René TRÉGOUËT

est sénateur honoraire, fondateur du groupe de prospective du Sénat et président d'Altivis.

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Une modification radicale de la vie politique

Le Web est né il y a à peine quinze ans, mais il a déjà profondément transformé notre vie politique et le fonctionnement de notre démocratie. Et ce n'est pas fini...

Aux structures traditionnelles de pouvoir, pyramidales et opaques, sont en train de se substituer, sous l’effet de l’irrésistible puissance du Net, de nouvelles formes et de nouvelles relations politiques réticulaires, diffuses, rétroactives et interactives. L’internet, en ouvrant d’extraordinaires capacités de communiquer à moindre coût, constitue donc à présent un lieu incontournable de débats et permet, par le courrier électronique et la multiplication des forums, de confronter les points de vue et d’échanger des informations. Il contribue à une meilleure information des citoyens et à une plus grande transparence de l’action publique, par exemple par la diffusion d’informations administratives par le Net, de données publiques, des programmes politiques des partis...

Le Net favorise également une interaction plus grande entre les gouvernants et les gouvernés. Les courriers électroniques permettent de faire connaître aux élus les attentes et les réactions de leurs administrés. En quelques années, l’internet s’est imposé comme outil majeur pour participer au processus législatif par les forums ouverts au Parlement et l’envoi aux parlementaires de propositions d’amendements.

Fracture numérique

Mais, telle la Force de la « Guerre des étoiles » l’internet a aussi son «côté obscur» et peut présenter de redoutables dangers pour la démocratie. Parmi ceux-ci, la « fracture numérique ». L’utilisation banalisée du Net est encore réservée à une élite, une minorité de la population, aux niveaux de revenus et de formation élevés, s’y connectant régulièrement. Des efforts sont fournis par les gouvernements, les fournisseurs d’accès et les fabricants d’ordinateurs pour élargir le public d’internautes. Le nombre de communes couvertes par l’internet à haut débit est passé de 7 600, à la fin de l’année 2002, à plus de 26 000 en 2005, mais il reste encore près de 10 000 communes, représentant plus de 6 millions d’habitants, qui n’ont toujours pas accès au haut débit. Les réseaux n’aménagent pas spontanément le territoire et cette inégalité géographique d’accès à l’internet haut débit ne peut être réduite que par une volonté politique puissante et persistante, au niveau national comme au niveau local.

Il faut également rappeler qu’à peine plus d’un foyer français sur deux est équipé d’un ordinateur et qu’il y a encore un tiers de ces foyers équipés d’un ordinateur qui ne sont pas connectés à l’internet. On voit bien que desservir un territoire par une infrastructure haut débit n’est en aucun cas une réponse suffisante. À cet égard, les dernières études réalisées montrent bien qu’il existe dans notre pays, outre la fracture numérique territoriale que l’état et les collectivités locales s’emploient à résorber, une fracture socioculturelle et générationnelle qui constitue un frein puissant à la généralisation de l’usage des TIC. Enfin, ces initiatives concernent surtout les pays développés. Les trois quarts de l’Humanité restent à l’écart de la Toile mondiale.

Un moteur irremplaçable

Mais en dépit de ces menaces et de ces dangers réels, l’internet constitue à présent le moteur irremplaçable qui accélérera la transition de la démocratie représentative à la démocratie participative. Internet pourrait répondre à la crise de la représentation, qui se manifeste notamment par une abstention électorale croissante, en favorisant la mobilisation des citoyens sur toutes sortes de questions importantes, sans médiation des institutions et des organisations politiques : pétitions (par exemple, contre la peine de mort aux États-Unis), forums de discussion en ligne (chat), appels à manifestation (exemple de Seattle). Ce phénomène de « désintermédiation » propre à l’internet constitue un nouveau et puissant moteur de revitalisation et de modernisation de notre vie politique et démocratique et génère de nouvelles formes de civisme et d’implication collective chez nos concitoyens.

La sécurisation en question

Certains projets très novateurs visent même à instaurer une véritable démocratie directe en ligne, comme le projet Demexp. Baptisé « L’expérience démocratique », Demexp consiste à fournir des outils permettant de mettre en œuvre une forme de démocratie directe à grande échelle. Ce projet a pour ambition de permettre l’expression de tous les citoyens, grâce à des outils internet spécifiques. Le type de scrutin utilisé est la méthode Condorcet, inventée par le mathématicien-philosophe du XVIIIe siècle. Cette méthode permet aux électeurs d’exprimer leurs préférences. Mais si Demexp constitue une expérience originale et sérieuse, il convient cependant de veiller à ce que ces nouvelles pratiques, certes novatrices, s’épanouissent dans des cadres juridiques et éthiques qui assurent de solides garde-fous contre le populisme et la démagogie.

