Isabelle FALQUE-PIERROTIN

est présidente du Forum des droits sur l'Internet et conseiller d'Etat.

Le Forum des droits sur l’internet est un organisme créé en 2001 avec le soutien des pouvoir publics. Compétent sur les questions de droit et d’usage de l’internet, il a publié à ce jour seize recommandations à l’attention des acteurs publics et privés.

Les rapports annuels du Forum des droits sur l’internet sont publiés à la Documentation française et disponibles sur le site www.ladocumentationfrancaise.fr

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Un espace de droit à construire autrement

Les modes de régulation traditionnels sont à revoir. Dans le cadre du prochain sommet des Nations unies sur la société de l'information, des voix s'élèvent pour la constitution de forums multi-acteurs, à l'image du Forum des droits sur l'internet en France.

Depuis dix ans, le monde en réseau s'accroît. Avec près d'un milliard d'internautes, l'internet a quitté le milieu des chercheurs pour être désormais un espace pour le grand public. Celui-ci peut, sur un territoire mondial, dialoguer, échanger, jouer, travailler... Le réseau dicte des usages, un vocabulaire, et, en quelque sorte, une nouvelle culture. La Net-génération est en marche et les bouleversements ne font que commencer.

Car l'internet est révolutionnaire : il offre la capacité de changer, de redistribuer les cartes et les pouvoirs. La décentralisation du réseau, son caractère international, le rôle qu'il reconnaît aux utilisateurs, son rapport particulier au temps et à l'espace ; tous ces éléments nous imposent de repenser nos modes de fonctionnement et de les adapter au monde nouveau qui se met en place.

Concernant le droit, le saut est immense : il s'agit de revenir sur les modes traditionnels de régulation qui donnaient une place privilégiée à l'état, seul « propriétaire » du droit, fixant les règles entre les acteurs et garant de leur application.

Il s'agit d'inventer un nouveau modèle, de nouveaux outils, construisant sur la Toile un monde de valeurs et de libertés mais aussi offrant une gouvernabilité de cet espace au bénéfice des acteurs publics et privés.

La régulation traditionnelle en difficulté

Droit et internet ne font pas, il est vrai, a priori bon ménage : l'encadrement juridique du réseau mondial s'est d'abord construit sur une croyance, selon laquelle l'internet était un lieu de non-droit, une véritable jungle sans foi ni loi. Les premières affaires relatives aux usages de l'internet soutenaient et semblaient confirmer ce principe. Ainsi, par exemple, le cas en France en 1996 du livre du docteur Gübler relatant la maladie du président Mitterrand qui, sitôt interdit, était reproduit, diffusé, démultiplié sur la toile mondiale.

Devant les difficultés à régir l'internet par les outils normatifs traditionnels, les états ont, dans un premier temps, laissé les acteurs privés élaborer leurs propres normes au travers d'une mécanique d'autorégulation. La puissance publique ne devait avoir aucune responsabilité dans la détermination des règles applicables, surtout en matière de commerce électronique ; elle devait s'effacer au profit des entreprises, régulateurs de ces marchés émergents, invitées à créer des organismes professionnels et à adopter des codes ou des chartes de bonne conduite.

Cette réponse a trouvé cependant assez vite ses limites, la principale étant d'être perçue comme étant inspirée par une logique de défense des seuls intérêts économiques des acteurs privés au détriment de la protection des internautes, en particulier des consommateurs.

Les États opérèrent alors un retour en force dans le champ de la régulation afin de transférer sur la Toile leurs outils de protection mais aussi de garantir leur propre sécurité. En France, en 1998, le rapport du Conseil d'état rappelle que le droit national s'applique naturellement aux contenus et aux comportements de l'internet, et ceci sous réserve de certaines adaptations rendues nécessaires par ce nouvel environnement. Ce qui est illégal dans la vie réelle, le demeure en ligne ! La plupart des pays ont suivi le pas et adopté, dans les dernières années, des dispositions visant à organiser la vie économique et sociale sur l'internet. Le consommateur en ligne français est ainsi protégé par le droit classique de la vente à distance auquel s'ajoute la barrière du « double-clic » et de la responsabilité de plein droit. Les États européens adoptent la directive sur les droits d'auteur et les droits voisins dans la société de l'information en 2001 afin de veiller au respect de la propriété intellectuelle dans l'univers numérique. Au plan mondial, la signature en 2001 de la Convention du Conseil de l'Europe sur la cybercriminalité est une étape très attendue et très précieuse de la coopération internationale.

Mais tous ces efforts ne suffisent pas à eux seuls à « mettre en droit » le réseau. Celui-ci reste insaisissable, non réductible à un canal nouveau de diffusion de contenus que l'on pourrait aisément contrôler. La raison en est simple : il va plus vite, plus loin, plus large que la réglementation.

