Nicolas BOURCIER

est journaliste au Monde.

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Le français décline à Bruxelles

Bien que langue officielle de l'Union européenne, la langue française ne cesse d'y perdre du terrain depuis l'élargissement de 1995, au profit de l'anglais.

La scène remonte au mois de septembre 2003. Le président de la Commission européenne de l'époque, Romano Prodi, et le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin s'entretiennent au sujet du pacte de stabilité. La discussion se déroule en français, une habitude entre les deux hommes. Mais ce n'est qu'en anglais que sera publié le communiqué de la Commission. Certains commentateurs y ont vu un signe supplémentaire du déclin de l'usage du français à Bruxelles. Ils n'avaient pas tort.

Le français recule et le « English only » est un processus rampant au sein des institutions de l'Union européenne. Chaque année ou presque, des études confirment ces deux tendances, déclenchant au passage de nouvelles poussées de fièvre contre le danger d'une monoculture anglaise. Les propos extrêmement vifs de la députée italienne Anna Maria Campogrande comparant la langue de Shaekespeare à une « marée noire » ont bien fait sourire. Ils n'ont pas entamé cette hégémonie anglaise, dont la diplomatie française se considère comme la principale victime. Et pour cause, le français est resté prédominant dans la communication interne des institutions depuis leur fondation dans les années 50. C'est lui qui donnait le ton de l'appareil communautaire pendant des décennies, non sans avoir négligé avec « élégance et arrogance », comme l'écrit si bien la Süddeutche Zeitung, les autres langues.

Un décrochage amorcé en 1995

Le basculement vers l'anglais ne date pas de l'arrivée du Royaume-Uni et de l'Irlande dans le giron européen en 1973. L'anglais devient alors certes une langue véhiculaire, mais le français restera majoritaire du fait de la décision de Londres d'envoyer à Bruxelles, Strasbourg et Luxembourg des fonctionnaires parlant le français.

Le décrochage par rapport à l'anglais a lieu plus tard, en 1995. C'est l'année du départ de Jacques Delors de la Commission et de l'élargissement à l'Autriche, la Finlande et la Suède. L'usage courant de la langue anglaise dans les pays scandinaves marque une véritable rupture, les nouveaux fonctionnaires venus du Nord ne montrant aucune appétence particulière pour l'apprentissage du français.

Cette évolution défavorable a été amplifiée par la succession en 1998 et 1999 de présidences assurées par des pays non francophones (Royaume-Uni, Autriche, Allemagne et Finlande). Comme le souligne avec force détails le rapport du député français Michel Herbillon, déposé en 2003, sur la diversité linguistique dans l'UE, plus de la moitié des documents de la Commission ont fait en 1999 l'objet d'une rédaction initiale en anglais alors que le français était la langue source la plus utilisée en 1990. Aujourd'hui, la courbe s'est encore accentuée : seuls 25 % des textes sont rédigés originellement dans la langue de Molière (soit un recul de vingt points en deux décennies) contre plus de 60 % en anglais, l'allemand restant stable à 5 %.

L'impact de l'élargissement

La tendance s'est encore renforcée avec la récente vague d'adhésion des pays d'Europe centrale et orientale en 2004. D'abord, les négociations de l'élargissement se sont tenues pour l'essentiel en anglais. Ensuite, deux tiers des nouveaux fonctionnaires ont débarqué à Bruxelles avec l'anglais comme principale langue étrangère – une demi surprise quand on sait que le français était très peu enseigné dans les établissements du secondaire des pays de l'Union élargie. à cela s'ajoutent les difficultés qu'éprouvent les nouveaux commissaires pour trouver des porte-parole parlant à la fois leur propre langue, le français et l'anglais comme c'est la règle. Autant de signes qui semblent annoncer un basculement définitif.

Devant ce tableau noir, il faut toutefois rappeler que la situation est, pour le moment, un peu moins préoccupante au Parlement européen et à la Cour de justice. Dans l'hémicycle des députés, le recours au multilinguisme fait du français une langue pivot qui préserve son statut. Quant à la Cour, le français est l'unique langue de délibéré d'après une règle coutumière, ce qui la place dans une situation particulièrement favorable. Cela dit, rien n'interdit aux juges de demander que le délibéré se fasse désormais en anglais, « la langue parlée et comprise par le plus grand nombre », comme le souligne Michel Herbillon.

Le principe d'exclusion minimale

Dans les couloirs, dès que l'on quitte une salle de réunion d'un des sanctuaires de l'Union, l'anglais s'impose avec force. Discussion informelle, rencontre imprévue, les fonctionnaires européens évitent de plus en plus les filtres de l'interprétation en préférant l'usage d'un anglais approximatif compréhensible par tous. Choisir l'anglais aujourd'hui pour ces eurocrates et diplomates, c'est choisir le principe d'exclusion minimale.