Tout l’enjeu pour l’internet consiste donc à compléter la démocratie représentative en corrigeant ses insuffisances par une dimension plus participative, sans en altérer les fondements. C’est ainsi que dans tous les pays développés, les expériences de vote en ligne se multiplient mais ne doivent pas masquer les problèmes de sécurisation des scrutins, qui ne sont pas tous résolus.

Si le vote par internet n’est pas encore utilisable à grande échelle, à cause des problèmes de sécurisation, le vote électronique fait en revanche son chemin et gagne de nouvelles communes à chaque scrutin. Le dimanche 29 mai dernier, à l’occasion du référendum sur le traité pour une Constitution européenne, le vote électronique a gagné 837 bureaux de vote, sur les 64 700 bureaux de vote français, un an après les premiers essais des élections européennes de 2004. Une soixantaine de villes ont utilisé des machines à voter à l’occasion du référendum du 29 mai sur la Constitution européenne, indique le ministère de l’Intérieur. En juin 2004, elles n’avaient été que 18 sur les 53 communes autorisées à faire usage du vote électronique pour les élections européennes.

Il faut cependant se garder de toute vision angélique à propos de la démocratie électronique et dénoncer l’illusion que représente le mythe de l’avènement inéluctable de l’e-démocratie. Les nouveaux espaces virtuels de liberté et d’expression démocratiques n’induisent pas automatiquement, loin s’en faut, la modification des structures de pouvoir. Enfin, il ne faudrait pas qu’internet soit un média sans contrôle démocratique. Internet, par sa nature planétaire et transnationale, pose un redoutable problème de régulation et de contrôle démocratique et juridique.

Indispensables réflexions

Comme le souligne à juste titre Félix Weygand, auteur de « La fin du politique : une critique de la cyberdémocratie », s’interroger sur les rapports entre les technologies de l’information et la politique, sur les apports possibles de l’internet à la démocratie, oblige à conduire deux réflexions aussi indispensables l’une que l’autre mais distinctes. La première est pratique, l’autre théorique.

La réflexion pratique nous renvoie à la question centrale du fossé numérique : pour que la démocratie bénéficie de l’internet, il faut que tous les citoyens accèdent à l’information et au débat en ligne. Il est en effet capital que ceux qui ne peuvent pas accéder matériellement aux TIC puissent le faire, depuis des lieux publics (du type Espaces Publics Numériques) et par un abaissement des coûts des matériels et des accès, comme la création de bibliothèques publiques et l’abaissement du prix des livres et des journaux des siècles derniers.

La réflexion théorique, quant à elle, nous oblige à interroger les rapports entre la technique, l’information ou la communication, et la politique. Comme l’a magistralement montré le grand philosophe allemand Habermas, la technique n’est pas neutre : les outils que nous utilisons dans le monde moderne façonnent notre manière de vivre. Dès lors, les moyens et les fins ne sauraient être séparés les uns des autres : le développement technique transforme la notion d’être humain. Dans ce nouveau contexte, l’homme politique doit demeurer attentif aux besoins réels de la communauté démocratique, et les transformer en une volonté politique reposant sur la conception que se donne la collectivité d’elle-même. La politique doit donc utiliser les technologies de l’Information pour étendre et approfondir la démocratie.

Initiatives locales

À cet égard, il faut souligner l’extraordinaire imagination caractérisant nos collectivités locales qui, riches de leur diversité, multiplient les expérimentations en matière de démocratie électronique. Ainsi, à Issy-Les-Moulineaux, la ville a constitué un panel représentatif d’habitants. Une représentativité assurée selon la méthode des quotas et suivant les grandes catégories de la population selon le recensement de l’Insee. Ce « panel citoyen » s’inscrit dans la continuité des actions privilégiant la concertation (réunions publiques, conseil municipal interactif, conseils de quartier) et illustre l’utilisation des technologies de l’information comme outils de démocratie participative au niveau local. Le « panel citoyen » donne aux Isséens les moyens d’exprimer leur position sur des sujets d’intérêt local via internet. Ses membres s’expriment généralement de façon plus directe, plus spontanée et plus franche par rapport aux autres modes de consultation. Tous les trois mois environ, chaque membre du panel est sollicité par un e-mail comportant un lien vers le site dédié au questionnaire. Ne peuvent y répondre que les membres identifiés du panel. Le questionnaire, composé d’une vingtaine à une trentaine de questions, comporte des indicateurs stables pour mesurer leur évolution et des questions d’actualité. Les informations communiquées par les internautes dans le cadre du « panel citoyen », tout comme leurs réponses, sont bien entendu anonymes et confidentielles, dans le respect de la loi informatique et libertés.

