est consultant et conseiller du président de France Télécom, groupe dont il dirigeait les activités Recherche et Développement à son départ en retraite, l'an passé.
Il a été président du comité de nomination de l'Icann* (Internet association for assigned names and numbers) en 2004.
* L’icann est l’Internet asssociation for assigned names and numbers
Internet à l'épreuve de sa gouvernance
Comment est organisé
l'internet ? Quels sont ses réseaux, ses règles, ses modalités de
gestion ? Autant de questions auxquelles Jean-Jacques Damlamian apporte
ses réponses.
Quelles sont les infrastructures physiques d'internet ? 1
Jean-Jacques Damlamian. L'internet est un réseau de réseaux, c'est-à-dire que les infrastructures sont multiples mais elles sont censées coopérer entre elles. On peut les classer en trois grandes catégories :
- les infrastructures de transmission des réseaux d'accès. Ce sont des réseaux locaux, en général fournis par les opérateurs de télécommunications. L'utilisateur est connecté via un moyen qui lui est propre : réseau téléphonique fixe, ADSL, et maintenant réseaux mobiles, et pour certaines régions isolées du monde, par satellite. En général, un seul opérateur traite le trafic d'un utilisateur donné dans cette partie de l'internet. Ces infrastructures sont constituées de moyens de transmission (câbles ou radio) et de routeurs, organes qui orientent les trafics.
- Les infrastructures de transmission des réseaux dorsaux, ou « backbone » en anglais. Ces réseaux assurent les échanges d'informations à travers le monde. Ils sont multiples et doivent absolument coopérer. Ils le font sur la base de l'échange de service car aucun n'est suffisamment universel pour se passer des autres. Des accords bilatéraux ou multilatéraux règlent ces échanges qui se font sur la base du « best effort », le service sans garantie. Ici aussi ces infrastructures sont constituées de moyens de transmission et de routeurs.
- Les infrastructures de nommage et d'adressage. Ce sont les organes dont l'intelligence permet le bon écoulement du trafic. En effet, lorsque vous utilisez l'internet, vous bénéficiez de la commodité d'utiliser des adresses e-mail (exemple : jjd@jjd-et-compagnie.com) ou des noms de site (ex : www.constructif.fr) sans avoir à vous préoccuper de l'endroit physique où se trouvent le destinataire de votre mail ou le site que vous recherchez. Il faut traduire ces informations, et ce sont des serveurs qui s'en chargent. Ces serveurs sont hiérarchisés mais ils obéissent à des règles communes
et, lorsqu'ils ne savent pas traduire, font appel aux serveurs de la hiérarchie au-dessus, et ainsi de suite, jusqu'aux serveurs racines qui sont le recours ultime.
Le trafic que vous émettez ou que vous recevez est constitué d'une suite de paquets de données qui chacun a une étiquette qui permet de l'envoyer à sa bonne destination. Cette étiquette est une adresse IP conforme aux principes d'adressage défini par l'IETF2 aujourd'hui nous utilisons l'adressage IPv43, et dans un proche avenir ce sera l'adressage IPv63. Chaque paquet reçu par un routeur est envoyé, en fonction de l'étiquette du paquet, vers un autre routeur, et ainsi de suite à travers le monde en passant d'un opérateur à l'autre et d'un pays à l'autre de multiples fois. Pour faire ce travail, le routeur a besoin de tables de routage qu'il se constitue lui-même soit à sa mise en service, soit suite à un événement imprévu (une étiquette avec une adresse IP inconnue, ou la disparition d'une partie du réseau…) grâce à une fonction très puissante de découverte de son environnement.
À qui appartiennent les infrastructures ?
À de multiples opérateurs qui coopèrent entre eux, soit par des accord explicites, soit de façon implicite car si un opérateur A a un accord d'échange de trafic (« peering » en anglais) avec l'opérateur B, et un autre avec l'opérateur C, les opérateurs B et C peuvent échanger du trafic via l'opérateur A
sans avoir d'accord entre eux.
