© Collège de France, P.Imbert

Claude HAGÈGE

est linguiste et professeur au Collège de France.

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Le jeu changeant des langues avec la mort

Pourquoi certaines langues viennent-elles à disparaître ? Les explications de l'auteur de « Halte à la mort des langues » et son appel à la préservation résolue d'une diversité linguistique dans le monde. Pour Claude Hagège, toutes les langues ne sont pas égales face à la mort... ni à l'anglais.

Vingt-cinq langues, environ, meurent chaque année. Il n'est pas impossible que ce processus soit inéluctable, à moins que le génie humain n'invente quelque moyen d'affronter cette entropie, et de permettre aux langues menacées de survivre longuement, ou même de retrouver leur vitalité. Ce serait, évidemment, une étrange victoire des langues sur la mort, avec laquelle elles paraissent jouer un jeu redoutable, lui échappant ici, y succombant là, l'ajournant ailleurs. Mais, précisément, si les issues de cet affrontement sont si variées, c'est dans la mesure où le sont eux-mêmes les facteurs d'agression et les situations des langues.

Les atouts d'une identité nationale précoce

C'est l'ancienneté de leur formation, attestée par de très nombreux documents écrits, et la précocité de l'identité nationale, qui expliquent pourquoi le français, l'allemand, l'espagnol et l'italien sont, à l'heure actuelle, moins directement menacés par le déferlement mondial de l'anglais que ne le sont des langues plus tardivement attestées.

On considère souvent qu'en Occident, la fin du Moyen Âge et les débuts de la Renaissance sont des périodes de floraison des langues. En effet, ce sont les moments où la naissance ou l'affermissement d'États modernes s'accompagnent d'une promotion des plus importants parmi divers usages dispersés, qui vont devenir des langues officielles parce que ce sont ceux des régions dans lesquelles s'installe l'autorité politique. Telle est, en France, l'histoire des parlers utilisés à Paris et dans les zones périphériques, jusqu'à la Champagne. Telle est l'histoire du dialecte germanique des descendants des Angles et des Saxons, qui supplante, dès le début du XIVe siècle, le franco-normand, jusque-là utilisé encore par la cour d'Angleterre et par l'aristocratie. Telle est, à la fin du XVe siècle, avec l'achèvement de la Reconquista sur l'Andalousie musulmane, l'histoire du castillan, symbole linguistique de la monarchie catholique espagnole confortée dans son pouvoir politique et religieux.

La situation est différente pour le florentin de la Divine Comédie et le thuringeois-haut-saxon de la traduction de la Bible par Luther, puisqu'ils s'imposent comme normes littéraires plusieurs siècles avant que naissent, respectivement, l'Italie et l'Allemagne ; mais du moins ils ont contribué à forger, alors que les États sont encore loin d'exister, une identité nationale très forte.

Les handicaps des groupes politiquement fragiles

En revanche, le défaut cumulé d'épaisseur temporelle documentée et de solidité politique, ou au moins nationale, résistant aux défis des contacts, est, pour une langue, un facteur de particulière fragilité. Ainsi, les langues indiennes d'Amérique du Nord ne possédaient pas de tradition écrite qui fût à même de perpétuer dans les mémoires le souvenir du passé. De surcroît, malgré les conflits armés pour la maîtrise des territoires, le modèle politique urbain apporté par les Européens tandis que se construisaient les États-Unis et le Canada apparaissait, dès le milieu du XIXe siècle, comme plus puissant, et comme susceptible de fournir des emplois assurant une existence moins précaire que celle des tribus indiennes nomadisant avec leurs troupeaux à travers de vastes étendues.

L'anglais seul étant parlé dans ces lieux de travail, les langues indiennes étaient fortement marginalisées, prélude à leur extinction. Si l'on ajoute à cela que les enfants des tribus combattues par les Blancs étaient arrachés à leurs familles et envoyés dans un univers quasi-carcéral de pensionnats où l'usage de leurs langues vernaculaires était interdit et réprimé, par les maîtres comme par les missionnaires évangélisant tous ces écoliers autochtones, on comprendra la prompte disparition de nombreuses langues indiennes des groupes algonquin, iroquois, sioux, athapaske, uto-aztèque, penutia, et d'autres. À peu près à la même époque, un processus comparable s'est déroulé en Australie, et a eu pour conséquence l'extinction d'un grand nombre de langues aborigènes, les descendants de leurs locuteurs ne parlant plus aujourd'hui que l'anglais.