Autre expérimentation de démocratie électronique locale : à Vandœuvre-lès-Nancy, la municipalité a mis en place la première retransmission en direct en Web-radio du conseil municipal. Les habitants peuvent suivre toute la séance le soir même ou la consulter en différé grâce à une interface directement disponible sur le site internet de la municipalité qui ne nécessite aucun téléchargement d’outil pour les utilisateurs. Par ailleurs, un interprète langage des signes, présent lors du conseil et filmé par la ville, permet aux personnes sourdes de suivre les débats en assistant à la séance ou en différé sur internet, quelques jours seulement après la réunion. 

L’irruption des blogs

Autre phénomène, les blogs, ou blocs-notes, apparus il y a seulement trois ans, sont déjà en train de bouleverser le fonctionnement de notre système politique et montrent à quel point l’usage des nouvelles technologies peut améliorer et enrichir l’exercice de la démocratie. On en dénombre aujourd’hui plus de 30 millions dans le monde. Ce nouveau mode d’expression est en train de bouleverser le système politique et les modes d’expression démocratique. En France, l’utilisation de ces blocs-notes a explosé en 2004 et l’on en compte à présent 3 millions. Plus informels, plus ouverts, plus polémiques aussi que les sites officiels, les blogs des élus et responsables politiques se sont rapidement imposés comme d’irremplaçables espaces de réflexion, de débats et de revendication et connaissent un succès phénoménal. 

Né aux États-Unis, le weblog, ou blog, est une page personnelle, qui se décline en journal de bord, album photos ou chronique quotidienne, et se veut interactif. Le blog crée une relation personnalisée entre l’homme politique et le citoyen. La grande innovation apportée par les blogs est que leurs utilisateurs sont à la fois producteurs et consommateurs d’informations, car le concept de blog repose sur le principe de contenu instantané, de flux que tout internaute peut immédiatement commenter ou enrichir.

Une e-démocratie locale

Les sites Web de nos collectivités locales constituent désormais des outils privilégiés de l’e-démocratie. Outre un accès à toutes les informations relatives aux décisions du Conseil municipal, à la vie politique de la commune et au fonctionnement des services publics, les sites de nos communes, départements et régions proposent les points d’entrée vers des thématiques à la fois classiques (culture, tourisme, social, santé, éducation, sports) et de plus en plus ciblées (solidarité, environnement, urbanisme, transport, vie associative, vie étudiante, etc.). Un nombre croissant de collectivités organisent en outre des forums et dialogues permanents entre élus locaux et citoyens. Enfin, comme je l’ai déjà évoqué, les expériences de vote électronique, ou de consultations des habitants en ligne, se multiplient. Grâce à l’internet et aux TIC, notre démocratie locale se trouve donc profondément modernisée, enrichie et revitalisée et devient participative, réticulaire et interactive.

Mais à présent, notre pays doit relever un nouveau défi capital : permettre à tous d’utiliser et de s’approprier ces nouvelles technologies pour s’enrichir sur un plan professionnel, personnel et culturel, se réinvestir dans la vie démocratique et participer à l’amélioration de la compétitivité numérique de notre nation, moteur essentiel de notre richesse collective dans la nouvelle économie mondiale dématérialisée.

Or, dans ce domaine stratégique des usages et de la compétitivité numérique, notre pays, selon le dernier classement du World Economic Forum, ne se classe qu’en vingtième position au niveau mondial, ce qui n’est pas satisfaisant et révèle l’effort que la France doit encore accomplir pour rejoindre le peloton de tête des pays numériques et, notamment, les pays scandinaves, le Japon et les États-Unis. Mais pour gagner cette nouvelle bataille, il nous faudra lever des obstacles qui sont à présent davantage culturels que technologiques.

Des obstacles culturels

On comprend mieux les défis qui nous attendent quand on sait qu’en nombre d’ingénieurs spécialisés en TIC parlant anglais, l’Inde vient en deuxième position derrière les États-Unis. Le nombre d’informaticiens indiens a dépassé le million en 2005 et l’Inde est la première destination de l’offshore en services informatiques avec un chiffre d’affaires de 17,2 milliards de dollars, soit 44 % du marché mondial !

Si nous voulons que notre pays et l’Europe existent demain face à des géants géopolitiques comme les États-Unis ou le Japon et face à de nouvelles puissances émergentes, comme la Chine et l’Inde, nous devons mettre tout en œuvre pour passer très rapidement d’une société numérique à une société cognitive qui saura utiliser et valoriser, grâce aux TIC, notre créativité nationale dans de nombreux domaines économiques et technologiques, et notre extraordinaire patrimoine culturel et touristique. 

Tel un triangle aux côtés indissociables, il faut donc concevoir l’internet dans ses trois dimensions interdépendantes : la dimension technico-économique, la dimension sociale et culturelle et la dimension politique et démocratique. C’est en œuvrant simultanément pour promouvoir ces trois dimensions que notre pays pourra relever le défi de la complétion numérique, refonder son pacte social et rénover sa démocratie en y associant tous nos concitoyens.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2005-10/une-modification-radicale-de-la-vie-politique.html?item_id=2667
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