Christophe AGUITON

est chercheur à France Télécom R&D, et militant associatif et syndical.

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L'outil de bien des contestations

Du sous-commandant Marcos à Attac, en passant par les mouvements de chômeurs, les organisations militantes ont eu souvent recours très tôt à internet, avec des usages très divers.

Dès 1995, les zapatistes du Chiapas, au Mexique, ont utilisé internet – un outil de communication quasi inconnu en France à cette époque – comme une pièce essentielle de leur stratégie. Après l'instauration d'un cessez-le-feu avec le gouvernement mexicain, ils ont renoncé de fait à une stratégie de prise de pouvoir et à la lutte armée au profit de mobilisations de masse au Mexique et de la constitution d'un large réseau de soutien dans le monde entier. Leurs armes sont devenues le discours poétique du sous-commandant Marcos et l'usage massif d'internet – à l'origine, de simples listes de diffusion – pour mobiliser les réseaux de soutien, informés en temps réel et ainsi capables de réagir à la moindre avancée des forces de répression.

Dans un registre plus confidentiel, les grévistes de l'administration des impôts avaient aussi été précurseurs en utilisant le Minitel, en 1992, pour échanger des informations pendant la grande grève qui avait mobilisé cette année-là les agents du ministère des Finances.

Ces exemples montrent que des mouvements militants peuvent utiliser très tôt les moyens de communication et d'information électroniques, mais il faut éviter les généralisations : dans le monde militant se côtoient des usages très différenciés.

Le temps des précurseurs

Si, aujourd'hui, la plupart des syndicats ou des partis politiques possèdent leur site Web ou leur liste de diffusion, les expériences les plus avancées dans les usages d'internet sont apparues quand celui-ci a rempli une fonction que les moyens de communication traditionnels n'arrivaient pas à assumer.

C'est le cas des situations de crise, où la rapidité des communications est essentielle. Les défenseurs des droits de l'homme ou les acteurs des mouvements sociaux ont été parmi les premiers à utiliser internet pour informer la presse et leurs réseaux de sympathisants, ou pour coordonner leurs actions.

Internet s'est également rapidement imposé dans les mouvements informels où les routines de fonctionnement sont faibles ou inexistantes. Les mouvements de chômeurs ou de sans-papiers ont utilisé le Web et surtout les courriers électroniques bien avant les syndicats de salariés, démentant par-là même le pronostic des analystes qui mettaient en avant les niveaux de ressources, voire le capital culturel, comme facteurs déterminants pour l'accès à ces nouvelles technologies. Internet permettait de compenser l'absence de locaux et de permanences et les militants des associations de chômeurs ou de sans-papiers se « débrouillaient » pour avoir accès à un ordinateur grâce aux cybercafés ou à l'hospitalité d'une association ou d'une structure syndicale.

Les mobilisations et rencontres internationales ont été également des occasions importantes pour que les militants s'initient aux usages d'internet. Le réseau constitué à partir de 1996, à l'occasion des «Marches européennes contre le chômage», a été une des premières coordinations de différents mouvements sociaux et militants à l'échelle européenne en Europe et celui-ci n'aurait pas pu se construire sans les mails et internet. Mais c'est surtout le mouvement de contestation de la mondialisation libérale qui va structurer les mobilisations internationales à partir des manifestations de Seattle en 1999. Une association comme Attac s'est développée en même temps que ses outils électroniques, avec comme corollaire une tension entre les structures traditionnelles de l'association et les réseaux qui se sont constitués grâce à internet. Plus généralement, tous les grands rassemblements et manifestations qui ont lancé le mouvement altermondialiste n'auraient pu exister sans les outils de communication électroniques.