Parmi les acteurs on peut citer :
- dans un pays donné, pour les réseaux d'accès, les opérateurs de réseau téléphonique, et les fournisseurs d'accès internet qui n'ont souvent pas d'infrastructures de transmission, mais ont les premiers organes de routage,
- pour les réseaux dorsaux, ce seront plutôt les grands réseaux de données gérés par
les opérateurs de télécommunications
nationaux, et leurs infrastructures internationales (câbles sous-marins intercontinentaux, câbles transfrontières, satellites…),
- les serveurs du système de nommage sont à des endroits multiples et communiquent entre eux mais, étant hiérarchisés comme je viens de l'expliquer, certains d'entre eux ont un rôle de dernier recours qui les rend essentiels. Ce sont les serveurs racines qui forment ensemble un système. Ils sont au nombre de treize dans le monde dont dix sont aux États-Unis, deux en Europe et un au Japon. Ils sont gérés sous l'autorité de l'Icann (Internet corporation for assigned names and numbers), en vertu d'un accord entre le gouvernement américain et cet organisme lors de sa création.
Ce système de serveurs de dernier recours est-il à l'abri de tout risque de panne ?
La sécurité de fonctionnement de l'internet, sa continuité et sa stabilité sont
des sujets de préoccupation constants et l'IETF y travaille en permanence. De nombreux facteurs–accidents, malveillance, ou même attaques terroristes – peuvent causer des dégâts considérables. Ainsi, il faut que le système des serveurs racines puisse survivre à ce genre d'attaques qui paralyseraient alors tout l'internet. C'est pourquoi on réfléchit à faire du système
de serveurs racines un système beaucoup plus largement réparti sur des sites distribués à travers le monde qui se sécuriseraient mutuellement.
Y a-t-il des différences suivant les pays ?
Selon le niveau de développement d'un pays, mais aussi selon ses choix politiques, économiques, etc., la situation peut varier très sensiblement. En effet, un pays ayant une infrastructure de télécommunications développée, dense et très capillaire aura beaucoup moins à investir pour permettre à sa population d'accéder à l'internet d'abord bas débit par le réseau commuté, puis haut débit grâce à l'ADSL, par exemple.
Des réseaux mal dimensionnés auront ici une conséquence en matière de qualité de service : les paquets mettront plus ou moins de temps à passer avec l'effet que l'on imagine, aussi bien pour les internautes du pays que pour les internautes des autres pays voulant accéder à un site localisé dans ce pays. Et certaines applications, comme la téléphonie sur l'internet, qui exigent des délais courts de transmission, ne fonctionneront pas convenablement.
Pour ce qui est du nommage et de l'adressage, on peut aussi rencontrer des cas très différents selon les décisions nationales. Dans certains pays, l'accès vers les sites étrangers est limité, voire impossible par des mécanismes de filtrage sur les adresses IP des étiquettes de paquets. On voit bien là l'effet de choix politiques nationaux.
Comment se passe la mise à niveau
de ces infrastructures ?
On peut distinguer plusieurs types de mises à niveau :
- les mises à niveau fonctionnelles ou de capacité : raccorder telle région d'un pays (on dira que l'on étend la connectivité de l'internet), augmenter le débit disponible aux internautes, par exemple en installant l'ADSL ici ou là, augmenter la capacité des réseaux.
Ce sont des décisions propres à chaque pays et qui dépendent de la réglementation nationale locale. Chaque acteur agit ici en fonction de son intérêt économique et c'est bien aux « règlementeurs » d'orchestrer convenablement le jeu économique pour obtenir le résultat souhaité.
- les mises à niveau de normalisation. L'IETF, qui est l'organe de normalisation de l'internet, produit des normes qui sont ensuite mises en œuvre par les opérateurs. Tenant compte des difficultés financières de certains à investir, il est impératif de permettre à l'internet de continuer de fonctionner pendant toute la période d'introduction d'une nouvelle norme qui doit cohabiter pendant un certain temps avec la norme précédente qu'elle remplacera. C'est ainsi que la nouvelle norme d'adressage IPv6 sera introduite progressivement et cohabitera avec IPv4 qui est celle en usage aujourd'hui.
