est professeur de linguistique à l'université Paris-5 Sorbonne et conseiller scientifique de l'Observatoire national de la lecture et de l'Agence nationale de lutte contre l'illetrisme.
Inégalités linguistiques
Bien souvent, la situation
linguistique d'un pays ou d'une région ne fait que refléter sa situation
sociale. En France aussi la parole est inégale : l'école ne donne pas à
tous un niveau convenable de connaissance du français.
L'histoire, et plus particulièrement l'histoire coloniale, a traité de façon très inégale les différentes langues du monde. Certaines ont ainsi confisqué à leur seul usage les cercles officiels de la communication, chassant du même coup d'autres langues de ces lieux de pouvoir. C'est, par exemple, le cas de l'espagnol qui domine les langues amérindiennes et de l'arabe classique qui écrase le dialectal et la langue berbère. C'est évidemment le cas du français qui marginalise les langues africaines et les langues créoles et pèse encore aujourd'hui sur l'arabe, au Maghreb.
Tous ces instruments de communication minorés, que l'on nomme dialectes ou patois, sont en fait des langues qui ont manqué de chance. Elles partagent avec les langues dominantes les mêmes structures fondamentales et le même potentiel de communication, mais elles ont été longtemps – et sont encore – confinées à un usage de proximité et de connivence. Elles portent dans leur vocabulaire et même dans leurs structures syntaxiques les traces de l'ostracisme qu'elles ont subi.
Langues inégales
Dans la plupart de nos anciennes colonies, l'indépendance est loin d'avoir établi un semblant d'équilibre entre les langues utilisées. Si j'osais, je dirais qu'elle a rendu la situation linguistique des citoyens de ces nouvelles nations encore plus difficile, et plus improbables encore les chances pour certains d'échapper à un destin d'exclusion et de misère. Les représentants de l'ancienne puissance coloniale et les nouveaux maîtres ont souvent fait assaut de faux-semblants et de démagogie. Les premiers se sont complu dans le faux-semblant d'une francophonie de parade et de sélection sociale ; les seconds ont parfois tenté, par un coup de baguette législative, de conférer autoritairement à la langue minorée une dimension nationale qu'elle ne pouvait assumer. Les uns comme les autres ont totalement négligé le sort éducatif et culturel de peuples « coincés » entre une langue maternelle socialement marginalisée et une langue dominante restée inaccessible à beaucoup. Le résultat est aujourd'hui une faillite générale des systèmes éducatifs qui aggrave les inégalités sociales et qui engendre des taux d'analphabétisme honteux : plus de
60 % au Maroc, plus de 70 % en Afrique de l'Ouest, plus de 90 % en Haïti…
Alors, me direz-vous, que faire ? Faut-il, au nom du respect des spécificités culturelles et linguistiques, introduire brutalement à l'école des langues qui jusqu'ici ont été cantonnées à un usage de connivence et de familiarité ? Ou bien convient-il, au nom du réalisme et de l'efficacité, d'imposer le français à l'exclusion de tout autre instrument linguistique ?
Mieux distribuer le pouvoir
linguistique
Mes expériences haïtienne, équatorienne et africaine m'ont convaincu aujourd'hui qu'au-delà des discours souvent démagogiques sur le respect systématique des identités linguistiques et culturelles, l'école devait mettre tout en œuvre pour distribuer de la façon la plus équitable le pouvoir linguistique : celui qui permet de se défendre contre la tromperie, les mensonges et la propagande.
C'est sans doute pourquoi je considère avec perplexité les gesticulations au sujet du statut des langues régionales et avec inquiétude leur entrée dans l'école. Quelles transformations concrètes peut-on réellement attendre de l'entrée dans l'école
du breton, du basque, du corse ou du
créole ? L'avenir des élèves en sera-t-il changé ? Pas du tout, si une telle décision n'est pas accompagnée par une transformation en profondeur de la communication publique. Une école en langue régionale n'a strictement aucune signification, si au dehors les journaux, les tribunaux et
l'administration restent les domaines exclusivement réservés à la langue française. Ce serait faire d'une telle école un isolat identitaire, et cela constituerait au mieux une erreur, au pire une tromperie.
