économies de survivre
et de se développer. Les gagnants seront ceux qui sauront passer
d’une simple veille technologique ou concurrentielle à un
processus complet d’intelligence économique. Cette attitude
était auparavant réservée aux stratégies de
combat : elle deviendra, du fait de la multiplication des flux d’informations
et de la concurrence économique transportée sur de nouveaux
terrains, le mode de raisonnement normal du décideur3.
Car, « dans la guerre économique mondiale ne pourront
espérer profiter de la croissance internationale que ceux qui sauront
anticiper les stratégies concurrentielles et les tendances de la
consommation, qui seront créatifs dans une adaptation permanente
au marché, qui sauront mobiliser les énergies pour appuyer
leurs manœuvres offensives et enfin qui seront compétitifs
par une offre de produits et de services adaptée aux possibilités
financières des consommateurs et globalement moins onéreuse
que les produits concurrents auxquels elle se substitue »4.
Aussi, il est impératif de développer l’intelligence
économique de manière rigoureuse et d’en professionnaliser
la pratique. Car les compétences indispensables à sa pratique
ne sont pas innées et la référence à M. Jourdain,
totalement erronée.
Les entreprises qui se posent la question de l’intelligence
économique – ou celles qui n’en font pas encore –
ne sont que des firmes en sursis. Il existe un seuil minimal de surveillance
des environnements en dessous duquel l’entreprise met en danger sa
compétitivité. Ceux qui se demandent aujourd’hui à
quoi sert l’intelligence économique sont ceux qui se demandaient
à quoi servaient la communication, un salon ou une étude
de marché il y a quelques décennies. Mais il faut prendre
garde à ne pas nourrir de faux espoirs en ce qui concerne cette
discipline. Quoiqu’elle soit indispensable, elle n’est pas une
arme miracle. Le renseignement ne gagne jamais les guerres à lui
tout seul. Si la connaissance est une condition nécessaire, elle
n’est en aucun cas suffisante.
La condition suffisante c’est la qualité
de la stratégie et l’adéquation des moyens aux buts
déterminés. Dès lors, la victoire appartient au plus
fort et au plus intelligent. Le renseignement permet d’être
plus fort et plus intelligent, en rendant possible l’utilisation
plus judicieuse des moyens dont on dispose ; il est sans utilité
si l’on est sans moyens et sans capacités.
- Roland Meyer, Intelligence économique et nouvelles pratiques sociales, Revue française d’intelligence économique, AFDIE, n° 3, octobre 1998, p. 74.
- Claude Revel, Diplomatie exportatrice américaine et élites françaises, CCE international, n° 461, mars 1998.
- Claude Revel, op. cit.
- Jean-Pierre Lhote, Information et soutien des PME : le cas RESIS, Revue d’intelligence économique, n° 1, AFDIE, mars 1997, p. 77.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2004-5/une-nouvelle-demarche-cle-de-la-competition-commerciale.html?item_id=2564
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