Alain D'IRIBARNE

est directeur de recherche au CNRS, laboratoire d'anthropologie des institutions et organisations (LAIOS).

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Une profonde transformation des normes de travail

Le « e-travail » a modifié la notion d'emploi salarial et les compétences professionnelles requises par les entreprises, sans pour autant bouleverser les savoirs de base des métiers...

Pour convenablement expliquer « les changements qu'internet induit dans le travail », il faut, en toute rigueur, être capable de rendre compte des rencontres dynamiques qui s'opèrent entre des techniques, des organisations productives et des sociétés. Dans l'état actuel des choses, ce sont les « paradigmes économiques » qui tirent l'ensemble du système. Les techniques sont des « outils » qui sont « formatés » par les deux autres composantes de ce système, principalement par l'économique, sachant que la nouvelle génération de techniques qui, pour sim­plifier, relève de la « galaxie internet »1, a de nombreuses filiations avec les générations de techniques antérieures. Ensemble, elles font système.

Aujourd'hui, le modèle de production qui fait référence est un modèle de production « néo-artisanal de services numérisés ». Ce modèle s'inscrit directement dans la filiation du modèle précédent – celui de la production « postindustrielle de singularité standardisée » –, dont il constitue un développement2. On voit ainsi se substituer la « learning entreprise » à ce qui était la « lean entreprise », de même que le « knowledge management » au « management participatif ». De même, la logique de réseau, tout en se spécifiant, s'étend à travers les allégories associées à la « Net entreprise ».

Les normes d'emploi et de travail

Alors que le modèle antérieur tend à accroître les diversifications des normes de travail et d'emplois, celui-ci vient au contraire les unifier autour des postes de travail conçus comme des supports techniques de « nœud de réseaux » économiques et sociaux. Le poste technique de travail ainsi conçu devient en effet le support universel des activités professionnelles, quels que soient le statut juridique, la fonction ou le niveau hiérarchique exercés. Cette tendance à l'homogénéisation se fait en relation avec les rapports de temps et d'espace.

Du point de vue des normes d'emploi. La « Net compagnie élargie » à la recherche d'une profitabilité basée sur la « liquidité », tend à associer à des intégrations techniques et économiques des désintégrations organisationnelles et juridiques. Les possibilités de coopérer avec d'autres tout en étant ailleurs à travers le travail à distance, les réductions ou abolitions des contraintes du « présentiel », les organisations par projets « inter métiers », les fonctionnements itinérants, favorisent des formes diversifiées de télétravail associées à des agrégations de professionnels autonomes3. Cette autonomie professionnelle rapproche la norme d'emploi salarial de la norme de l'emploi indépendant. Il en résulte que peu de choses empêchent que ce mouvement se traduise par une pression pour un abandon du statut salarial au profit de celui de travailleur indépendant, d'où un sentiment de retour possible à la « précarité pour tous ».

Du point de vue des normes de travail. Le poste technique de travail, support médiatisé de la coordination/coopération, base de l'organisation collective et de son efficacité, devient le pivot des nouvelles conditions de travail à travers sa fiabilité, l'ergonomie de ses interfaces homme-machine et les modalités de fonctionnement de ses multiples connexions en réseaux. Ainsi « la souris » et le « double clic » seraient la source d'une nouvelle génération de maladies professionnelles4. De même, le travail étant de plus en plus souvent organisé en projets indépendants, le poste technique de travail devient le lieu support privilégié de conflits de priorités, conflits d'autant plus difficiles à gérer qu'ils se font sous une contrainte accrue des temporalités d'action liées à l'interactivité et au raccourcissement des délais de réalisation.

Ainsi, à l'angoisse de la pression du temps vient se superposer celle de la précarisation : conjointement, elles s'expriment massivement sous forme de stress. Enfin, le système technique devient le support privilégié du contrôle de l'activité puisqu'il permet à tout moment de connaître « en ligne », non seulement le temps de travail passé mais l'état d'avancement du travail confié ainsi que les modes opératoires suivis pour le réaliser. La crainte du contrôle se généralise donc. Plus globalement, c'est la question de la « transparence » et de sa signification qui est posée à tous5.