Les médias militants sur internet

L'apparition d'une nouvelle génération de mouvements à la fin des années 90 est allée de pair avec un renouvellement de la critique des médias et la production de médias alternatifs. Indymedia, qui naît à Seattle fin 1999 au moment des mobilisations contre l'Organisation mondiale du commerce (OMC), en a été le symbole. Il s'agissait d'utiliser les outils d'autopublication sur le Web pour permettre à tout un chacun de participer à la collecte et à la diffusion d'informations. Indymedia mobilise un vaste réseau de reporters militants, et pour la plupart amateurs, qui profitent du passage au numérique des appareils photo, vidéo et audio pour diffuser dans des délais très courts des informations brutes sur tel ou tel événement, à commencer par les mobilisations sociales et altermondialistes.

Aujourd'hui, à une échelle beaucoup plus large, ce sont les blogs qui ont pris le dessus, dans un processus où se mêlent l'individualisation de la production et de la diffusion d'informations, d'analyses ou de créations artistiques et la constitution de communautés d'intérêts qui se forment autour de ces blogs mais aussi des commentaires qu'ils permettent. La souplesse et la facilité de réalisation des blogs en font le véhicule d'information idéal quand les médias traditionnels ne remplissent pas la fonction attendue ou développent une ligne éditoriale qui ne correspond pas à ce que souhaitent les réseaux militants. Aux États-Unis, on a ainsi pu voir décoller la candidature de Dean aux primaires du Parti démocrate grâce à l'utilisation massive des outils de communication électroniques ou, plus récemment en France, les partisans du « Non » au projet de constitution européenne multiplier les sites d'informations sur le Web, certains – celui d'Etienne Chouard en particulier – recevant la visite de centaines de milliers d'internautes.

Cet essor des médias sur internet est en train de transformer en profondeur le monde de la presse : plus un journal qui n'ait son ou ses blogs. L'écriture journalistique elle-même est touchée par ces évolutions pendant que certains amateurs peuvent être amenés à travailler comme des quasi-professionnels. Il y a une expression anglo-saxonne qui parle des « Pro-Am », les « professionnels-amateurs » et qui décrit une tendance inverse à celle qui s'est développée au XXe siècle et qui cherchait à séparer le professionnel de l'amateur. Dès les années 80-90, les entreprises voulaient que les salariés s'investissent dans l'entreprise quasiment comme des militants dans leurs ONG, alors que, dans le même temps, la situation des salariés se fragilisait avec la montée des contrats précaires, en particulier dans le journalisme. Et aujourd'hui on trouve dans les ONG des gens qui ont des méthodes de professionnels tout en étant des militants, et dans la presse, comme dans d'autres secteurs professionnels, on observe un brouillage des frontières : on peut être journaliste dans un média le jour, blogger le soir, etc.

Le développement des outils de travail et de démocratie électroniques

Dans une première phase, internet c'était avant tout les échanges de courriers électroniques, puis sont apparus des sites Web qui servaient d'abord à mettre à disposition des informations. Aujourd'hui beaucoup s'intéressent – en particulier dans le monde de l'entreprise à l'heure de la mondialisation – à internet comme outil de travail collaboratif. Là aussi des regroupements militants, par leur flexibilité et leurs capacités d'adaptation, font œuvre d'anticipation. À l'échelle de l'individu, les blogs en sont l'expression mais, à une échelle plus large, il peut être utile de regarder du côté des Forums sociaux.

Le premier « Forum social mondial » a été lancé en janvier 2001 à Porto Alegre au Brésil comme réponse au « Forum économique mondial » de Davos. Depuis, les Forums sociaux sont devenus les lieux de rencontres où se polarise l'activité internationale des mouvements, syndicats et ONG et où se créent et se coordonnent les grandes campagnes internationales.

Les besoins de coordination internationale et la dynamique militante ainsi créée favorisent une grande créativité dans les outils et méthodes de travail collaboratif. Il s'agit de permettre à des militants du monde entier et appartenant à des organisations de natures très différentes, de construire ensemble des moments de débats – des séminaires et des ateliers – et, à partir de là, de lancer des campagnes sur toute une série de thèmes : lutte contre les guerres campagnes pour permettre l'accès aux médicaments génériques pour les malades du Sida actions pour que les entreprises prennent en compte leur responsabilité sociale et environnementale, etc. Pour réussir ces constructions collectives, de nombreux moyens de communication et de travail collaboratif sont utilisés : courriers électroniques, forums, messageries instantanées, conférences téléphoniques, sites Web collaboratifs de type « wiki »(1), etc. Des sites Web basés sur des serveurs d'applications sont développés à partir de ces usages et ils devraient permettre une plus grande fluidité entre ces différents types de communications.

