Jean de MAILLARD

Magistrat.

Partage

L'État, un fraudeur parmi d'autres

Loin de la notion du délinquant en col blanc, criminel « infiltré » chez les honnêtes gens, la fraude est devenue systémique et trouve, y compris au sein des États, une raison d'être et une justification à de nombreuses dérives.

Quand on peut nommer une menace, elle est déjà moins à craindre. Peut-être n'est-ce donc pas complètement par hasard si c'est dans les États-Unis d'avant-guerre qu'un sociologue américain, Edwin Sutherland, a inventé l'expression de « délinquance en col blanc » (white collar crime).
Sutherland ne s'est pas contenté de révéler l'existence d'une nouvelle catégorie criminologique, celle des élites dévoyées, il a proposé d'en faire un portrait, qui collait bien à son époque. En bref, il voyait le délinquant d'affaires comme un criminel initié à des techniques criminelles, au terme d'un apprentissage de la truanderie enseignée par ses pairs dans le monde du crime. La criminalité ne s'improvise pas, pensait-il, elle n'est que l'adaptation à un modèle inculqué et appris, comme le serait n'importe quel autre. Sutherland n'avait qu'à regarder autour de lui pour voir des délinquants d'affaires confirmés, qui confirmaient au moins la pertinence sociologique de l'expression qu'il avait inventée pour suggérer une approche moins misérabiliste que celle qui attribue l'exclusivité criminelle aux pauvres et aux analphabètes.
Mais le sujet n'est pas clos pour autant. Partant d'un constat simple — ce n'est pas parce qu'un problème n'est pas résolu qu'il continue de se poser dans les termes qui l'ont fait naître —, on débouche sur une hypothèse qui relance le débat : avec les mêmes ingrédients, on peut composer de nouvelles recettes. On peut lier ainsi la question du sens à des considérations purement pratiques : ce n'est qu'en trouvant les bons mots, quitte à les inventer (ou à leur donner une nouvelle signification), qu'on pourra faire surgir le monde que nous cherchons à comprendre, en vue de l'apprivoiser. Ce n'est donc pas, loin s'en faut, un simple exercice de style. C'est une question, disons, de précaution pratique.

Pour en finir avec le délinquant en col blanc

Comment savoir si la notion de « délinquance en col blanc » renvoyait à une réalité plutôt qu'à sa perception ? Les mots ne sont pas les simples véhicules de la pensée : ils sont aussi, bien souvent, la cause de ce qu'ils donnent à voir. Le monde qui nous entoure n'existe vraiment qu'après qu'on se l'est entièrement imaginé. En désignant ces délinquants comme des prédateurs formés à l'école du crime, Sutherland faisait en réalité d'une pierre deux coups : il rendait compte d'un phénomène qu'il était difficile de ne pas voir, mais il sauvait l'innocence du système dont il soulignait en même temps la corruption. Le crime était vaste, mais il restait une affaire de criminels.
Peut-on en dire autant aujourd'hui ? Plus nos sociétés développent des techniques grâce auxquelles elles veulent s'assurer un meilleur contrôle d'elles-mêmes, plus elles rapprochent les modes de vie et de pensée, échangent et communiquent aux quatre coins du monde, créent des standards qui tissent une infinité de liens à travers tous les horizons, plus on observe de failles, de fractures, de distorsions, qui permettent aux techniques de subvertir les contrôles qu'elles devraient faciliter et aux hommes d'utiliser leur imagination et les moyens décuplés dont ils se sont dotés pour se spolier, se dépouiller et se nuire les uns aux autres.
Autre sujet de perplexité : les États, dont les responsables n'ont jamais été bien vaillants, il est vrai, pour combattre une criminalité dont ils côtoient les acteurs tous les jours, ont fini par considérer que le modèle social dont ils ont la charge se satisfait très bien d'une « fraude » qui en est devenue l'ordinaire.
Voilà donc le mot par lequel on pourrait proposer de renouveler notre façon de voir, quitte à l'affubler d'un adjectif — « systémique » — qui viendrait immédiatement qualifier les particularités de notre époque.