Reflet de la situation sociale
La situation linguistique ne fait que refléter la situation sociale ; inégalités pour inégalités, injustices pour injustices. Elles sont l'une comme l'autre le résultat d'une longue histoire au cours de laquelle des groupes ont imposé à d'autres un injuste pouvoir. La situation linguistique ne peut changer que si se modifient, de façon significative, les rapports des forces économiques et sociales qui l'animent. En aucun cas un décret ou une charte n'aura le pouvoir d'effacer les inégalités que les aléas de l'histoire ont instaurées entre les langues. C'est bien mal connaître les langues que de croire que l'on peut ainsi modifier leur hiérarchie en décrétant leur officialisation du jour au lendemain. Une langue minorée ne peut voir son statut évoluer qu'au rythme de l'évolution du peuple qui la parle. Une langue déteste qu'on lui concède un statut de papier qui ne correspondrait pas à de vrais territoires sociaux, culturels, économiques… qu'on l'invite sincèrement à conquérir. Alors, et alors seulement, elle créera les mots capables de dire ce monde jusque-là confisqué. Alors, et alors seulement, elle inventera les tournures et les structures capables de donner à ce monde nouvellement investi un sens qui sera nécessairement différent de celui imposé jusque-là par la langue dominante.
Si l'on n'est pas capable de transformer en profondeur la distribution sociale, économique et culturelle des langues d'une nation, il faut se garder d'introduire à l'école ces langues longtemps minorées en espérant ainsi leur rendre une justice tardive. L'école est le lieu où l'on forme intellectuellement des enfants à affronter le vrai monde, où on leur fournit les instruments de communication efficaces pour faire leur chemin dans un univers difficile. L'introduction de la langue catalane dans les écoles de « l'Autonomie » est légitime et juste ; elle est l'aboutissement d'un processus de transformation politique, administrative et sociale. L'arabisation brutale et autoritaire au profit d'une langue dite classique, qu'une infime minorité d'Algériens et de Marocains utilise, fut un échec épouvantable. Quant à la création d'isolats scolaires en Bretagne, en Occitanie ou ailleurs, cela tient d'une mise en scène qui feint de promouvoir une langue maternelle, alors que la plupart des élèves découvrent avec peine une langue qui leur est étrangère.
Paroles inégales
Plus d'un jeune Français sur dix, après douze ans au moins passés dans les murs de l'école de la République, se trouve dans une situation d'insécurité linguistique globale qui obscurcit sérieusement son horizon culturel et professionnel. Échec scolaire, errance sociale, voilà où conduit l'incapacité de mettre en mots sa pensée avec précision et de recevoir celle de l'Autre avec exigence. Pour tous ces jeunes gens et jeunes filles, la défaite de la langue c'est aussi la défaite de la pensée ; c'est devoir renoncer à agir utilement et pacifiquement sur le monde.
Que l'on ne se méprenne pas ! Je ne plaide pas pour une servile obéissance à une norme immuable ; je ne me lamente pas sur la pureté perdue d'une langue que tout changement pervertirait. Dénoncer l'insécurité linguistique, ce n'est pas stigmatiser les fautes d'orthographe et de grammaire en évoquant un temps
rêvé où, passé le certificat d'études primaires, on n'en commettait plus. Ce que nous devons exiger de l'école d'aujourd'hui, c'est que la majorité des élèves qui lui
sont confiés disposent de mots suffisamment précis, de structures grammaticales suffisamment efficaces et de formes d'argumentations suffisamment organisées pour imposer leur pensée au plus près de leurs intentions et pour accueillir celle des autres avec infiniment de lucidité et de vigilance.