Peut-on accéder partout dans le monde à internet ou y a-t-il des pays où l'infrastructure est encore insuffisante ?
Il y a malheureusement encore des pays qui ne peuvent accéder à l'internet. C'est le cas des pays en développement les plus pauvres, en particulier en Afrique. La situation y est souvent contrastée entre la capitale et les zones rurales, où même le téléphone filaire n'existe pas toujours. Certains privilégiés cependant peuvent avoir l'internet par des moyens plus coûteux. C'est le cas en utilisant l'accès par satellite. La liaison satellitaire permet à l'internaute d'être un abonné éloigné d'un autre pays dans le monde.
C'est la fameuse question du fossé numérique entre les pays riches et les pays pauvres, mais l'infrastructure n'est qu'un maillon d'une chaîne. Il faut aussi avoir les compétences, la formation des jeunes et des moins jeunes, la disponibilité des ordinateurs…
Historiquement, le positionnement géographique des serveurs racines a-t-il été un élément
de « pouvoir » pour certains pays ?
L'internet est le fruit de travaux de recherche financés en grande partie par le ministère de la Défense des États-Unis. Il était donc normal qu'à son début toutes les ressources ultimes soient localisées aux États-Unis, et même entre les mains du
gouvernement. Ensuite, l'internet est devenu une ressource utilisée de plus en plus pour des usages civils, et de plus en plus par le monde entier.
Le gouvernement américain avait prévu de relâcher son contrôle exclusif en transférant de façon progressive la gestion des serveurs à une société, l'Icann. L'Icann est une société de droit américain sans but lucratif dont les statuts prévoient une gouvernance largement ouverte à toutes les catégories d'utilisateurs et de parties prenantes. L'Icann a maintenant la responsabilité de l'enregistrement des demandes de nouveaux noms de domaines venant du monde entier, de la gestion des adresses IP correspondantes et de la mise à jour des serveurs racines.
Il est certain que les États-Unis ont une position extraordinaire par rapport à tous les autres pays du monde. Et il est légitime, au moins aux yeux du gouvernement américain, que les États-Unis continuent de veiller directement au bon fonctionnement de l'internet. Mais l'internet est devenu une ressource essentielle pour le monde entier et reconnue comme telle par tous les gouvernements. Il suffit de voir l'intensité des débats préparatoires au sommet mondial sur la société de l'information
dans le cadre de l'ONU pour s'en convaincre.
Les États-Unis pourraient-ils intervenir unilatéralement ?
Oui, dans certaines limites. Il est théoriquement possible qu'ils prennent des décisions unilatérales dans ce domaine, mais l'expérience montre qu'ils ne l'ont pas fait jusqu'à présent.
Comment interviennent les acteurs de la gouvernance d'internet, qui décide de quoi ?
Le terme de gouvernance est très vaste, et les débats préparatoires au SMSI le montrent bien. Il y a les questions techniques : normes, exploitation des serveurs racines ressources de dernier ressort, mais au-delà il y a les questions non techniques, telles que les questions de droit (activités délictueuses utilisant l'internet, lutte contre le spam, les virus), les questions de sécurité, etc. pour lesquelles les gouvernements ont un rôle à jouer individuellement ou collectivement. Il y a aussi la question du fossé numérique...
Il était donc logique que cette question fasse débat au sein de l'ONU et c'est pourquoi Kofi Annan, son secrétaire général, a convoqué le SMSI à Tunis, mi-novembre.
S'y affrontent deux logiques extrêmes :
- mettre tout sous la tutelle de l'ONU, c'est-à-dire faire passer l'Icann sous tutelle de l'ONU en le reconfigurant éventuellement, au risque de mettre en péril le fonctionnement technique actuel, somme toute satisfaisant
- ne rien changer et laisser l'Icann tel quel, mais traiter les questions hors du champ d'action de l'Icann ailleurs (lutte contre la criminalité, etc.).