« Il n'y a pas de sujet plus sensible et émotionnel au sein de l'Union européenne que les langues », affirme Wilhelm Schönfelder, ambassadeur allemand à l'UE. Une autre façon de rappeler que l'enjeu dépasse celui de la langue. 

À Paris, même si la prise de conscience semble arriver un peu tard, on entend partout depuis deux ou trois ans que l'avenir du français dans le monde se joue en Europe, que le seul moyen de sauver désormais la francophonie réside dans la préservation du français dans les institutions européennes et que la défense du français ne doit plus être considérée comme une attitude « ringarde ». La sonnette d'alarme est tirée : « La défense de la langue française à Bruxelles requiert toute notre énergie », a clairement affirmé Dominique de Villepin du temps où il occupait le poste de ministre des Affaires étrangères.

Encourager la connaissance « passive » du français

Préserver les acquis. Selon Pierre Sellal, ambassadeur de France à Bruxelles, « le français continuera d'être une langue de travail tant que les gens continueront d'avoir une connaissance passive du français ». Ensemble avec le Luxembourg et les Belges de Wallonie, Paris a ainsi offert des cours gratuits. En 2003, quelque 3 000 fonctionnaires issus des pays de l'élargissement ont été formés au français. Des sessions spéciales ont eu lieu dans un luxueux château près d'Avignon pour les nouveaux commissaires et hauts fonctionnaires.

L'enjeu est simple : persuader les nouveaux venus que l'usage du français est indispensable. Une circulaire du 14 février 2003 vient rappeler que les fonctionnaires français doivent systématiquement privilégier l'emploi du français. Pierre Sellal donne même l'exemple : « Dans les déjeuners, j'interviens de manière à montrer que ceux qui ne me comprennent pas aient l'impression de manquer quelque chose d'important. »

Mais attention, un repli sur sa langue maternelle peut avoir des effets dommageables. « Avant, je m'exprimais spontanément, notamment en français », admet Margarete Hauschild, directrice du Goethe Institut à Bruxelles. Aujourd'hui, elle ne le fait plus. « Dans les rencontres officielles, je ne parle plus qu'en allemand. C'est une façon d'être dans la norme, la langue étant devenue à ce point une affaire politique… »

L'exemple allemand

L'avenir du français passe par le maintien du plurilinguisme et « non d'un repli sur soi, quelle qu'en soit la forme », souligne un haut fonctionnaire. Ce sont d'ailleurs peut-être les Allemands qui ont trouvé l'impulsion. Longtemps, les diplomates d'outre-Rhin ont accepté sans barguigner la domination de la langue anglaise à Bruxelles. Ils ont changé. Forts de leurs 90 millions de citoyens parlant la langue de Goethe, ils ont décidé récemment de ne plus assister à des réunions où l'allemand ne serait pas traduit. C'est le chancelier Gerhard Schröder qui a entraîné ce changement après s'être mis d'accord avec le président Jacques Chirac. « Si nous ne faisons pas attention, nous serons mis sur la touche », a prévenu l'ambassadeur Schönfelder.

Apprendre deux langues

L'autre combat, mené conjointement avec Berlin, vise à imposer l'enseignement de deux langues étrangères dans tous les pays de l'Union. En effet, lorsqu'une seule langue est proposée aux élèves, ils choisissent systématiquement l'anglais au détriment d'autres langues comme le français ou l'allemand.

En Espagne, par exemple, près de 1,3 million d'élèves apprennent le français contre seulement 250 000 en 1998, lorsqu'une seule langue étrangère était enseignée à l'école.

Un autre argument en faveur du renforcement des langues fondatrices de l'UE est paradoxalement soufflé par ceux-là mêmes qui ont favorisé l'emprise de l'anglais lors de leur récente adhésion. Ils sont commissaires européens et viennent de Tchéquie, Lettonie et Slovaquie. Ils ne veulent en aucun cas que l'anglais domine l'Europe comme avait pu le faire le russe dans leur pays. Ils affirment vouloir maintenir le régime trilingue anglais-français-allemand à la Commission. Andris Piebalgs, commissaire à l'énergie letton et ancien ministre de l'éducation dans son pays, l'affirme : « Si le français et l'allemand se portent bien, c'est aussi une bonne chose pour nous. Ces deux grandes langues font en sorte que les petites langues ne meurent pas. »

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2005-10/le-francais-decline-a-bruxelles.html?item_id=2659
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