Les militants du logiciel libre

L'appartenance des acteurs du logiciel libre au monde des militants ne va pas de soi : si les outils utilisés par les regroupements militants sont pour la plupart des logiciels libres, c'est aussi le cas, dans un pays comme les États-Unis, de la majorité des applications professionnelles. Mais s'il est vrai qu'IBM soit devenu aujourd'hui un des acteurs importants du « libre », il faut lire ce qu'écrivent les initiateurs des communautés du logiciel libre pour y découvrir des aspirations qui sont celles des mouvements sociaux et militants : les logiciels sont présentés par Richard Stallman – le créateur de la GPL, la première licence libre – comme un « bien commun de l'humanité » et cette défense des biens communs s'étend aujourd'hui vers l'ensemble de la production intellectuelle et artistique grâce aux « Creative Commons », le groupe de licences créées par Lawrence Lessing. Refuser le qualificatif de « militants » aux acteurs du « libre » serait comme si on le refusait aux associatifs et aux ONG du commerce équitable sous le prétexte qu'ils participent d'un échange marchand…

Une mutation d'ensemble

Le format de cet article ne permet qu'une présentation rapide et non exhaustive des usages militants d'internet : y manque, par exemple, le cas du wi-fi, lancé par les militants associatifs de Seattle en 2000. Mais la simple description de quelques-uns des domaines dans lesquels se sont enrichis mutuellement militants et TIC nous prémunit contre toute lecture techniciste ou déterministe de leur relation.

Si internet a permis et accéléré la formation d'un vaste réseau international de contestation du néolibéralisme à la fin des années 90, c'est l'existence, dans la Californie des années 70, d'un écosystème fondé sur une idéologie libertaire qui permet de comprendre les choix faits par les créateurs d'internet qui ont privilégié une structure décentralisée et coopérative. Après les toutes premières années où internet était « Arpanet », un projet de l'armée américaine, c'est la National Science Fondation, la grande fondation de recherche publique aux États-Unis, qui va financer le développement d'un réseau construit dans une logique tout à fait nouvelle. Au lieu de concentrer l'intelligence dans le réseau, ce que faisaient tous les acteurs des télécommunications, jusqu'au Minitel, internet externalise l'intelligence vers les extrémités du réseau, vers les ordinateurs connectés, donnant ainsi au réseau sa structure horizontale et non hiérarchisée. Il est significatif, à cet égard, de rappeler l'indifférence ou l'hostilité initiales vis-à-vis d'internet des grandes entreprises de télécommunications mais aussi de l'informatique, Microsoft en tête...

  1. Les WiKi sont des outils d'autopublication sur le Web dérivés de la construction de Wikipedia, la grande encyclopédie « libre » développée par des militants (www.wikipedia.org).
    En France, les sites « Spip », construits également par des militants, sont plus connus au point que le gouvernement les utilise aujourd'hui sous le nom d'Agora et s'est joint aux efforts de développement (www.agora.gouv.fr)

Bibliographie

  • Manuel Castells, La galaxie internet, Fayard, 2001
  • Mobilités.net, Villes, transports, technologies face aux nouvelles mobilités, ouvrage coordonné par Daniel Kaplan et Hubert Lafon, LGDJ, 2004
  • Fabien franjon, L’internet militant : mouvement social et usage des réseaux télématiques, Apogée, 2001
  • Howard Rheingold, Foules intelligentes, M2 éditions, 2005
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2005-10/l-outil-de-bien-des-contestations.html?item_id=2665
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