Éric DELBECQUE

Chef du département sécurité économique à l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ).

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Des menaces tous azimuts

La criminalité économique est un concept qui ne va pas de soi, une réalité difficile à appréhender. Pour bien la comprendre, il faut discerner comment s'articulent les menaces concurrentielles et criminelles.

Les organisations criminelles menacent les entreprises de la même manière que les États et les citoyens mais la « guerre économique » existe elle aussi et constitue une autre incarnation du crime, un autre genre de menace ciblant les intérêts économiques. Des entreprises s'affrontent en effet à couteaux tirés pour conquérir des marchés de plus en plus convoités par une galaxie de concurrents. Cela éclate aux yeux de tous depuis que l'on voit les pays émergents projeter leurs entreprises à l'assaut des marchés occidentaux. Des États participent également à cette gigantesque confrontation commerciale. En fait, les enjeux stratégiques de demain s'affirment le plus souvent économiques. Les autres sujets d'affrontements n'ont pas disparu, mais leur poids relatif a diminué dans les priorités de l'échiquier planétaire.
Quelles pratiques concrètes se cachent derrière la formule de « guerre économique » ? De nombreuses réalités : l'espionnage industriel, les intrusions ou les cambriolages dans des laboratoires de recherche, le débauchage de cadres de haut niveau (appelé « recrutement hostile »), les attaques sur l'image, la déstabilisation de dirigeants, etc. Bref, le crime ! Pour des mobiles variés dans la forme, mais convergeant vers l'espérance d'un profit.

L'essor de la manipulation de l'information

La manipulation de l'information, en particulier, connaît un grand succès… Illustration intéressante : le cas de Whitehaven Coal. En janvier 2013, une association — estimant trop polluantes les activités de cette entreprise — usa de l'en-tête d'une banque ayant pignon sur rue pour propager des informations erronées et faire ainsi plonger la valeur du titre de ladite société 1. Sans motif crédible, le cours de Bourse enregistra une chute brutale d'environ 10 %. Après la suspension de la cotation, l'enquête permit de découvrir la publication d'un faux communiqué censé provenir de la quatrième banque australienne : ANZ. Le document semblait mettre fin aux facilités de financement (de près d'un milliard d'euros) concernant la mine à ciel ouvert de Maules Creek, l'une des plus importantes de la planète (un site crucial pour Whitehaven Coal). Le faux communiqué soulignait « les risques liés à la réputation et des analyses sur la rentabilité de cette mine, dans le climat actuel de haute volatilité sur le marché du charbon à l'exportation ». Les marchés, plutôt fébriles, n'avaient pas mis longtemps à réagir ! Une fois la supercherie révélée, des activistes de Frontline Action Group (une association de défense de l'environnement opposée à cette mine, qu'ils jugent dangereuse pour l'environnement) dévoilèrent qu'ils étaient les véritables auteurs du communiqué. La prise de contrôle offensive d'une entreprise se signale encore dans les menaces les plus élaborées du moment. Des actions illicites peuvent y concourir. Le danger provient aussi parfois de l'intérieur des organisations avec les fraudes.