La pression de voisins économiquement plus puissants

Les langues que le prestige historique et politique de leurs usagers maintient à l'abri du danger d'extinction peuvent constituer elles-mêmes de graves menaces pour celles qui, occupant des territoires voisins des leurs, sont ainsi soumises à leur pression. Ces menaces sont essentiellement économiques. Le nubien, langue nilo-saharienne du Soudan et de Haute-Egypte, est menacé par le déclin de la vie rurale, corollaire de l'attraction de la vie urbaine et des perspectives d'emploi qu'elle offre, d'où les départs massifs vers Le Caire ou Alexandrie, où les arrivants n'utilisent bientôt plus que l'arabe.

La conséquence de ces rapports inégaux est, dans les cas les plus spectaculaires, la décision publique d'abandon, qui n'est qu'une cause seconde, fondée sur la véritable cause, à savoir cette dissymétrie des conditions économiques. Ainsi, les Yaaku, population du centre-nord du Kenya, qui parlaient une langue de la famille couchitique, possédaient une économie très fragile : ils vivaient d'une acticité de subsistance typique de nombreuses tribus nomades en Afrique, en Asie ou en Océanie : ils pratiquaient la chasse, la pêche et la cueillette. Beaucoup d'hommes s'employaient chez leurs voisins, les Masaïs, importante communauté d'éleveurs dotés, de ce fait même, d'un certain prestige, et dont ils allaient garder les troupeaux pour améliorer leur condition. Influencés par la culture et la langue masaïs, les Yaaku abandonnèrent progressivement la stricte endogamie d'autrefois : ils passèrent par étapes de la vie de chasseurs-cueilleurs à une économie pastorale quand l'habitude s'établit parmi eux d'épouser des femmes masaïs ; mais ces dernières n'adoptaient pas la langue de leurs époux yaaku, alors même que les femmes yaaku adoptaient, elles, la langue de leurs époux masaïs. Prenant acte de cette situation de réduction croissante de l'emploi du yaaku, les notables de la tribu, lors d'une réunion publique tenue dans les années 30, après avoir souligné que leur langue tribale, où l'activité de chasse occupait une large place, était inadaptée à une société d'éleveurs de bétail et possédait beaucoup moins de prestige que le masai, décidèrent qu'une langue aussi peu propice à l'avenir de leurs enfants que le yaaku ne devait plus leur être transmise, et serait donc désormais abandonnée.

Le même phénomène s'est produit pour des langues mises au contact d'idiomes d'envahisseurs. Ainsi, au début du XVIIIe siècle, les locuteurs du kheokoe, langue de la famille khoisan (Afrique du Sud), décidèrent de passer désormais au néerlandais, exemple fort rare d'adoption de la langue des colons par des esclaves qui voulaient s'approprier cette marque du prestige de leurs maîtres.

C'est ce même regard que portaient sur l'avenir, il y a beaucoup plus longtemps, les bonnes familles en voie de romanisation de la Gaule narbonnaise, qui ne voyaient plus d'horizons pour leurs enfants que dans l'école romaine, et ne trouvaient plus d'intérêt à leur transmettre le gaulois ou sa parente celtique locale. Pour demeurer dans le domaine des langues celtiques de France, on peut enfin mentionner le cas de l'aristocratie bretonne, engagée dans un processus de francisation croissante dès le XVe siècle, de même que les élites urbaines dont le pouvoir économique s'affermissait durant la même époque. Les uns et les autres abandonnaient progressivement le breton, contrairement aux paysans et aux pêcheurs cantonnés dans une économie rurale peu ouverte sur l'extérieur et dans un style de vie modeste, qui est encore aujourd'hui celui d'une grande partie des Bretons continuant d'utiliser leur langue.

La menace du bilinguisme inégalitaire

Les exemples qui viennent d'être cités sont ceux de populations soumises à la pression de voisins ou d'envahisseurs plus puissants, dont ils finissent par adopter la langue. La disparition des langues vernaculaires est évidemment précédée d'une période de bilinguisme intensif. Le bilinguisme n'est pas en soi un facteur de menace pour une des deux langues, lorsque la relation sociale et économique entre les communautés qui les parlent est d'égalité. Mais si elle est inégale, comme dans tous les cas extérieurs à l'Europe qu'on vient de mentionner, la langue la plus fragile est menacée, et ce processus peut la conduire à l'extinction.

Il ne semble pas que ce soit le poids démographique qui joue toujours le rôle décisif. C'est ce que prouve le rapprochement entre le gaulois ou le breton et le yaaku ou le kheokoe : les deux premiers étaient parlés par des communautés relativement importantes, alors que les deux derniers l'étaient par de petites tribus. Or la disparition ou la situation précaire de toutes ces langues est leur destin commun, dans la mesure où, malgré les différences démographiques, elles étaient ou sont toutes fragilisées au même degré par le caractère inégalitaire du bilinguisme de leurs usagers, lui-même lié à la pression de groupes économiquement plus puissants.