Quel est le rôle des associations, des États ?
Si on se limite à l'Icann telle qu'elle est aujourd'hui, on y trouve représentées toutes les parties prenantes ayant un intérêt dans le bon fonctionnement de l'internet. Tous les acteurs peuvent venir et participer aux réunions de l'Icann trois fois par an et leurs représentants ont siège et voix dans les organes dirigeants. Un effort tout particulier est fait pour rendre ces organes les plus ouverts et les plus représentatifs de toutes les parties du monde et de toutes les cultures. Les gouvernements sont associés via un comité consultatif des gouvernements.
Ce n'est certes pas parfait, mais ça marche quand même. On peut toujours faire mieux, et il faut toujours en avoir la volonté, mais il faut aussi veiller au bon fonctionnement au jour le jour de la ressource essentielle qu'est l'internet et éviter de se lancer dans des aventures peut-être politiquement attractives mais trop risquées au plan de la stabilité et de la continuité du fonctionnement.
La gouvernance devrait-elle être, selon vous, « autogérée » ou relever d'une forme plus classique d'intervention des États ?
Vous me posez ici une question personnelle, et j'y réponds en tant que citoyen du monde, internaute, ayant son point d'attache en France et donc en Europe.
Je préfère dans l'abstrait une solution « autogérée » à une solution négociée entre les États qui auront toujours des donnant-donnant sans aucun rapport avec le sujet à négocier derrière le rideau. Mais il faut aussi être réaliste et admettre que les questions de criminalité organisée, de droit, et encore d'autres choses ne peuvent être traitées dans un cadre mondial « autogéré ». Soyons donc réalistes jusqu'au bout, et pragmatiques. Cherchons par petits pas à améliorer ce qui existe.
Quelles autorités peuvent se faire « gendarmes » du Web ?
Le rôle des « gendarmes » est de faire respecter la loi. Il faudra donc déjà s'entendre sur la loi en question, et ce ne peut être qu'au plan international et mondial. En supposant un accord obtenu, ce qui est loin d'être évident, il faudra avoir un organe de détection, de poursuite et de répression.
Dans le monde réel, et même si c'est souvent insuffisant, il existe Interpol. Dotons-le alors de moyens d'action adéquats et faisons en sorte que tous les États adhèrent à une déclaration commune qui permette progressivement d'agir au plan supranational.
Internet vous semble-t-il le terrain
du « non-droit » ?
L'internet ne peut être considéré comme un terrain de « non-droit ». Ce qui est répréhensible dans le monde réel doit l'être également dans le monde virtuel de l'internet. La grande différence réside alors dans la capacité de détection des infractions et dans le caractère non territorial de l'infraction. Comment poursuivre un contrevenant à une loi française si le contrevenant réside dans un pays où les lois sont différentes ?
Certaines évolutions vous inquiètent-elles ?
Le rôle des moteurs de recherche sur le Web, et en particulier de Google, est devenu si majeur, que si l'on cherche une réponse à la moindre question, on y fait facilement référence. Et la réponse de Google est réputée être la Vérité, au sens absolu du terme ! Combien de fois n'avons-nous pas déjà entendu : « C'est vrai, je l'ai trouvé sur Google ! »
N'y a-t-il pas là un danger grave ? Connaissant le mécanisme actuel de fonctionnement de Google, il est possible d'imaginer une organisation, par exemple révisionniste, qui intoxiquerait Google,
afin de lui faire diffuser une thèse plutôt que son opposée et ainsi permettre la diffusion de « fausses vérités ».
- Pour une autre présentation des réseaux voir l’article « une pyramide de réseaux »
- IETF : Internet Engineering Technical Forum. L'IETF est un forum où l'on débat des normes techniques de l'internet.
- IPv4 et IPv6. Ce sont les normes version 4 et version 6 qui définissent les adresses sur l'internet. C'est l'homologue pour l'internet des numéros de téléphone dans le monde entier pour le service téléphonique.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2005-10/internet-a-l-epreuve-de-sa-gouvernance.html?item_id=2654
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