L'extension du domaine de la contrefaçon

Citons encore la contrefaçon 2, qui constitue aujourd'hui un véritable fléau pour les entreprises. Déjà confrontées à une concurrence exacerbée, elles doivent également faire face à cette production illégale qui diminue leur part de marché, fait peser une menace sur les emplois et détériore inévitablement leur image de marque. En évoquant cette problématique, on pense traditionnellement aux impacts qu'elle génère sur l'industrie du luxe qui en est la première victime.
Toutefois, la contrefaçon ne se cantonne plus depuis de nombreuses années au secteur du luxe. Elle a basculé vers les produits de consommation courante. Plus aucune entreprise n'est à l'abri. L'histoire de cette PME stéphanoise, fabriquant des chaussettes, est révélatrice. Le site commercial de la marque Archiduchesse, qui réalise 70 % de ses recettes sur Internet, a été piraté par une plate-forme chinoise : le contenu, le logo, les images (y compris la photo du gérant français). Une véritable copie conforme du site français proposait les produits contrefaits de la PME à un prix six fois moins élevé. « Pour l'instant il n'y a pas d'impact pour nous puisque ce site semble se cantonner au marché chinois, mais s'il était traduit en français, les produits contrefaits pourraient potentiellement être vendus en France, et ce serait la fin pour nous », a ainsi déclaré le gérant de cette PME, Patrice Cassard. Il apparaît donc clairement que la contrefaçon peut avoir des effets dévastateurs sur les PME-PMI, qui constituent 70 % du tissu économique français. Face à ce phénomène criminel, les PME-PMI sont démunies par rapport aux grands groupes.
La contrefaçon constitue un phénomène polymorphe. D'un point de vue strictement juridique, le terme contrefaçon renvoie à la violation d'un droit de propriété intellectuelle (tel que le brevet, la marque, les dessins et modèles...), mais utilisé plus couramment il qualifie l'ensemble des actes de parasitisme, d'imitation et de concurrence déloyale. Il se caractérise également par l'existence de différents types de contrefaçon, à savoir le « faux-faux », fabriqué avec des matières premières impropres, le « faux-vrai », fabriqué avec des matières premières authentiques et imitant ou reproduisant partiellement ou totalement un produit, sans l'autorisation du titulaire du droit de propriété intellectuelle, et enfin le « vrai-faux », produit identique à l'original parfois fabriqué dans les mêmes usines et revendu directement pour le compte d'un sous-traitant malhonnête à l'insu du donneur d'ordre 3.
Ce marché criminel demeure mal connu et certainement sous-estimé. De nombreux rapports publiés ces dernières années estiment le chiffre d'affaires de la contrefaçon à environ 500 milliards d'euros par an, soit 7 à 10 % du commerce mondial. On observe, par ailleurs, une véritable professionnalisation des filières de la contrefaçon, « dopée » par les possibilités de l'Internet. Ce phénomène a atteint aujourd'hui le stade de l'industrialisation. Au point qu'il détruirait chaque année 200 000 emplois en Europe, dont 30 000 en France.
Cependant, au-delà des pertes colossales subies par les acteurs économiques et par la population des territoires sur lesquels ils se trouvent, la contrefaçon pose avant tout de graves problèmes en termes de sécurité et de santé publique. De nombreux produits contrefaits s'avèrent aujourd'hui dangereux, voire mortels. C'est le cas notamment des cigarettes de contrebande fabriquées dans certaines provinces chinoises (qui contiennent des bouts de tissu ou de plastique nocifs pour la santé), des médicaments contrefaits (faux Viagra), ainsi que des produits alimentaires (alcools frelatés) ou encore des pièces détachées destinées à l'aéronautique.

Une multitude de dangers

Il existe bien d'autres dangers. Une étude de l'Edhec et du Club des directeurs de la sécurité des entreprises sur les malveillances commises contre les entreprises en 2008-2009 (reposant sur un sondage réalisé auprès de 82 grandes entreprises européennes, américaines et japonaises) établissait le « tableau d'honneur » suivant parmi les attaques répertoriées :

  • 84 % de ces entreprises ont été victimes de vols de produits et d'équipements
  • 67 %, de fraude interne
  • 39 %, d'intrusion dans les systèmes informatiques et de contrefaçon
  • 34 %, d'attaques armées
  • 33 %, d'usurpation d'identité
  • 17 %, d'enlèvements et prises d'otages
  • 6 %, de meurtres d'employés.

Mentionnons encore le racket (le cas est particulièrement connu dans l'industrie du traitement des déchets) et notons en particulier que sa forme la plus élaborée aujourd'hui est le piratage des marchés publics. Il repose sur le contrôle de l'adjudication d'un marché et nécessite une forte collusion avec le pouvoir politique local.
Le vol de marchandises se transforme en vol de fret (électroménager, parfumerie, vins et spiritueux, textile, téléphonie, épicerie fine...). Des bandes extrêmement organisées issues de la criminalité itinérante ou de groupes criminels urbains en sont les principaux opérateurs. La technique consiste dans le détournement de convoi ou le vol en entrepôts de tonnes de marchandises, sur renseignement.
Le détournement mérite aussi l'attention. Il apparaît sous trois formes :

  • le blanchiment d'argent (mafias et cartels sud-américains)
  • le détournement de capacités logistiques à des fins criminelles (mafias turques et albanaises)
  • la contrefaçon (détournement d'un savoir-faire technique ou d'une marque : triades chinoises et organisations criminelles et terroristes russes).

