Yves CHARPENEL

Premier avocat général à la Cour de cassation.

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Mettre les procédures pénales à la portée des entreprises

S'il est souvent difficile pour les entreprises d'aborder sereinement les procédures pénales et d'en intégrer la complexité, quelques conseils peuvent les aider à bien s'y préparer.

La judiciarisation est devenue un phénomène de société que l'hypermédiatisation de certaines affaires touchant au monde de la politique et de l'économie illustre avant tout dans sa dimension pénale. Deux indicateurs principaux montrent l'ampleur et l'acuité de cette « criminalisation » des comportements économiques et sociaux.
C'est d'abord la prolifération continue des normes pénales applicables (le Code pénal), près de 15 000 recensées dans la table des infractions gérée par le ministère de la Justice, dont plusieurs centaines concernent spécifiquement la vie de l'entreprise, en dépit des tentatives de dépénalisation du droit des affaires esquissées en 2008. Il en va de même de la profusion des règles de procédure (le code de procédure pénale) au gré de réformes permanentes depuis trente ans, ce qui ne contribue pas à en permettre un accès aisé et rend problématique l'un des principes de base de notre droit, « Nul n'est censé ignorer la loi ».
C'est ensuite l'usage très libéral que nos concitoyens font de la possibilité légale, elle-même très étendue, de choisir la voie pénale pour résoudre leurs conflits, avec près de 5 millions de plaintes par an, là où dans d'autres pays on préférera la voie civile, la médiation ou l'arbitrage.
Voilà de quoi donner du crédit à la notion de risque pénal et conforter le sentiment, largement alimenté par des sondages récurrents, que la justice est incompréhensible (pour 90 % des Français) et qu'elle fonctionne mal (pour 75 %).

Une technique à intégrer

Que l'entreprise, ses dirigeants et ses salariés soient soumis aux règles de la procédure pénale n'est généralement pas mis en question. Ce qui continue de poser un problème, c'est le mode d'emploi d'une branche du droit qui n'est pas spontanément dans la culture des entreprises, plus habituées aux arcanes du droit commercial ou du droit social. Cependant, le monde de l'entreprise ne peut se dispenser de rechercher la voie la plus pertinente pour faire des procédures pénales une technique à intégrer, plutôt qu'y voir une fatalité à redouter et à maudire. Pour y parvenir il est souhaitable de connaître les réflexes élémentaires qui sont les clés d'une relation efficace et apaisée avec l'univers pénal.

1. Bien identifier les zones de convergence entre l'entreprise et les procédures pénales

Si l'on met de côté ce qui relève des comportements personnels des dirigeants et des salariés, qui, comme pour n'importe quel justiciable, peuvent relever de la réponse pénale, tout ce qui se passe dans le cadre de l'activité professionnelle est susceptible d'être directement concerné par une procédure pénale. Et l'enjeu sera alors de savoir s'adapter aux deux types de situations qui peuvent se présenter :

  • Quand la procédure pénale est une menace pour l'entreprise
    C'est d'abord l'hypothèse la plus redoutée, où l'entreprise est visée par une plainte pénale, concrétisant ce qui est aujourd'hui défini comme le risque pénal.
    Que ce soit en raison de la méconnaissance d'une loi pénale, parfois très technique et évolutive, ou en raison d'une démarche hostile, fondée ou non, d'un client, d'un concurrent ou d'une association de consommateurs, nul ne peut prédire le moment, la nature ou la conséquence d'un dépôt de plainte.
    Le risque est d'autant plus grand qu'il peut menacer aussi bien la personne morale que ses dirigeants ou ses agents. Les éventuelles mesures coercitives autorisées dans le cadre d'une procédure pénale, comme les perquisitions, les saisies ou les gardes à vue, vont accroître ce sentiment d'insécurité. Ajoutons que la nature des sanctions encourues, prison ou amende, mais aussi interdictions professionnelles et dégâts d'image, ne fait qu'amplifier un malaise qui peut générer des réactions inadéquates, faute de connaître ce terrain nouveau où l'entreprise s'engage malgré elle.
  • Quand la procédure pénale est au service de l'entreprise
    Mais c'est aussi l'hypothèse inverse, quand l'entreprise a besoin de la procédure pénale pour défendre de manière efficace ses intérêts légitimes, par exemple quand sa production est exposée à des contrefaçons, sa commercialisation à des pratiques déloyales de concurrence, sa réputation exposée à la diffamation ou son patrimoine informationnel à des indiscrétions.
    Choisir la voie pénale plutôt que la voie civile ou l'arrangement commercial est un choix critique et il faut décider rapidement, car le temps de la prescription pénale est plus court qu'en matière civile, et utilement, car les délais et les coûts de procédures peuvent varier considérablement. Ici l'analyse du risque et de la stratégie de défense (ou d'attaque) sera largement conditionnée par la connaissance ou la méconnaissance des avantages et des inconvénients des différentes options de procédure pour l'entreprise qui est victime.