Des réponses autonomes

D'une certaine façon, la figure emblématique du « e-travail » est celle d'un emploi de technicien dans les centres d'appels de technicités intermédiaires ou supérieures, comme ceux qui fonctionnent en « assistance clients ». Le rôle du technicien est d'être capable de fournir dans des délais les plus courts et avec précision les réponses voulues aux questions posées que ce soit des demandes de renseignement ou de dépannage. Il dispose pour cela de son expertise propre assistée par le système d'information auquel il a accès via son ordinateur et, éventuellement, d'expertise de renfort6. Il fonctionne donc sur un «néo modèle artisanal » puisqu'il doit être capable de répondre à la demande du client de façon autonome en mobilisant tous les « savoirs de son métier », mais en même temps, il est entièrement sous contrôle de son système technique qui le guide et qui enregistre ses activités en temps réel, aussi bien en durée qu'en procédures suivies.

Plus précisément, ce qui est le plus nouveau avec les techniques associées à internet est que, là où se conjuguaient des contraires, donc des exclusions – centralisation ou décentralisation autonomie ou contrôle intensif ou extensif, etc. –, ces technologies permettent de conjuguer des associations, donc des inclusions au même titre que des exclusions. Elles permettent ainsi de puissamment brouiller les frontières de référence du « travail taylorien » construites autour de la relation espace/temps et des spécialisations qui lui sont associées : travail, loisir, formation.

Les capacités professionnelles requises

En accompagnement de ces renouvellements, c'est la hiérarchie des contenus des savoirs qui fait l'objet de profondes remises en cause. Ainsi de nouvelles exigences génériques apparaissent, s'exprimant en termes de capacités requises dans les usages des techniques, mais aussi « comportementales » en relation avec les aspects « culturels ». Ces nouvelles exigences résultent moins de problèmes d'appropriation liés à la diffusion des nouvelles générations de techniques, que des exigences formulées pour leur appropriation dans le cadre des contraintes productives précitées. Conjointement, elles constituent un principe unificateur à ce nouveau modèle.

Connaître les techniques et leurs usages. La diffusion massive et généralisée à toutes les formes d'activité de ces techniques, fait que leur apprentissage devient incontournable. La nécessité de connaître ces techniques et d'en maîtriser l'usage à des niveaux relativement élevés, résulte, d'une part, de leur fiabilité relativement limitée et, d'autre part, du durcissement des contraintes productives. Mais, ces techniques faisant système avec les anciennes qui leur sont préexistantes, les apprentissages de leurs usages ne peuvent se faire en dehors de leur réinterprétation systémique. Cela signifie concrètement que c'est la connaissance des zones de pertinence d'usage des différentes technologies disponibles en fonction des travaux à effectuer qui devient la base des capacités professionnelles en la matière, et non point les simples compétences manipulatoires traditionnelles.

Les capacités de métiers. D'un point de vue professionnel, ces capacités d'usage sont cependant moins essentielles que les capacités de métiers. En effet, dans la pratique, la relation entre les techniques génériques et les métiers est double. D'une part, l'usage des techniques s'exerce dans des contextes qui peuvent être éminemment variés, puisque constitués par les différents métiers de référence dans lesquels elles s'inscrivent. D'autre part, en dynamique, elles s'inscrivent dans des contenus de métiers qui sont eux-mêmes conduits à changer en fonction des évolutions dans les produits/services mis sur les marchés et en fonction des outillages et modes d'organisation mobilisés pour les produire : dans ce cas, leur diffusion concourt, par interaction, à la dynamique des métiers.