La fraude comme système

Soit, pour commencer, une définition de la fraude systémique : elle comprend toutes les formes de transgression des normes et des lois qui sont induites par un système et qui exercent sur lui un effet prédateur, mais aussi, à l'inverse, celles qui lui servent à assurer sa propre reproduction. Nous voilà loin du délinquant en col blanc, criminel « infiltré » chez les honnêtes gens, ne serait-ce déjà que parce que la fraude systémique impose une tout autre démarche : elle ne prend plus le délinquant, petit ou grand, comme épicentre du crime, mais elle attribue aux phénomènes transgressifs une raison d'être et une existence en tant que tels. Et ceux-ci peuvent être si impersonnels ou dilués qu'ils ne sont plus attribuables à un malfaiteur identifiable, ni même à un groupe quelconque : ils sont devenus ceux du système lui-même, car ils satisfont des besoins qui lui appartiennent.
En veut-on un seul exemple ? On le trouvera dans notre histoire financière récente, et pas des moindres, puisqu'il s'agit de la crise des subprimes. La double bulle, immobilière et financière, née des prêts subprimes, n'a constitué qu'une vaste « pyramide » mondiale, créée par un ensemble complexe de techniques financières reposant elles-mêmes sur une majorité de prêts immobiliers frauduleux montés par des professionnels aguerris. Toute une technologie financière hautement sophistiquée (la titrisation), qui a été inventée quasiment pour les besoins de la cause et a eu un effet d'emballement systémique sur l'économie mondiale, s'était bâtie sur l'octroi par les banques américaines de prêts à des emprunteurs qu'elles savaient insolvables et qui ne pouvaient conclure leurs emprunts qu'en falsifiant leurs dossiers. N'était-ce qu'un concours de circonstances ? Bien naïf qui le croirait : toute l'architecture financière construite sur les subprimes a servi à l'Amérique à se donner l'illusion d'une richesse et à continuer de vivre sur un crédit auquel son économie ne lui permettait plus depuis longtemps de prétendre. Et, comme l'a fait Bernard Madoff tout seul dans son coin, la banque américaine dans son ensemble a monté une forme de « cavalerie » à l'échelle mondiale, qui s'est écroulée avec fracas.
D'où l'appellation de fraude, préférée à celles de délinquance ou de criminalité. Elle ne les exclut pas, elle les englobe à l'occasion, mais elle s'en distingue aussi, car sa connotation plus large véhicule des notions à la fois moins fortes et moins précises, mieux en rapport avec une réalité souvent insaisissable. Délinquance et criminalité ciblent en effet des personnes parce que celles-ci enfreignent des règles, alors que la nouvelle fraude systémique n'a plus de centre de décision et, plus encore, qu'elle est capable d'inventer elle-même les normes et les contre-normes nécessaires à son expansion qu'elle imposera à celles des États (quand eux-mêmes n'y participent pas). La fraude, à de tels niveaux, est plus encore qu'une entreprise, fût-elle multinationale, elle est le système du système...

La fraude comme paradigme

S'habituerait-on vite à penser une délinquance sans délinquants, que surgit alors, il est vrai, une question lancinante : quelle est la place de la fraude, désormais, dans les conduites politiques, économiques, financières et sociales ? On doit à la vérité de dire, hélas, qu'elle est à la fois massive et généralisée, mais qu'elle n'est attribuable pour autant à personne en particulier. Ce qui signifie non seulement qu'elle n'est plus, depuis longtemps, l'apanage de voyous, même déguisés en banquiers ou en entrepreneurs, mais qu'elle est animée d'une vie propre, indifférente à ceux qui la servent. De même qu'Hannah Arendt avait observé une « banalité du mal » qui avait surtout besoin de fonctionnaires pour faire prospérer le crime systémique, il existe aujourd'hui une banalité de la fraude qui fonctionne selon les mêmes ressorts. Elle a ses serviteurs, mais ils n'en sont pas les maîtres, même s'ils en profitent pour s'enrichir.
Toute la question est précisément que, de maîtres, il n'y en a plus vraiment. Tout au plus des virtuoses et des premiers de la classe, aux savoirs étendus dans des spécialités diverses qui mêlent indistinctement le légal et l'illégal avec l'informel. Il faut fuir la théorie du complot, elle ne fait qu'égarer vers des boucs émissaires. La question n'est plus celle du crime et des criminels, qu'ils soient en col blanc ou en col bleu, elle est celle de la fraude, invisible parce qu'omniprésente. Et qui n'est pas près de disparaître.
On l'aura compris, la fraude dont il est ici question est une réalité neuve dans un terme ancien. Elle suppose les moyens de s'affranchir des lois et des normes de deux manières : en les ignorant ou en les violant sans risque, d'une part — ce qui n'est pas à la portée de n'importe qui —, mais aussi — ce qui l'est encore moins — en créant ses propres normes et ses propres lois, d'autre part, en s'érigeant en somme comme centre de pouvoir légitime qui peut à son gré changer les règles du jeu, y compris celles qu'on a soi-même fixées, dès qu'on les trouve gênantes. Du paradis bancaire et fiscal qui blanchit toutes les sortes d'argent sale ou douteux aux banquiers « too big to jail », en passant par les mercenaires mafieux qui débarrassent les industriels de leurs déchets toxiques en les déversant dans les océans, la liste est interminable de ceux qui non seulement font la loi mais peuvent aussi la défaire, la tordre, la plier au gré de leurs besoins.