2. Ne pas se tromper d'interlocuteur

En matière de procédure pénale, la loi indique clairement où est la porte d'entrée : c'est le procureur de la République, véritable ambassadeur ou agent de liaison entre l'institution pénale et la société civile. Les procureurs représentent 30 % du corps des magistrats, soit environ 2 500 personnes réparties principalement en 165 tribunaux et 36 cours d'appel. Ils ont quatre missions principales qui en font des interlocuteurs à la fois obligés et naturels pour l'entreprise confrontée au risque (ou au désir) pénal.
Le procureur est à la fois celui qui veille à l'application de toutes les lois (donc pas uniquement les lois pénales), celui qui peut déclencher une enquête (environ 3 millions par an) et qui est seul à décider de son résultat (environ 700 000 poursuites par an), celui qui exécute les peines prononcées, et celui qui est le seul habilité à communiquer sur ces enquêtes.
Il est désormais — compte tenu de la prohibition, inscrite aujourd'hui dans la loi, de toute instruction individuelle venue « d'en haut », c'est-à-dire de l'échelon politique du ministère de la Justice — le responsable opérationnel, sur son territoire, des choix de procédures. Il présente enfin le double avantage d'être, par principe, joignable 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 et 365 jours par an, et facilement localisable au palais de justice le plus proche. Ajoutons encore que, naturellement, sa toute-puissance est relative, dans la mesure où ses décisions peuvent être contestées devant son autorité hiérarchique — le procureur général de la Cour d'appel — et où son refus de poursuivre peut être contourné par la constitution de partie civile.
On ne saurait donc trop recommander aux chefs d'entreprise et à leurs salariés d'appliquer aux procureurs le principe cher aux banquiers en matière de lutte contre le blanchiment, c'est-à-dire « know your customer » (Connaissez vos clients). Il est possible, en effet, pour un chef d'entreprise ou le représentant local d'un syndicat patronal, de prendre rendez-vous avec le procureur du lieu, de préférence hors du contexte d'une affaire en cours, mais cela reste possible quand une affaire est engagée, afin d'évoquer des préoccupations générales ou particulières liées à l'activité professionnelle, ce qui peut parfois aboutir à des réunions de concertation sur les mesures de prévention à prendre et les circuits d'information ultimes en temps de crise. Connaître son procureur, ce n'est évidemment pas chercher à rentabiliser un carnet d'adresses, mais simplement intégrer le contact utile pour décrypter au mieux l'aléa naturel de toute procédure pénale.
Il ne faut en effet en attendre ni connivence ni complaisance (ou alors le remède sera pire que le mal...), mais tout simplement un accès professionnalisé (fiable et gratuit au demeurant) à un univers technique largement étranger à la culture de l'entreprise. Une fois identifié l'interlocuteur pertinent, il devient possible de mieux aborder les rivages agités de la procédure pénale, en étant mieux éclairé sur une procédure particulière ou sur la logique judiciaire en général, en cours ou en devenir.

3. Développer des capacités d'anticipation des procédures pénales

Une fois que l'entreprise dispose d'une bonne lisibilité sur la cartographie du champ pénal et sur la nature et l'intensité du dialogue qu'elle peut nouer avec « son » procureur, elle peut accéder au niveau supérieur, celui de la bonne anticipation des procédures pénales.
L'expérience montre que trois approches, si possible cumulées, se révèlent généralement performantes.

  • Appliquer le principe de précaution dans les zones de fragilité de l'entreprise
    L'application du principe selon lequel il vaut mieux prévenir que guérir est naturellement vivement recommandée en matière pénale, et les exemples positifs ne manquent pas de repositionnement de la gouvernance d'une entreprise ayant permis de minimiser le risque pénal en jouant sur les facteurs les plus susceptibles de déclencher une réponse pénale, comme la prévention des accidents du travail ou celle de la corruption.
  • Développer des compétences internes
    S'il n'est pas question de transformer un entrepreneur en pénaliste (ou un pénaliste en entrepreneur), il ne saurait être trop recommandé de doter chaque entreprise, en fonction de sa taille, d'un minimum de compétence juridique en matière pénale et d'encourager les formations pluridisciplinaires en la matière, en lien notamment avec les organisations représentatives patronales ou de salariés. L'exemple des liens noués entre le Medef et le service central de prévention de la corruption est à cet égard exemplaire et prometteur.
  • Rechercher les partenariats
    Intégrer la possibilité et la réalité des procédures pénales suppose surtout que, dans son secteur d'activité et en fonction des risques identifiés, l'entreprise envisage avec les parquets la participation à l'élaboration et à la mise en oeuvre de politiques pénales ciblées. Ici encore, les exemples positifs doivent être suivis, comme l'organisation de réunions régulières de politique pénale sur des sujets aussi variés que le recours au travail illégal, l'accompagnement des procédures collectives, les vols sur les chantiers ou dans la grande distribution et la protection de l'environnement.

Contractualiser les relations entre les entreprises et les responsables de l'action pénale ne peut à l'évidence que favoriser une meilleure lisibilité des procédures pénales. Cela suppose naturellement que l'écart culturel entre ces deux mondes soit relativisé par un climat de confiance réciproque qui ne peut naître que d'expériences communes fondées, si possible, hors d'un contexte de crise, car comme le souligne justement un proverbe haïtien : « Il ne faut pas attendre de se noyer pour apprendre à nager. »

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