Depuis plus de trente ans, nous avons accepté – et parfois aveuglément encouragé – le regroupement dans des lieux enclavés de populations qui avaient en commun d'être pauvres. Elles se sont assemblées sur ces territoires de plus en plus isolés, non pas pour ce qu'elles partageaient en termes d'héritage explicite et d'histoire transmise, mais au contraire parce que, année après année, elles savaient de moins en moins qui elles étaient, d'où elles venaient et où elles allaient.
Ces cités, peu à peu abandonnées, sont devenues des ghettos dans lesquels les liens sociaux sont très relâchés et la solidarité quasi inexistante. Il faut reconnaître que notre système d'intégration à la française a finalement engendré des lieux honteux de repliement et de relégation.
Economies linguistiques
Quelle langue parle-t-on en ces lieux
confinés ? Qu'est au juste cette langue dite des banlieues, des cités ou… des jeunes ? Contrairement à ce que certains démagogues laissent entendre en vantant son « expressivité décapante » et sa « puissance créatrice », il s'agit en fait d'une langue réduite dans ses ambitions et dans ses moyens. Les mécanismes qui conduisent à ce « rétrécissement » sont assez simples à décrire. Il s'agit tout simplement de ce que l'on appelle le phénomène « d'économie linguistique ». Le terme « économie » signifiant ici « ajuster ses dépenses linguistiques aux exigences d'une situation spécifique de communication ». Plus on connaît quelqu'un, plus on a de choses en commun avec lui et moins on aura besoin des mots pour communiquer ensemble.
En bref, si je m'adresse à un individu qui vit comme moi, qui croit dans le même Dieu que moi, qui a les mêmes soucis et la même absence de perspectives sociales, cela « ira sans dire ». Je n'aurai pas besoin de mettre en mots précis et organisés ma pensée parce que nous partageons tellement de choses, nous subissons tellement de contraintes et de frustrations identiques que l'imprécision devient la règle d'un jeu linguistique perverti.
Les mots nouveaux, ou plutôt recyclés, sont toujours porteurs d'un sens exagérément élargi et par conséquent d'une information d'autant plus imprécise. Prenons l'exemple souvent vanté du mot « bouffon ». Bernard Pivot se réjouit de constater que ce mot ancien, tombé en désuétude, se trouve remis au goût du jour par les jeunes des banlieues. En fait, ce que l'on constate, c'est que le sens premier de « bouffon » dans le « bouffon du roi » portait une information précise et forte qui faisait que lorsque
l'on recevait ce mot, on n'avait aucun
doute sur ce qu'il évoquait. L'utilisation de « bouffon » pour qualifier un individu comme dans « ce kem, c'est un bouffon ! » ouvre un champ de signification infiniment plus étendu : il sert à donner une appréciation négative sur quelqu'un, quels que soient les critères qui la fondent et quelle que soit la nature du lien qui nous lie à cette personne. En d'autres termes, tout individu dont le comportement ne nous convient pas est un « bouffon ». On voit donc bien comment ce mot recyclé est devenu une sorte de « baudruche sémantique », prête à tous les compromis contextuels. Car si n'importe qui, à n'importe quelle occasion, peut être appelé « bouffon », ce mot n'a quasiment plus de sens, de même que souffrent de la même anémie sémantique « cool », « grave », « niqué »… Si ce langage fonctionne – et il fonctionne –, c'est parce qu'il a été forgé dans et pour un
contexte social rétréci où la connivence compense l'imprécision des mots.
Mais hors du ghetto, lorsque l'on doit s'adresser à des gens que l'on ne connaît pas, lorsque ces gens ne savent pas à l'avance ce qu'on va leur dire, communiquer devient alors un tout autre défi.
La ghettoïsation sociale engendre l'insécurité linguistique qui ferme à double tour les portes du ghetto : cycle infernal qu'une école, elle-même enclavée, se révèle incapable de briser. C'est la leçon que devraient méditer tous ceux qui, pour faire jeunes ou populaires, tentent de singer avantageusement ce langage rétréci alors qu'eux-mêmes et leurs propres enfants disposent de paradigmes étendus où chaque mot occupe sa juste place.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2005-10/inegalites-linguistiques.html?item_id=2663
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