Des zones de risques accrus

Certaines zones du monde sont particulièrement dangereuses. Ainsi, le golfe de Guinée paraît un espace périlleux pour l'industrie pétrolière. Cette dernière exploite les champs situés au Nigeria (Shell y réalise 10 % de sa production annuelle). Or, l'action criminelle dite « ethnique » (surtout le fait de jeunes alcoolisés, drogués et conditionnés par des rituels d'envoûtement) y constitue une réalité extrêmement récurrente. Cette violence provient des communautés environnant les zones d'exploitation (lesquelles sont, il est vrai, victimes d'une corruption galopante des élites et d'une inégalité criante dans la répartition de la rente pétrolière). Les actes délictueux (vécus et exercés comme une pression, une forme de lobbying) ont pour but d'obtenir des embauches de manoeuvres ou leur maintien dans l'emploi après la fin des campagnes. L'action de ces gangs ethniques se révèle très brutale dans le delta du Niger, où l'on constate des attaques régulières de chantiers, des abordages de barges et de plates-formes, des enlèvements et des assassinats de personnels expatriés.
Les malveillances peuvent facilement s'égrainer dans une liste à la Prévert. Le propos ne vise pas ici à construire des catalogues mais à polariser l'attention sur des menaces aujourd'hui stratégiques pour les entreprises parce qu'elles fragilisent fortement leur développement et leur pérennité.
Au bout du compte, il faut constater que la criminalité économique s'invite dans la guerre des affaires, dans la confrontation concurrentielle mondiale ! S'évadant des champs de bataille, la guerre a investi le cyberespace, le commerce mondial, la finance internationale, l'échiquier médiatique, etc. Dès lors, chaque acteur économique devient un loup pour tous les autres acteurs économiques. Aucune paraphrase ironique de Hobbes dans ce propos mais simplement une évidence facile à constater. L'affaire Prism l'a récemment démontré. Captation d'informations stratégiques, attaques sur les systèmes d'information, guerre par l'information (c'est-à-dire utilisation des médias comme instruments de déstabilisation) et affaiblissement par encerclement normatif apparaissent comme les quatre grandes formes de menaces concurrentielles dont les entreprises peuvent être les victimes. Résumons-nous : il est devenu banal de clamer que l'entreprise fait clairement face aujourd'hui à des menaces concurrentielles. Mais ces dernières se métissent souvent de menaces criminelles. Les divers acteurs agissant dans son champ d'activité mettent en question régulièrement le développement de telle ou telle société, mais elle peut être également victime d'acteurs criminels au sens strict, et même d'organisations criminelles.

Deux types d'acteurs criminels

Du recrutement hostile à la guerre de l'information, en passant par l'instrumentalisation de procédures judiciaires, un opérateur économique dispose d'une large gamme d'instruments pour porter des coups particulièrement rudes à ses rivaux, à l'intérieur ou en dehors du cadre de la légalité. Dans l'ordre des manoeuvres illicites auxquelles certaines entreprises, malheureusement, n'hésitent pas à recourir, on citera pour mémoire le vol ou l'interception de données, l'atteinte à l'image par la désinformation, l'intrusion dans la vie privée de dirigeants ou de salariés occupant des postes clés, le sabotage de systèmes d'informations et le vol de données, etc.
C'est donc bien deux types d'acteurs criminels qu'il faut considérer :

  • les délinquants ou les organisations criminelles au sens le plus traditionnel du mot
  • les acteurs économiques ou issus de la société civile employant des moyens illicites.

Toutes les entreprises doivent s'adapter à cette évolution, alors que leur culture n'est pas spontanément portée à anticiper ces menaces complexes. Et aucune n'est à l'abri. Là comme dans toutes les autres fonctions de l'entreprise, il s'agit d'anticiper et de prévenir les crises. La sûreté n'a rien d'une pratique castratrice gênant l'entreprise dans sa fonction première ! Elle permet tout au contraire de créer de la richesse et de valoriser des compétences.
Une réflexion de cette nature vise une approche dynamique de la sûreté qui évite le piège de la citadelle. En effet, on ne peut ici que reconnaître l'inadaptation des modèles simplistes de surveillance et de vigilance visant à sécuriser des personnes, des informations, des biens et des installations.
La lutte contre la criminalité économique — qu'elle vienne des organisations criminelles ou de concurrents indélicats — se situe donc au coeur des démarches de compétitivité et de RSE des entreprises. Elles doivent rester vigilantes et éviter que le remède ne soit pire que le mal : une sûreté mal comprise étouffant les affaires pourrait anéantir le patient plus que la maladie. Se développer et se sécuriser s'avèrent deux démarches à fusionner intégralement !

  1. Charles Gautier, « Des écolos en lutte contre une mine se font passer pour des banquiers », Le Figaro, 8 janvier 2013.
  2. Voir l'article de Pierre Delval.
  3. Les notions de vrai-faux, faux-vrai et faux-faux sont issues du rapport Waito (World Anti-Illicit Traffic Organization) 2011. Elles sont protégées par un copyright et ont été créées spécialement pour ce rapport par le criminologue Alain Bauer.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2014-7/des-menaces-tous-azimuts.html?item_id=3419
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