Mais, contrairement à ce qui est souvent dit, dans cette dynamique interactive, les savoirs de base des métiers restent remarquablement stables, les évolutions se faisant beaucoup plus par recomposition et hybridation des activités professionnelles existantes que par créations ex nihilo de nouveaux métiers qui mobiliseraient des savoirs nouveaux, rendant obsolètes les anciens. L'essentiel, ici, est que la mise en relation des capacités d'usages avec les capacités de métiers devient une source importante de brouillage des repères traditionnels. En effet, tant les contenus d'activités que les appellations perdent de leur signification en raison des relâchements qui peuvent être observés dans leurs correspondances.

Les compétences comportementales.
Elles viennent se superposer aux précédentes en raison des problèmes spécifiques que posent les technologies nouvelles mises au service d'une volonté managériale de coopérations intégrées dans des réseaux étendus qui dépassent les frontières traditionnelles des services, des entreprises et des États. La communication est en effet avant tout anthropologique et les outils de communication viennent buter sur les incompréhensions culturelles, que ces dernières relèvent des univers différenciés de métiers ou, plus largement, des univers de pays ou de civilisations. La connaissance, ou, du moins, la faculté à comprendre l'univers différent de l'autre, devient ainsi une composante essentielle des capacités professionnelles. Mais cette faculté n'est pas suffisante dans la mesure où la coopération requise s'inscrit dans un contexte de concurrence généralisée et renforcée. Il est donc demandé, dans un contexte de compétition, d'être capable de « loyalement coopérer » tout en acceptant le continuel « défi à l'autre ».

Pour finir, il nous faut aller plus loin dans l'examen des exigences comportementales en relation avec ce qui a été dit sur le stress. Dans la mesure où les activités professionnelles ont comme caractéristiques structurelles d'être instables et imprévisibles, de s'inscrire dans des univers relationnels flous et de générer de perpétuels conflits de priorité et d'intérêts, alors les capacités à faire face à ce type de situations deviennent, elles aussi, des compétences génériques.

  1. Pour reprendre le titre de l'ouvrage de Manuel Castells : La galaxie internet, Fayard, 2001.
  2. Il existe en effet de grands décalages entre ce qui est dit dans la littérature volontariste l'« e-entreprise », et la réalité.
  3. On utilise ici sous sa forme large, c'est-à-dire non limitée au travail « chez soi ».
  4. Le « double clic » provoquerait des lésions au niveau de la main, du poignet, du coude, de l'épaule, de la nuque et des cervicales.
  5. On connaît l'importance des problèmes juridiques qui sont associés à ces questions. Voir J.-E. Ray, Le droit du Travail à l'épreuve des NTIC, éditions Liaison, Coll. Droit Vivant, 2001.
  6. Voir par exemple : Institut des métiers, Centres d'appels et nouveaux modes de travail, France Télécom, 2001.

Bibliographie

  • Le développement des NTIC dans les entreprises françaises : premiers constats, in P.-J.Benghozi, P.f A. d'lribarne (dossier coordonné par) Internet en entreprise, Réseaux, Vol. 18 – n°104/2000 pp 33 à 57
  • A. Danzin,J.-P.Quignaux:, S. Toporkoff. Net Tr@vail : création: destruction de metiers, Economica,2001
  • lribarne (d') A,Tchobanian R. Technologies multimedia en réseaux et dynamiques des activités professionnelles : le cas de France Télécom. ln Formation Emploi, avril-juin 2003,n°82, " Les enjeux technologies de l'information et de la communication »,p. 91·105.
  • Ph. d'lribarne, Coopérer à la belge : la mise en œuvre d'une problématique d'un agenda électronique in Ph.d'lribarne, A.Henry,J.-P.Ségal, S. Chevrier,T. Globokar.Cultures et mondialisation. Seuil, coll.La couleur des idées, 1998, pp 41-61.
  • Y. Lasfargue, Technomordus, technoexclus ? Vivre et travailler à l'ère numérique, Paris, Les éditions d'Organisation,coll. Tendances, 2000.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2005-10/une-profonde-transformation-des-normes-de-travail.html?item_id=2664
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