La révolution des usages

Prenons, par exemple, la musique en ligne : grâce au réseau, les internautes peuvent s'échanger toutes sortes de fichiers et notamment, des œuvres protégées. Plus de 3 millions d'internautes téléchargent en France ; pour les jeunes, ce type d'échange préfigure un nouveau mode de consommation de la musique. L'industrie du disque crie au piratage et à la contrefaçon et met en cause les internautes devant la justice. D'autres, à l'inverse, dénoncent un cadre légal qui fait de nos enfants des pirates et appellent de leurs vœux la mise en place de nouveaux modèles économico-juridiques.

La question est bien là : les nouvelles technologies offrent des possibilités sans cesse renouvelées aux usages qui ne s'inscrivent pas nécessairement dans un cadre légal ; elles offrent en outre les moyens d'éviter celui-ci. La loi, non appliquée et, pire, délégitimée, perd son caractère symbolique et fédérateur.

La difficulté est d'autant plus grande que la plupart des pactes sociaux sur lesquels se fonde la règle de droit sont, dans cet univers, ébranlés : quel doit être l'équilibre sur internet entre le droit du public d'accès à la connaissance et les droits patrimoniaux des producteurs ? Le consommateur en ligne, qui se comporte en véritable agent économique en utilisant les plates-formes de courtage, doit-il encore être protégé vis-à-vis du vendeur au nom du pseudo avantage économique de celui-ci ? Comment concilier libertés individuelles et besoin croissant de sécuriser le réseau face au terrorisme et attaques de tous genres ?

Il est donc nécessaire de passer à une nouvelle étape. Jusqu'à présent, le réseau est apparu comme une réalité technique qui s'imposait à nous ; nous devons désormais penser le réseau et lui inventer un système de régulation. Si nous ne le faisons pas, et bien, nous nous condamnons à l'impuissance.

Inventer la régulation du monde en réseau

Ce système nouveau de régulation est complexe. Il doit s'adapter à l'environnement que suscite le réseau qui est, sur toutes les questions et à tous les stades, de faire intervenir des responsabilités partagées entre les autorités publiques, les entreprises et la société civile. Des discussions initiales sur le contenu des politiques à la sanction pour non-respect de celles-ci, chacun de ces acteurs a en effet un rôle à jouer, qu'il soit lui-même à l'origine de l'outil de régulation (loi, règlement, codes et labels…) ou que son action ait des conséquences en termes de régulation. L'exemple du consommateur de musique en ligne est ici parti­culièrement topique : l'internaute, en accédant massivement en ligne à une musique protégée, met en cause le cadre juridique de la propriété littéraire et artistique sans que celui-ci puisse être effectivement garanti par les autorités publiques.

Contrairement au modèle précédent dans lequel les autorités publiques maîtrisaient à elles seules l'ensemble du processus de régulation, ici, aucun acteur ne peut à lui seul résoudre les questions posées ; en revanche, tous et ensemble, ils peuvent obtenir des résultats.

Il devient donc essentiel d'organiser la concertation entre tous les acteurs à tous les niveaux du système. Le rôle de l'état reste important car il demeure seul investi du pouvoir de contrainte, le seul à même de donner une valeur légale à la concertation opérée.

La corégulation : une voie d'avenir

En définitive, la régulation du système - et donc la capacité de maitrise des évolutions par les acteurs – résulte de la construction participative de la norme et de la combinaison des outils régulatoires publics et privés.

Cette démarche permet de construire une régulation légitime et efficace. Légitime car élaborée en donnant à chacun la possibilité de faire valoir ses arguments ; efficace car répondant aux réalités du terrain et mise en œuvre par les acteurs. Elle conduit en outre à reconstruire les pactes sociaux entre acteurs, sujet par sujet.

Un tel processus est appelé corégulation.

En France, ce principe est mis en œuvre par le Forum des droits sur l'internet. Créé en mai 2001 avec le soutien des pouvoirs publics, le Forum est un organisme indépendant compétent sur les questions juridiques liées à l'internet. Il associe pouvoirs publics, acteurs économiques et non économiques au travers d'un processus décentralisé et participatif et aide, par les recommandations issues de ses travaux, à la définition des politiques publiques.

Cette approche se développe au plan international. Dans le cadre du prochain sommet des Nations unies sur la société de l'information, beaucoup appellent de leurs vœux la mise en place de forums multi-acteurs pouvant aider à la définition des politiques publiques.

L'internet est en marche et, avec lui, le monde en réseau se met en place. La construction de sa régulation est un enjeu juridique mais aussi démocratique et systémique majeur pour les acteurs publics et privés.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2005-10/un-espace-de-droit-a-construire-autrement.html?item_id=2655
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