On peut en dire autant du same (autrefois appelé lapon), au moins en Norvège. La plupart des Sames de ce pays sont bilingues, comme ceux de Finlande, qui sont même souvent trilingues, puisque le suédois y est aussi langue officielle, à côté du finnois. De nombreuses communautés sames vivant, au-delà du cercle polaire, le long des fjords qui donnent sur l'océan Glacial arctique refusent de transmettre le same à leurs enfants, et les élèvent en norvégien.

L'importance du sentiment d'identité

Les effets destructeurs du bilinguisme inégalitaire peuvent être atténués lorsqu'un groupe qui y est exposé possède un fort sentiment d'identité. Celui-ci peut même, dans certains cas, balancer les effets négatifs du petit nombre, dont on vient de voir qu'il n'est pas un facteur décisif en soi, mais qui peut le devenir quand il s'agit de communautés réduites à quelques centaines d'individus, parmi lesquels, de surcroît, le bilinguisme inégalitaire est généralisé.

Ainsi, une langue couchitique orientale du sud de l'Éthiopie, le bayso, continue de résister à la concurrence redoutable des langues plus répandues qui l'environnent, et qui sont parlées, l'une, le galla, par 8 millions de personnes, l'autre, le somali, par 5 millions, alors que le nombre des locuteurs du bayso ne dépassait pas 500 en 1990. La conscience nationale très forte qui caractérise les locuteurs de cette langue existe aussi chez ceux du hinoukh, parlé au nord-est du Caucase par... 200 personnes environ. Les Hinoukhs, quasiment tous usagers du russe en même temps que de leur langue ancestrale, pratiquent, au surplus, des mariages allogènes. Ils ne se dissolvent pas, pourtant, dans ces circonstances menaçantes, tant le sentiment de leur originalité ethnique est fortement enraciné.

Il existe à titre d'épreuve quasiment expérimentale un autre cas, en Russie encore, de toute petite tribu que l'on peut considérer comme opposé à celui des Hinoukhs. Ce sont les Négidal, communauté vivant dans la région de Khabarovsk, et composée également de 200 locuteurs, dont la langue, appartenant à la famille toungouse, est beaucoup plus menacée que le hinoukh, dans une large mesure parce que les Négidal n'ont pas un sentiment d'appartenance ethnique aussi vivace que les Hinoukh. Lorsque à ce facteur s'ajoute le fait que deux langues rivales appartiennent au même groupe génétique, la plus fragile est plus exposée encore. Ainsi les Svanes, beaucoup plus sensibles au prestige de la vieille culture de leurs voisins géorgiens du Caucase du Sud que soucieux de leur propre identité, en viennent à récuser cette dernière, à se faire passer, eux-mêmes et leur langue, pour géorgiens et à renoncer à transmettre le svane.

Parmi les cas opposés, c'est-à-dire ceux où l'identité culturelle est forte, il en est un, au moins, qui présente un aspect spectaculaire, dans la mesure où le facteur ethnique non seulement préserve, mais a même le pouvoir de ressusciter.

L'hébreu, qui était déjà devenu une langue morte durant l'exil de Babylone (entre -597 et -539), a été ressuscité... 2440 ans plus tard, c'est-à-dire lorsque, au début du XXe siècle, les premières familles juives de Palestine ont commencé de s'en servir à l'exclusion d'autres langues. Durant cette période de plus de deux millénaires, la conscience nationale juive, alimentée par le sentiment de l'exil et par l'enseignement de la Bible, était demeurée assez puissante pour défier l'immensité du temps...

Les faits qui précèdent nous fournissent quelques éléments pour esquisser certaines évolutions prévisibles. On pourrait considérer que dans le monde d'aujourd'hui, où l'anglais possède une puissante force de diffusion internationale, la menace qui pèse sur toutes les autres langues est importante. Pourtant, cette menace ne revêt pas le même aspect selon la situation de chaque langue. Celles dont la tradition culturelle et politique est ancienne, et qui sont parlées par des populations conscientes de leur identité, sont probablement moins menacées, au moins à brève échéance.

L'anglais, une menace ?

Il convient cependant de garder une vigilance extrême face aux menaces de la prétendue « globalisation ». Car la circulation sans aucun contrôle, selon l'idéologie néolibérale, des marchandises et des idées ne peut qu'accroître la pression de l'anglais, langue du néolibéralisme. La puissance économique n'est plus, dans ce contexte, une garantie suffisante, puisque les grands groupes des pays industrialisés agissent résolument pour la diffusion de l'anglais, comme si leur succès économique dépendait de son adoption généralisée. L'action énergique et concertée en faveur de la préservation de la diversité linguistique du monde, fondée sur la conscience culturelle, est donc plus que jamais nécessaire.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2005-10/le-jeu-changeant-des-langues-avec-la-mort.html?item_id=2649
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