La fraude à la portée de tous

Il ne faut pas croire pour autant que ce soit l'apanage des riches et des puissants. Dans la société en réseau, chacun peut, du haut en bas de l'échelle et sous la seule condition qu'il se plie à sa logique et entre dans ses mécanismes, creuser la niche dans laquelle il peut mener en toute tranquillité ses affaires comme il l'entend, en lien avec tous les autres réseaux, aussi solidaire par conséquent que solitaire. La fraude, tout comme les réseaux dont elle emprunte les formes et les chemins, est fractale : elle se reproduit à l'identique à toutes les échelles. Cette autonomie des réseaux au sein d'un système de réseaux ne mène pas fatalement à la fraude, et moins encore à des conduites criminelles. Mais elle rompt l'unité propre à toute communauté, elle n'assure plus les liens indispensables pour se reconnaître un destin partagé. Les règles qui commandent les systèmes en réseaux ne sont pas celles qui régissent les sociétés humaines : les réseaux sont des médias « froids », ils s'agrègent entre eux par des liens dépourvus d'affect et même de morale.
La fraude au sein d'une société en réseaux n'a donc plus rien à voir avec la criminalité d'une société homogène, cohérente et ordonnée, puisqu'elle épouse les contours d'autres formes d'échanges entre les individus et leurs activités, économiques ou non. Elle brouille les repères et rend obsolètes les schémas anciens, qui permettaient de distinguer ce qui était criminel de ce qui ne l'était pas. Désormais, n'importe qui peut imposer sa propre norme contre les autres, il suffit d'être en situation de le faire.
Il y a des méthodes « douces », presque insensibles, et il y en a des « dures », qui requièrent la violence ou la contrainte. Il n'est pas rare de les voir associées, dans une subtile division du travail qui fait de la fraude la continuation des affaires par d'autres moyens. Si la fraude autorise une esquisse de typologie, on dira simplement que les méthodes employées sont d'autant moins visibles que leurs auteurs se cachent dans l'ombre des pouvoirs (État, finance, économie) et que la notion de « crime organisé » n'est mieux connue au contraire que parce qu'il est moins facile à ses acteurs de se dissimuler.

Comment vivre avec la fraude ?

La fraude ne s'oppose pas à la délinquance, elle est le terme générique qu'il faudrait employer désormais pour englober toutes les formes de transgression des normes générales, y compris — ce n'est pas le moindre des paradoxes — par la création d'autres normes qui sont, elles, particulières. Elle remet en question à peu près tous les postulats sur lesquels on concevait, jusqu'alors, la sécurité.
Chacun peut être tour à tour auteur et victime des pratiques frauduleuses qui déstabilisent les marchés. La concurrence mondiale n'est pas toujours vertueuse, loin s'en faut, et la corruption, l'espionnage, le vol des brevets, le pillage des données, le parasitisme, la contrefaçon, la falsification comptable, l'escroquerie, le chantage, le racket, les tromperies de toutes sortes... sont le lot quotidien de ce que d'aucuns n'hésitent plus à appeler la « guerre économique ».
Les États et leurs organes de régulation, notamment dans les domaines économique et financier, ne sont plus les garants du respect de la loi car ils peuvent se trouver eux-mêmes impliqués dans des mécanismes de transgression des normes. Il n'y a pas que les paradis bancaires et fiscaux et les États « faillis » ou « voyous » : les pays industrialisés et démocratiques jonglent quotidiennement avec le contournement des normes et les contre-normes qu'ils tolèrent, accompagnent ou veulent ignorer. Quand les banques qui fixent les taux Libor ou Euribor s'entendaient pour les truquer, Timothy Geithner, président de la Réserve fédérale de New York, et Paul Tucker, sous-gouverneur de la Banque d'Angleterre, détournaient pudiquement, mais en toute connaissance de cause, le regard. Quand la Grèce falsifiait ses comptes publics, elle s'appuyait sur l'ingénierie financière de Goldman Sachs. Quand la Chine veut une technologie, elle se sert.
Sécurité, on l'aura compris, ne rime plus avec légalité mais, ce qui n'est pas la même chose, avec légitimité. Est légitime désormais celui qui peut faire prévaloir ses propres normes et échapper à celles des autres. Par une inversion ironique dont l'Histoire a le secret, les États sont peut-être, aujourd'hui, les moins aptes à faire valoir la leur, en tout cas pour eux-mêmes. S'ils restent, souvent encore, les mieux placés comme créateurs de normes et de contre-normes, c'est à la condition qu'ils mettent leur pouvoir au service de ceux qui ont acquis la légitimité qu'ils ont eux-mêmes perdue, par le droit si tout va bien, sinon par la force ou la violence.

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